Les civilisés/XXIV

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Librairie Paul Ollendorff (p. 223-226).
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XXIV

M. Georges Torral à M. Jacques de Fierce.

« Mon petit, tu as quitté Saïgon l’esprit malade, — autant que j’en puis juger, moi qui n’ai plus l’honneur de tes confidences. Or, je prétends quand même être ton ami, et je viens te soigner. Voici mon remède : une pilule de vérité vraie ; avale et n’aie pas peur, ce n’est pas amer : il s’agit de Mévil, tu n’es pas en cause. Mais hodie mihi, cras tibi, hein ? Mévil est en train de gâcher piteusement sa vie, qui était belle et intelligente, — comme est la mienne ; — qui était une vie de Civilisé. Ce garçon lâche la raison pour l’instinct. Écoute son histoire, et fais-en ton profit, si tu peux.

« Mévil était un homme sensé, qui aimait les femmes, — toutes les femmes, sans préférence inepte pour celle-ci ou pour celle-là. Son désir, logique et précis, ne cherchait en elles que ce pour quoi elles sont faites : le coït. — C’était, sans conteste, un goût raisonnable. Mévil, en s’y attachant, fut très heureux durant pas mal d’années. Or, l’autre mois, il eut envie d’une femme, — après beaucoup d’autres, — et cette femme, par exception, le repoussa. Tu sais qui : ta chaste amie, la conjointe de cette brute de fermier d’impôts qui révolutionne le pays. — Peu importe, d’ailleurs. — Mévil, qui tient à ses idées, s’entêta. C’était exagéré mais tout le monde, peu ou prou, exagère : moi, je m’entête parfois à chercher d’inutiles solutions de géométrie pure. Il n’y a pas grand mal à tout cela. Le mal a commencé quand Mévil, pour cette maîtresse qu’il ne pouvait avoir, a jeté à la rue les maîtresses qu’il avait. — C’était un bon début de folie : les femmes n’ont pas plusieurs spasmes à notre service : qu’importe donc le marchand si la marchandise est identique ? Une préférence fondée nécessairement sur un détail ou un accessoire ne doit pas nous encombrer, dès qu’il s’agit de l’essentiel, — l’accouplement. — Mévil déraillait du bon sens. Il dérailla bientôt davantage.

« Il se toqua d’une seconde femme, — la petite Abel ; et cette fois, ce fut la folie complète. Si absurde qu’il fût à propos de la Malais, son amour pour elle avait encore une fin raisonnable : le désir ; il la voulait dans son lit. C’était du rut enguirlandé, mais enfin, c’était du rut. Pour la petite Abel, il donna dans le platonisme. Il l’aima sans savoir pourquoi, et d’un amour sans but qui confine à l’aliénation mentale. Car enfin, je suis le plus tolérant des hommes, et j’admets l’amour platonique, qui est une façon d’amitié : l’amitié intime de deux êtres qui pourraient coucher ensemble, et qui préfèrent philosopher à l’unisson. — Mais l’amour de Mévil pour Marthe Abel ? Ah ! non, laisse-moi rire : ils se sont vus au bal, au tennis ; il l’a entendu crier play et ready et il a constaté qu’elle ne valsait pas en mesure ; asseoir là-dessus de l’amitié, de l’intimité, un échange quelconque de sensations cérébrales, c’est l’imagination d’un bonhomme qui a dans sa poche un billet direct pour Charenton.

« Et Mévil en est là.

« Je le vois chaque jour, et je l’étudié avec infiniment de curiosité : c’est un beau cas pathologique. Les deux passions le rongent comme deux chiens un même os. Le matin, l’influence de sa nuit imbécilement chaste opère : il pense surtout à la femme Malais, et combine contre elle des plans assez naïfs : son habileté de jadis s’est évaporée avec son bon sens ; il ne sait plus imaginer que des séquestrations ou des viols ; et, sans plaisanterie, je crois que la cour d’assises le guette. — Le soir, autre guitare : soleil couchant, ciel rouge entre les arbres noirs, brise languide chargée de parfums lourds, — Mévil devient poétique, met une cravate feuille morte et fait l’Inspection dans son pousse argenté, pour saluer Marthe Abel avec des yeux pensifs. La nuit tombée, il rentre, dîne mal et couche seul. Ce régime ne l’engraisse pas. Rien de pire, pour un alcoolique, que d’être brusquement sevré d’alcool ; et Mévil est une manière d’alcoolique, qui a choisi les femmes en guise d’eau-de-vie.

« Mon petit, voilà l’histoire d’un homme autrefois heureux, parce que sage, aujourd’hui malheureux, très malheureux, parce que fou. La vie ne lui a pas suffi, il a voulu tâter de la chimère, — malfaisante drogue, qui empoisonne les gens. Mévil est empoisonné, et j’ignore s’il en reviendra, quoique je lui prodigue mes antidotes. Toi… mets ça dans ta cervelle, et des réflexions par-dessus. »