Les civilisés/XVIII

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Librairie Paul Ollendorff (p. 192-201).
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XVIII

Quinze jours plus tard, le gouverneur général, près de partir pour Hanoï en tournée de printemps, donna le dernier grand bal de l’hiver. Tout Saïgon fut prié et quoique le palais du vice-roi d’Indo-Chine soit vaste, il fallut illuminer le parc, et cacher un orchestre parmi les arbres.

Les invités commencèrent d’arriver à dix heures. Ils étaient reçus par les officiers d’ordonnance et par la maison civile. Mme Abel, qui tenait le premier rang à Saïgon, — le gouverneur étant célibataire, — s’occupait des femmes, et tâchait que tout fût pour le mieux.

Le gouverneur, — ancien parlementaire très radical, — excellait aux représentations pompeuses. Il fit son entrée à onze heures, et ses lanciers tonkinois marchèrent devant lui dans le parc avec des torches. Il allait seul, faisant parmi ses hôtes une promenade de souverain. Les épaules nues se pliaient en révérences de cour, les smokings blancs cassaient en deux, leurs plastrons déjà humides de sueur. Lui passait, négligent, tendant deux doigts, jetant un sourire. Par derrière, la large diagonale du grand cordon d’Annam, complétait la silhouette autocratique, — silhouette calculée, voulue, et d’ailleurs, d’intelligente politique en pays d’Asie. Il se retira dans un salon gardé, et l’amiral d’Orvilliers l’y rejoignit seul avec le général en chef. Par les fenêtres ouvertes, on put de loin les entrevoir, causant sans gestes. Les Tonkinois, sabres nus, veillaient alentour.

Les danses alors commencèrent, les flirts aussi. Sur les dalles de marbre du grand salon, lequel, haut comme une église, recueille par ses fenêtres géantes toute la fraîcheur que peut fournir une nuit saïgonnaise, on dansa jusqu’à l’aurore, cependant que des couples s’égaraient derrière les massifs du jardin. Les robes claires se confondaient avec les uniformes blancs, et la fête étincelait, sauvée du deuil des habits noirs d’Europe. Dans le parc, sous la lueur falote des lanternes de bambou, la ronde lente des promeneurs tournait couleur de lune, comme un nocturne de Watteau.

Tout Saïgon était là ; — même, quoique ce fût une fête européenne, une fête des conquérants jouissant de leur victoire en la capitale conquise, des indigènes avaient été conviés, des mandarins souplement ralliés à la République, et que leurs anciens sujets maudissent au fond des cañhas. Le Tong-Doc de Cholon causait impôt avec Malais ; l’ambassadeur du roi de Siam éludait les questions du lieutenant-gouverneur. Dans un groupe de capitaines et d’enseignes, Mlle Jeanne Nguyen-Hoc, fille unique du nouveau Phou, se laissait impassiblement faire la cour. Jolie et fine, en dépit de sa race simiesque, mais plus mystérieuse et fermée qu’une antique statue d’Égypte, elle montrait un front lisse et des yeux froids, sous quoi nulle pensée n’était saisissable ; et rien peut-être ne battait sous le satin vert magnifiquement brodé qui couvrait son étroite poitrine ; — rien au moins qui fût compréhensible aux hommes d’Europe. Née Française et baptisée catholique, bien élevée dans un couvent mondain, elle savait valser, flirter, et se recueillir pour écouter du Beethoven ; mains souples et lèvres minces, elle savait aussi tout ce que savent les demi-vierges d’Europe : c’était écrit sous l’ironie ambiguë de son sourire. Mais tout cela, — vêtement ; — vêtement encore, l’ambition qu’elle ne cachait pas de choisir un mari français, qui lui donnerait droit de cité dans la nation conquérante ; vêtement d’étoffe parisienne, sous quoi l’âme asiatique se retranchait, défiant tous les viols ; — parce que l’âme asiatique, trop vieille et cristallisée dans son raffinement millénaire, ne sera jamais modifiée ni déchiffrée. Nul philosophe d’Occident, nul psychologue maître en sa science n’aurait pu discerner même la forme d’une des rêveries annamites de la fille du Phou Nguyen-Hoc.

