Les civilisés/XXI
XXI
« J’aurais voulu, ma Sélysette aimée, vous envoyer chaque soir un baiser tout pareil à celui que j’ai mis sur votre front, la veille du triste départ. El cette pauvre joie, la seule qui aurait adouci mon exil, il me faut y renoncer : point de paquebot pour Saïgon d’ici à bien des jours ; le courrier de Cochinchine est parti d’Hong-Kong avant l’arrivée du Bayard ; cette lettre, j’ignore même si vous la lirez : quand et comment partira-t-elle ?
« Et vos lettres à moi, les recevrai-je ? J’en ai si grand besoin ! Vous êtes dans ma vie comme le phare qui nous a guidés l’autre nuit le long d’Haï-nan : sans lui, Dieu sait à quels écueils se serait jeté notre Bayard ; sans vous, je ne sais pas du tout où irait ma vie. Je ne veux même pas le supposer, parce que cela me fait peur. J’étais un malade, et vous avez été mon guérisseur ; mais, privé de médecin, il me semble que ma fièvre va me ressaisir…
« Je vous dis la des folies ; n’en riez pas. J’ai bien le droit de déraisonner un peu loin de vous. Petite fiancée, saurez-vous jamais combien je vous aime ? Songez que je n’ai jamais aimé personne avant de vous rencontrer ; songez que je n’ai point eu de sœur, ni d’ami ; songez que ma mère ne m’a pas caressé, et que mon père ne se souciait de moi que pour me choisir des collèges toujours lointains. C’est un cœur tout neuf que je vous apporte, un cœur qui n’a jamais servi ; et quoique vous soyez une petite sainte, et moi un mécréant, c’est moi qui de nous deux suis le plus naïf et le moins blasé : car ces mots mêmes que je vous écris, et qui ne savent pas être assez tendres, hier encore je les ignorais.
« Je vous écris dans ma chambre, — bleue maintenant comme vous la désiriez, — près de ce portrait que je vous ai volé un jour, et que je vous rendrai honnêtement, — le jour où je vous aurai, vous, en échange. Pour le moment, et malgré votre colère, je n’ai pas le courage de me priver de cette image, — mon talisman, mon fétiche, tout ce qui me reste de vous. — Sept jours, déjà, depuis que je vous ai quittée ! Et combien, avant que je vous retrouve ? Nous sommes à Hong-Kong, je le sais maintenant, parce que l’Angleterre et nous, avons eu une pique, et qu’on essaie de tout raccommoder par des poignées de mains et des bals. Qui peut deviner combien de bals et’ combien de shake-hands seront nécessaires ? Je ne veux rien savoir de cela, et je m’enferme à bord comme un malade que le bruit fatigue. Quand même, je ne suis pas quitte de tout. J’ai dû hier rendre des visites officielles aux mess anglais de la garnison, et le cuirassé de l’amiral Hawke s’apprête pour nous donner une fête colossale dans quoi bon gré mal gré il me faudra figurer. — Oui, hier, j’ai mis pied à terre, pour la première fois, et j’espère, pour la dernière : car ma promenade m’a serré le cœur…… Figurez-vous que mon palanquin, — ici, les voitures sont plus rares qu’à Venise, — m’emportait vers la ville haute par des rues en escaliers. J’ai voulu marcher quelques pas pour me délasser, et je suis arrivé dans une véritable allée de parc qui s’élève au flanc de la montagne, le long d’un torrent séché ; une allée verte et touffue si bien cachée parmi les arbres qu’on croirait le chemin d’un château de fées ; elle côtoie le ravin, elle l’enjambe parfois sur de petits ponts moussus et elle s’en protège par un garde-fou rustique ; les petits ponts en ogives ont l’air de portes d’abbayes délabrées ; le garde-fou est en grosse faïence, avec des balustres jaunes et des balustres verts. Tout cela silencieux, mystérieux, étroit, — étroit davantage parce qu’on devine, à travers la haie de palmiers et de fougères, la rade immense qui dort au pied de la montagne. Dans ce chemin fait pour deux amants, je me suis senti beaucoup plus seul et beaucoup plus loin de vous que l’instant d’avant, — et si triste que j’ai tiré mon mouchoir. Les porteurs du palanquin ont cru que j’essuyais mon front…… »