Les civilisés/XXVIII

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Librairie Paul Ollendorff (p. 250-264).
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XXVIII

À Saïgon, l’anxiété première s’était changée en curiosité, puis la curiosité en indifférence.

C’était trop long, cette révolte ; — et puis trop lointain : la guerre s’éternisait au fond du Cambodge, dans ces forêts marécageuses que personne n’avait jamais vues. — Une semaine, on s’était inquiété, troublé même. La vie maintenant recommençait, insouciante et nonchalante.

La saison chaude arrivait, la saison des pluies, du paludisme et de la dysenterie. Bientôt Saïgon serait an marécage, — ses belles routes rousses plaquées de glaise, ses jardins salis d’eau jaune ; il tomberait deux averses par jour, soir et matin, à heures fixes ; et ce serait fini des promenades, des tennis et des bals sous les étoiles. Il fallait jouir en hâte des derniers beaux jours, se rassasier de fêtes et de joies. On n’y manqua point. Saïgon vécut gloutonnement. L’histoire des villes est féconde en exemples de ce fait : que les catastrophes imminentes engendrent dans chaque cité une folie de plaisirs et de débauches qui ressort du fatalisme. Pour Saïgon, la révolte indigène était une menace et peut-être un présage ; — je présage obscur d’un danger plus terrible, d’une foudre inconnue suspendue sur Gomorrhe. Inconsciemment perspicaces, les Saïgonnais s’étourdirent et s’enivrèrent.

Le docteur Raymond Mévil ne se mêla pas à cette générale folie. Il était maintenant malade de plus en plus, et de corps autant que de tête. Mme Malais et Marthe Abel étaient devenues les deux pôles de sa vie, et deux pôles également inaccessibles ; il en oubliait de manger et de boire, et, qui pis était, d’aimer. Torral avait bien jugé, en le déclarant une façon d’alcoolique qui avait pris les femmes pour alcool : sevré brusquement de son eau-de-vie, Mévil dépérissait.

Cas pathologique, en somme. Mévil s’était débauché très longtemps, sans que sa jeunesse en parût altérée ou gâtée. Ses moelles pourtant s’étaient usées à ce perpétuel labeur. Elles n’étaient pas d’ailleurs des moelles saines, des moelles d’animal humain bien portant, normal : Mévil était un Civilisé, c’est-à-dire une plante de serre, modifiée, déformée, atrophiée par une culture maniaque, et devenue monstrueuse avec des feuilles naines, des fleurs trop grosses, et des pétales en guise d’étamines, — avec de la spéculation en place d’instinct, et un cerveau tout ensemble admirable et difforme. Ce cerveau-là d’abord s’était enfermé dans un égoïsme confortable, laissant aux sens leur liberté, et ne se mêlant pas à leurs jeux ; mais la gangrène des nerfs l’avait un jour gagné. Mévil, parvenu au bout de sa jeunesse écourtée, au bout de ses sensations émoussées, s’était tout entier, et d’un seul coup, détraqué et amolli. À ses appétits d’antan, succédaient maintenant des passions profondes et maladives ; — et c’était bien la floraison de la plante de serre, une floraison étrange et tragique, poussée par des engrais savamment pourris.

Mme Malais, bourgeoise honnête à mine de grande dame, et provinciale de France sauvée par son mari des contagions coloniales, était la femme la plus difficile à séduire. Les sens en elle ne parlaient pas, ni l’imagination ; elle n’offrait pas de prise ; par-dessus tout, elle aimait son mari. Mévil s’usa à la poursuivre, poursuite d’autant plus pénible qu’il y mettait tout ensemble sa tête et son cœur, et qu’il ne voulait pas seulement posséder cette Galathée, mais l’animer, l’éveiller, la transformer. Il la troubla seulement et lui fit peur. Elle flaira dans ce mondain qui la courtisait un être dangereux et mystérieux, un magicien capable de l’attirer, malgré elle, dans un royaume interdit, où mourrait sa fidélité conjugale, dont elle était fière ; — et sage, quoique tentée peut-être, elle se déroba aux attaques, et ferma sa porte à l’assaillant.

Mévil ne la vit plus que de loin, aux courses, au théâtre, à la promenade. Elle se détournait en l’apercevant, et se retirait s’il essayait de la joindre. À ce jeu, il s’exaspéra. Torral, spectateur attentif du drame, s’attendit à des violences et à un scandale. Mais Mévil, déjà, n’avait plus en lui l’énergie qu’il fallait pour être violent.