…… Tout Saïgon était là. Et c’était un prodigieux pêle-mêle d’honnêtes gens, et de gens qui ne l’étaient pas, — ceux-ci plus nombreux : car les colonies françaises sont proprement un champ d’épandage pour tout ce que la métropole crache et expulse d’excréments et de pourritures. — Il y avait là une infinité d’hommes équivoques, que le code pénal, toile d’araignée trop lâche, n’avait pas su retenir dans ses mailles : des banqueroutiers, des aventuriers, des maîtres-chanteurs, des maris habiles, et quelques espions ; — il y avait une foule de femmes mieux que faciles, qui toutes savaient se débaucher copieusement, par cent moyens dont le plus vertueux était l’adultère. — Dans ce cloaque, les rares probités, les rares pudeurs faisaient tache. — Et quoique cette honte fût connue, étalée, affichée, on l’acceptait ; on l’accueillait. Les mains propres, sans dégoût, serraient les mains sales. — Loin de l’Europe, l’Européen, roi de toute la terre, aime à s’affirmer au-dessus des lois et des morales, et à les violer orgueilleusement. La vie secrète de Paris ou de Londres est peut-être plus répugnante que la vie de Saïgon : mais elle est secrète ; c’est une vie à volets clos. Les tares coloniales n’ont pas peur du soleil. Et pourquoi condamner leur franchise ? Quand les maisons sont en verre, on fait économie d’illusion et d’hypocrisie.

Le docteur Raymond Mévil arriva tard, et ne dansa pas. Il parut à peine dans les salons, et choisit le parc pour base de ses opérations féminines. Il ne chassait pas au hasard, ce soir-là, et guettait seulement Marthe Abel et Mme Malais, résolu à agir contre l’une ou l’autre. Mais la chance lui fut hostile : à l’angle d’une allée sans carrefour, ce fut Mme Ariette qu’il rencontra. Depuis quatre semaines, il avait manqué ses rendez-vous hebdomadaires, et ne put esquiver une explication.

Mme Ariette était une femme correcte, réputée la plus prude de Saïgon. La trahison d’un amant ne pouvait beaucoup l’émouvoir ; le trou creusé dans son budget par cette trahison lui était plus sensible.

— « Il me semble, dit-elle tranquillement, que ma rencontre ne vous plaît guère ? Pourquoi ? nous ne sommes plus rien l’un pour l’autre : vous me l’avez fait comprendre sans ambiguïté ; et quoique j’eusse préféré un adieu plus loyal, vous pouvez être assuré que je n’essaierai pas de vous ramener dans mon lit. »

Mévil, résigné, ébauchait une excuse.

« Je vous en prie !… laissons cela. Je ne vous en veux pas le moins du monde. Vous ne m’aimez plus, je ne vous aimais pas : restons bons amis. Un mot seulement pour finir : hier, j’espérais votre visite à mon jour… »

Mévil comprit.

— « C’est juste, dit-il avec insolence. Je vous dois un terme, puisque je n’ai pas donné congé… »

Il compta des billets sous la lanterne chinoise ; elle sourit, trop habile pour se fâcher.

— « Peut-on savoir, murmura-t-elle d’une voix délicate, si vous avez choisi votre nouvel… appartement ?… Je ne doute pas de votre goût ; mais vous avez peut-être des difficultés… d’emménagement ? puis-je, en amie, vous être utile ? je sais rendre ces services-là.

— Je n’en ai jamais douté, » fit le médecin ironique.

Une robe vert nil passa au bout de l’allée. Mévil crut reconnaître Mme Malais.

« Voici, dit-il promptement en donnant les billets ; nous sommes quittes ; et quant à l’autre affaire, n’en prenez point de souci : j’opère toujours moi-même. »

Ils se séparèrent. Mme Ariette retrouva son mari dans le salon de jeu.

— « Ma poche est déchirée, dit-elle, voulez-vous me garder ma bourse ? »

L’avocat couleur de citron prit négligemment la bourse, — et baisa la main.

Raymond Mévil cependant poursuivait la robe verte. Elle passa dans l’embrasure d’une fenêtre éclairée ; ce n’était pas Mme Malais. Déçu, le docteur chercha au fond du parc.

Sur un banc isolé, — mais point obscur, — il vit un couple assis, silencieux ; — Mlle Sylva et Fierce. Une jalousie triste le perça comme une épée.

Il marcha plus vite dans l’allée déserte. Contre un arbre, un homme s’adossait, qui le heurta au passage. Mévil, étonné, reconnut Claude Rochet le journaliste, qui, pour un soir, avait laissé son bouge ignoble du quartier Boresse. Il ricanait de sa bouche gloussante ; il trébucha pour ramasser un gant échappé de ses mains, — un gant de femme : Mévil aperçut les boutons multiples. Un flirt à Rochet, cette brute tombée en enfance, riche à millions, il est vrai… — Mévil, mordu de curiosité, courut jusqu’au bout de l’allée ; mais là, plusieurs femmes et plusieurs cavaliers bavardaient en groupe, Marthe Abel au milieu de leur cercle. Beaucoup de mains étaient nues. — Mévil oublia Rochet.