Il chassait deux proies, et ne savait pas lâcher l’une pour forcer l’autre. Elles l’entraînaient, — acharné, fou, — sur deux pistes différentes : Mme Malais lui représentait un idéal sensuel jamais atteint encore, Marthe Abel remuait en lui des fibres qu’il ne connaissait pas, et qu’il s’épouvantait de sentir vibrer : des fibres mystiques et superstitieuses, — les fibres d’un amour blême et glacé, — mortel. — Il pensait à l’amour des religieuses pour le christ de leur cellule. — Cette fille blanche et sereine, cette statue d’albâtre, ce sphinx égyptien magiquement animé, lui apparaissait comme une énigme qu’il voulait déchiffrer, ou mourir.

Il ne lui fit pas la cour : on ne fait pas la cour aux énigmes. Il ne l’assiégea d’aucune manière. L’idée qu’elle était faite comme sont les femmes, et bonne à donner du plaisir, ne lui vint jamais. Il l’aima plus chastement que Fierce n’aimait Mlle Sylva, et quand il médita de l’épouser, il ne songea pas à la nuit de noces : s’il y avait songé il eût reculé peut-être, pris de peur.

Épouser Marthe Abel. — Mévil fabriqua d’abord cette imagination dans une heure de fièvre. Le mariage venait, au milieu des principes et des règles de sa vie, comme un chien parmi des quilles. Au seul mot, Torral avait éclaté de rire ; Mévil honteux relégua l’idée dans son tiroir à folies.

Mais bientôt, les règles et les principes ne furent plus grand’chose pour lui. Amoureux qu’il était de deux femmes, et chaste envers les deux, il était devenu soudain impuissant à l’encontre de toutes les autres. Il ne pouvait plus aimer. Ç’avait été d’abord une répugnance qu’il n’essayait pas de vaincre ; mais il constata bientôt que c’était pis : une impossibilité. Torral, qui le soignait en ami, avait exigé qu’il conservât quelques maîtresses : il en usait comme un vieillard. — Il n’avait que trente ans ; mais sa mine était plus vieille que lui, et le désarroi de sa moelle se reflétait maintenant sur son visage, — toujours très beau, mais épuisé.

Alors, il comprit qu’il marchait vers le fond d’une impasse, et que toute porte était bonne pour s’en tirer. En même temps, la nouvelle du mariage de Fierce lui arrivait comme un exemple à suivre. Il reprit son projet, s’y accoutuma, et l’estima bientôt excellent et raisonnable, conforme à tous ses vœux même imprécis. Dès lors, il voulut engager l’affaire. Mais au premier abord, il vit les yeux de sphinx qui le fixaient de leur regard immobile, fut ébloui, ne paria pas et s’en alla.

Les yeux de Marthe Abel. — Mévil, seul, y songea pour la première fois. Qu’y avait-il, derrière ces froides lampes noires ? — Il avait aimé beaucoup de femmes, il les avait regardé vivre et s’agiter ; il connaissait leurs ressorts habituels, qui sont l’ambition, la vanité, la sensualité, — et la vénalité, en quoi tout se résume. Qu’y avait-il derrière les yeux de Marthe Abel ? Elle était un sphinx, aussi bien au dedans qu’au dehors. Il renonça à la deviner et s’encouragea de raisonnements pratiques. Mlle Abel avait vingt ans ; elle était fille unique, bien élevée, très jolie ; — oui, mais sans dot ; — pourri de dettes, le lieutenant-gouverneur ; — sans dot, et d’une beauté trop originale qui inquiétait et n’attirait pas ; — somme toute, difficile à marier. Lui, Mévil, était jeune, avait sa clientèle, sa réputation, et quelque fortune ; — beau parti, sans conteste. Pourquoi n’accepterait-elle pas ?

Pourquoi ? — Il se regarda dans une glace : il était beau, aussi beau qu’elle. — Il retourna le soir même chez Marthe, — et recula encore, peureusement.

Mais deux jours plus tard, battant le pavé dès le matin, il rencontra Torral, qui rentrait déjeuner.

— « Fierce arrive ce soir avec son Avalanche, dit l’ingénieur. J’ai passé tout à l’heure au Gouvernement : la révolte est finie ; du moins, ils le disent.

— Ah ! fit Mévil, Fierce arrive ? »

Le mariage Fierce-Sylva n’était plus un mystère, les bans venaient d’être publiés.

— « Oui, répéta Torral, Fierce arrive, le pauvre bougre ! Les Sylva sont rentrés hier du cap St-Jacques. À coup sûr, il passera sa soirée en famille. En famille, Fierce ! Ah ! je le croyais plus fort. Enfin, n’en parlons plus. Ce soir, nous deux, dînons-nous ensemble ?

— Je ne sais pas.

— Si tu ne sais pas, c’est oui. Il faut te secouer, mon petit. À huit heures, au cercle, ou un peu plus tôt, rue Catinat. »

Seul, chez lui, Mévil s’assit, la joue sur son poing.

Fierce rentrait ; Fierce allait se marier. C’était donc possible, aux Civilisés, malgré les débauches, malgré la fatigue, de se choisir une vierge et de l’épouser, comme font les barbares. — C’était possible. — Il s’enfonça, plusieurs heures durant, cette certitude dans le crâne. — À quatre heures, il commanda son pousse. Près de partir, il songea que cette demande qu’il allait faire ressemblait beaucoup à un duel. — Il avait assisté parfois à des rencontres ; il connaissait les drogues compatissantes qui affermissent les cœurs défaillants ; il but une fiole, — à tout hasard. — Les coureurs tonkinois trottèrent vite, trop vite.

Il faisait orageux, et le ciel était bas. Il avait plu le matin, — la première averse de la mousson ; et la pluie du soir s’apprêtait. Les rues étaient boueuses ; les coureurs s’arrêtèrent pour relever la capote et rabattre le couvre-pied de cuir ; Mévil trouva la halte courte. Comme le pousse arrivait devant le palais, les premières gouttes d’eau tombèrent. Mais les Tonkinois, d’un effort, escaladèrent le perron, et le maître mit pied à terre sous la colonnade du portique, sans mouiller ses chaussures de toile. Le factionnaire, précipitamment, rassemblait les talons et se raidissait, l’arme à l’épaule. Un boy, qui sortait du hall, s’effaça en hâte pour laisser passer l’Européen.

Mévil entra. Le hall était vide ; la porte du petit salon ouverte, — il avança. La fiole bue chauffait son sang ; il n’eut presque pas peur en voyant Marthe. Elle était là, seule, assise au piano ; elle lisait une partition sans jouer, ses mains très fines au-dessus des touches. Aux pas de Mévil, les nattes des dalles craquèrent. Elle tourna la tête, et vint au visiteur en lui tendant la main. Ils s’assirent face à face. Polie, elle le remercia d’avoir affronté l’averse : l’eau maintenant ruisselait aux vitres, et le salon, sombre à l’ordinaire, comme sont les salons annamites, prenait des airs de crypte ou de caverne. Mévil songea que c’en était peut-être une, la caverne du sphinx, dans quoi les victimes étaient déchirées.

Quand même, il manœuvra pour l’attaque. Mais plutôt que de marcher droit, il chercha un biais habile. Le mariage Fierce-Sylva lui vint à l’esprit.

— « Jacques de Fierce, dit-il, arrive ce soir du Cambodge. »

Mlle Abel s’étonna.

— « Êtes-vous sûr ? J’ai déjeuné ce matin chez Sélysette, qui n’en savait pas un mot.

— La nouvelle vient du Gouvernement.

— Tant pis : Les Sylva sont partis pour Mytho tout à l’heure, et ne reviendront qu’après dîner.

— Bah ! ils se verront demain. »

Les phrases s’enchaînaient mal. Il fit un effort ; — la question décisive lui semblait une montagne à soulever.

— « Un joli mariage, n’est-ce pas ?

— Très joli.

— Et qui sera heureux. »

Elle fit un geste d’ignorance.

« Vous ne connaissez pas Fierce. Il est mon ami de puis dix ans, et c’est la loyauté, la sincérité même, — Tant mieux pour Sélysette, qui mérite beaucoup de bonheur. »

Mévil regarda la pendule : dix minutes perdues, déjà. Il songea tout à coup qu’un visiteur pouvait surgir. Le fossé était là, qu’il fallait sauter. Il prit son élan.

— « Un mariage, c’est un exemple à suivre. Qu’en pensez-vous ?

— Un bon exemple, ou un mauvais ? »

Elle riait de son rire particulier, bref et sans gaîté

— « Un bon, affirma sérieusement Mévil. Quand le suivrez-vous ?

— Moi ? Je n’y pense pas encore, — pas du tout. — D’autres y pensent peut-être, en vous regardant.

— Croyez-vous ? » dit-elle, indifférente.

II brûla ses vaisseaux.