Plus tard, il joignit Mme Malais dans un salon vide. Il avait renoncé à obtenir de Marthe un tête-à-tête : elle dansait sans relâche, son carnet de bal plein et toutes les casquettes retenues. — La marquise blonde, très belle dans sa robe Louis XVI, retouchait ses cheveux devant une glace ; elle vit soudain Mévil derrière elle, tout proche, et elle se retourna comme effrayée.

— « Je vous fais peur ? » dit-il, très respectueux, Elle s’efforça de sourire.

— « Non ; mais j’ai été surprise… Il est bien tard, et je cherche mon mari pour rentrer.

— Pas avant de m’accorder un tour de parc ? » — Il suppliait. — « Rien qu’un tour ; je ne vous ai pas baisé la main de tout ce soir, et je ne suis ici que pour vous. »

Elle reculait et balbutiait. Une large silhouette s’encadra dans le chambranle d’une porte ; Malais entra, ironique et cordial.

— « Ah ! bah ? vous, docteur ? je ne vous ai pas vu de la soirée : Vous avez retrouvé l’anneau de Gygès ? — Partons-nous, ma chère ?

— Oh ! oui ! » dit-elle.

Seul, Mévil erra dans le parc avant de partir à son tour.

— « Vilaine journée, » murmura-t-il.

Le banc de Sélysette et de Fierce était vide. Contre son tronc d’arbre, Claude Rochet bavant s’était endormi.

« Vilaine journée, » répéta Mévil. — Il s’en alla, triste comme un vaincu.

Sur leur banc, — le banc qu’un jour elle avait sauté d’un bond de petite fille, — Sélysette et Fierce, deux heures durant, avaient oublié toute la terre.

Ils s’étaient réfugiés là dès le commencement. Comme elle était jolie à miracle dans sa robe blanche enroulée d’une ronce fleurie, tout le monde avait voulu danser avec elle ; si bien qu’elle avait prétexté un pied tourné pour échapper aux importuns. La vraisemblance, dès lors, exigeait qu’elle ne quittât point son banc ; elle n’en avait pas la moindre envie.

Il s’était assis tout prés d’elle. Ils échangeaient des paroles banales, et se taisaient souvent, — leurs pensées distraites coupant leurs phrases en tronçons absurdes. Ils n’y prenaient pas garde ; leurs yeux amis se rencontraient, et ce langage en valait un autre. La nuit chaste grillonnait dans les arbres lourds de rosée ; les lanternes mal transparentes tamisaient sur le banc une clarté jaune de chambre. Le bal était loin ; on l’entendait à peine à travers les feuillages.

Fierce songeait à toute sa vie. — Il remontait les années mortes, les voyages oubliés, l’adolescence terne, l’enfance délaissée au fond de la maison indifférente : — Jamais, nulle part, le souvenir d’une soirée si douce. Une gratitude enivrée gonflait son cœur et fondait ses moelles. Un désir violent et timide lui montait aux lèvres de crier à sa compagne des mots éperdus d’esclavage et d’adoration.

Elle, pensive, avait laissé glisser son éventail de sa main ouverte. Peut-être, en ses rêveries de vierge, avait-elle imaginé parfois un parc pareil et un banc solitaire, où quelqu’un lui jurerait des serments inconnus. — Elle ne retira pas sa main quand il la prit. Elle n’interrompit pas ses paroles tremblantes. Un frisson secouait ses épaules, et du rouge montait à ses joues.

Il parlait, très bas ; — les hibiscus eux-mêmes, qui penchaient vers sa bouche leurs corolles curieuses, n’entendirent pas sa voix. Il n’y avait point là un civilisé courtisant avec art une sensation neuve. Des lèvres sincères balbutiaient un aveu plein de crainte, et c’était une chose plus chaste que le baiser d’une mère à son enfant.

— « Cette main-là, — il osait à peine l’effleurer de ses doigts ; — cette main, on y mettra bientôt un anneau d’or. Vous choisirez, parmi ceux qui vous aiment, le moins indigne… Voulez-vous, voulez-vous que je sois celui-là ? »

Une angoisse terrible battait dans ses veines. Ses jambes faiblirent ; il fut à genoux devant elle.

Elle haletait comme une biche aux abois. Ses yeux baissés fixaient obstinément le sable.

Au bout de l’allée, un pas craqua. Tous deux, d’un sursaut, se relevèrent. Ils osèrent se regarder en face. Fierce tendit sa main.

— « Sélysette ?… »

Mlle Sylva rougit davantage. Elle avança timidement sa menotte moite, puis recula tremblante avec un beau sourire confus. Les hibiscus retinrent sa robe blanche. Elle murmura :

— « Si maman veut…