— « J’en connais… un au moins… qui n’aspire qu’à vous et ne rêve que de vous. »

Elle le regarda très attentivement.

« Et vous savez qui, acheva-t-il en se levant.

— Est-ce vous, par hasard ? » — Elle recommençait à rire.

— « C’est moi. »

Elle n’hésita pas une seconde.

— « Mon Dieu ! vous auriez dû me prévenir. C’est une déclaration ? ou une demande officielle ?

— Les deux. »

Elle riait toujours, on ne peut plus calme.

— « Mettons tout ça en musique, voulez-vous ? »

Elle s’assit au piano, plaqua deux accords, et lança ses doigts dans une sarabande de notes burlesques, brusquement achevée, sans transition, par une phrase en mineur, mystérieuse.

Elle se moquait de lui ; il s’irrita.

— « Je n’entends rien aux sonates. Celle-ci, que veut-elle dire ? oui, ou non ? »

Elle pivota sur son tabouret, et lui fit face :

— « Êtes-vous sérieux ?

— Plus que je n’ai jamais été.

— Vous voulez m’épouser ?

— Je ne veux pas autre chose.

— Pour tout de bon, sans rire ? »

Il crut à une coquetterie.

— « Sur mon honneur, dit-il chaleureusement, vous me ferez, en m’accordant cette main-là, la plus royale charité d’amour qu’une femme ait jamais pu faire ! »

Elle fit une moue de regret poli.

— « Voilà qui est bien dommage ; car cette charité, je ne peux pas vous la faire.

— Pourquoi ?

— Parce que. — En vérité, je ne peux pas. »

Il ne s’attendait pas à ce qu’elle tombât dans ses bras. Les femmes ne disent oui qu’une fois ; il le savait mieux que personne.

— « Mademoiselle, — il était debout, prêt à se retirer, — daignez m’écouter ; ceci n’est pas un jeu, il y va de mon bonheur et peut-être du vôtre. Vous savez qui je suis, mon nom, ma situation, ma vie ; j’ai de l’argent, sinon de la fortune ; la femme que j’épouserai sera heureuse de plus d’une manière.

Cette femme sera vous, ou nulle autre, car je vous aime passionnément, comme je n’ai jamais aimé. — Ne répondez pas ! pas encore. — Il n’y a rien dans mes paroles dont vous puissiez être offensée. Réfléchissez ; prenez du temps ; demandez conseil. J’attendrai deux jours, trois jours, une semaine… Et songez surtout que ma vie est à vous, et mon sort entre vos mains. »

Il s’inclina bas et marcha vers la porte. Debout, les sourcils froncés, Marthe Abel l’avait laissé dire. Elle le rappela.

— « N’attendez rien, monsieur, c’est inutile ; — elle parlait net, ses yeux froidement appuyés sur lui ; — je vous ai dit non ; ce non ne changera pas, — jamais. Je suis sensible, croyez-le, à l’honneur de votre recherche ; j’en suis même flattée, car je sais votre nom, votre vie, votre fortune, et tous vos autres avantages que vous avez eu le bon goût de me taire. Mais je ne veux pas me marier avec vous. — Mettons, par exemple, s’il vous faut absolument une raison de mon refus, que je suis trop jeune.

— Suis-je trop vieux ? je n’ai pas trente ans… »

Elle sourit, impertinente.

— « Ah ? je croyais davantage. Mais brisons là, s’il vous plaît. Je présume que cette discussion est pénible pour vous, autant que pour moi. Je vous ai dit non deux fois, et j’aurais cru qu’une suffisait à votre amour-propre, sinon à votre curiosité ? »

Il s’anima.

— « Il s’agit bien de mon amour-propre ! Il y a beau temps que je marche dessus pour vous. Voilà deux mois que je me suis fait votre ombre, deux mois qu’en vous aimant, j’ai renié ma vie, deux mois que Saïgon, qui m’a connu fier et dédaigneux, triomphe de me voir pris au piège. — Que m’importe ! C’est de mon cœur qu’il s’agit, non de ma vanité ; — de mon cœur qui ne peut se passer du vôtre, de mon cœur et de ma vie, car si vous me repoussez, je mourrai ! »

Elle le considéra avec curiosité et ironie.

— « Vous êtes très éloquent !… Je comprends beaucoup de choses que je n’avais jamais comprises… Dites-moi ? quand vous parlez à Mme Malais, sont-ce les mêmes phrases ? »

Il pâlit. — Le Sphinx était vainqueur ; l’énigme restait indéchiffrée. — Il regardait fixement les yeux noirs. — Elle ne voulait pas… Pourquoi ne voulait-elle pas ?

Il s’exaspéra soudain de sa défaite. Jadis, il avait su les mots insolents qui blessent les femmes dédaigneuses. Il tâcha de les retrouver, de s’en servir.

— « Tiens ? dit-il en reculant ; vous êtes renseignée plus que je ne croyais. Tant mieux : puisque vous avez commencé d’être franche, j’espère que vous le serez jusqu’au bout. Rien qu’un mot, et je m’en irai, — pour toujours. Si je me tue en sortant d’ici, je veux savoir pourquoi. Faites-moi cette grâce la raison de votre refus, la vraie ? »

Elle se rassit.

… « Je n’en ai pas à vous donner.

— Mais j’en ai peut-être à deviner, moi ? »

Elle se leva, hautaine, et chercha une sonnette.

— « N’appelez pas, fit vivement Mévil : je serais capable de vous manquer de respect devant vos boys. Achevons. Vous ne voulez pas m’épouser. Avez-vous pourtant de quoi faire la difficile ? Vous êtes pauvre comme une mendiante, vous le savez : espérez-vous rencontrer deux fois l’homme que je suis, prêt à vous prendre nue, prêt à payer les dettes de votre père ? »

Elle l’écoutait, les deux mains crispées l’une sur l’autre. Tout à coup, il la vit sourire, railleuse, orgueilleuse. Il s’arrêta court, une lueur dans son esprit.

« Niais que je suis ! Vous l’avez trouvée, votre dupe ! et voilà pourquoi… Qui est-ce ? qui ? »

Il cherchait furieusement, avec cette lucidité aiguë qu’on a aux heures de tension nerveuse.

Elle haussa les épaules. Son premier geste de colère réprimé, elle redevenait le Sphinx impassible, que les hommes ne savent pas offenser. Elle eut presque pitié de celui qui était là, bavant de rage devant elle.

— « Allez-vous-en, monsieur, » dit-elle simplement ; et comme il ne bougeait pas, elle fit elle-même deux pas vers la porte. Il osa porter la main sur elle, et la retint par un bras. Elle se dégagea, prompte comme un éclair, ses yeux étincelants dans son visage blême :

« Lâche ! cria-t-elle. Ah ! je n’avais pas tort en vous refusant tout à l’heure : je vous avais bien vu et bien jugé, sans courage et sans honneur, vil, flétri, ignoble ! Voilà, voilà pourquoi je ne veux pas de vous ; voilà pourquoi vous me faites horreur ! Regardez-vous dans cette glace ! Regardez-vous, regardez-vous donc ! »

Il regarda malgré lui.

« Vos yeux creux ? Vos joues vertes ? Mais toute votre vie dégradante, abjecte, est écrite sur cette figure-là ! Mais ça se voit, mais ça se lit, que vous n’êtes même plus un homme, à peine un pantin détraqué, dont les fils se cassent. Et vous parlez de m’épouser, de m’acheter avec vos quatre sous, moi qui suis jeune, saine, chaste ? vous qui êtes plus vieux que les vieux, et qu’on traînera bientôt dans la petite voiture des paralytiques ? Vous êtes fou ! Cela coûte plus cher que cela, d’acheter une vierge ! »

Il tenta de se redresser, affolé de honte.

— « Plus cher ? Combien ? — Je demande le tarif ! Et le nom de l’acheteur ! L’homme riche, la bonne dupe prête à tout, le cocu content ! Et parbleu, j’y suis : c’est Rochet ; il n’y a pas plus gâteux à Saïgon, ni plus millionnaire. — Et je me souviens très bien : je l’ai vu baver sur votre gant, un soir, chez le gouverneur ! »

Elle ne rougit pas.

— « Vous avez vu ? Tant mieux. Oui, je l’épouserai, si je veux, si je daigne ; — si la tristesse de la vie m’oblige, moi, pauvre comme une mendiante, à me vendre. L’acheteur, au moins, sera riche comme un roi. Vous… »

Du doigt, elle montra la porte. Ses yeux lançaient de la foudre. Il recula peureux.

Il recula ; deux chaises, heurtées dans sa déroute, trébuchèrent. Il se cogna au battant de la porte. Il regardait le tapis, n’osant plus lever son regard sur elle. Il la sentait sans la voir, — debout, raide et pâle, le bras tendu, — terrible.

Sur le perron, la pluie ruisselait encore : il ne s’en aperçut pas. Il s’enfuit.