Les contes de la lune/05

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Thérien Frères Limitée (p. 39-49).


LE GOÉLAND


Je viens d’entendre de vifs reproches, mes petits enfants : on se fait gronder à tout âge !

Mes rayons, mes propres enfants, m’ont rabrouée ! Il n’y a plus de respect pour les vieilles dames ; c’est de l’air du siècle, paraît-il, qu’émane le sans-gêne.

— Quelle malencontreuse idée, mère Lune, d’avoir raconté cette triste histoire, hier soir ! Dirait-on que tu te proposes d’amuser ces enfants ? Leurs jolis yeux étaient remplis de larmes et nous avons vu des mamans pleurer, aussi !

Mes rayons ont peut-être raison ? je m’excuse de cette gaucherie, et vite, je vous amène au bord de la mer où vécut le goéland à qui arriva cette aventure et qui devint un philosophe.

Non, non, ne faites pas cette moue, mes petits ! Mon philosophe n’est pas de l’espèce humaine et ennuyeuse ! C’est un bel oiseau de mer qu’une tempête jeta brutalement sur un récif tout près de la plage. La patte brisée, saignant, seul sur la roche glissante, il essayait vainement de prendre son vol… il faisait très noir : quand on est malheureux, on endure mal l’obscurité !

À travers le fracas des vagues et du vent lui arrivaient les cris des oiseaux du Rocher Percé ; ils pleuraient comme des petits enfants, mais sa faible plainte à lui se perdait dans le bruit de l’orage.

Pendant qu’il se désespérait, je me frayais un chemin, comme je pouvais, derrière des remparts de nuages noirs comme de l’encre : je devinais que bien des âmes en peine appelaient ma lumière, mais c’était difficile d’avancer… Enfin, le mur, devant moi, se fit transparent, et sans paraître encore, je parvins à éclairer un peu les values affolées et le pauvre goéland immobile sur son brisant. Un autre que moi l’aperçut.

Un cormoran qui n’avait pu regagner son gîte avant la bourrasque, s’élança d’un creux de la falaise, cingla vers le rocher et, en passant, entendit les gémissements de l’oiseau blessé !

Apitoyé, il s’arrêta et vit toute la détresse du goéland.

Or, mes petits, vous saurez que Goélands et Cormorans sont des ennemis jurés. Les uns tout blancs, les autres tout noirs, se jalousent, se battent, et vivent chacun sur leur bout de rocher et malheur à l’imprudent qui franchirait les limites déterminées ! Mais le Cormoran était jeune et il avait bon cœur ; de plus, il avait souvent eu l’occasion de soigner des plaies : chez lui il avait une réputation de bon docteur. Pour les médecins, vous savez, il n’y a pas d’ennemis, il n’y a que des malades.

Voilà donc mon docteur qui trempe la patte meurtrie dans l’eau salée, et tirant de la mer de longs rubans de varech, il entoure solidement ce bandage autour de la fracture.

— « C’est fini, dit-il en se relevant, appuie-toi maintenant sur moi, coulons-nous dans la mer et étends tes ailes ; nous flotterons jusqu’à la grève, c’est à quelques pas. Je connais une grotte où tu seras à l’abri. »

Ainsi fut fait prestement et sans embarras. Le plus laborieux, c’était le trajet entre la mer et la caverne, mais la bande étroite fut franchie enfin, et le Goéland installé dans l’hôpital improvisé.

— Je reviendrai au petit matin, et je t’apporterai ta nourriture. Dors et ne te tourmente pas.

Et le bon samaritain s’envola, léger et heureux comme tout être qui a fait un acte de bonté.

Une vie nouvelle et un peu triste commença pour le pauvre blessé. Quand le soleil en face montait à l’horizon, enveloppait de rose l’île Bonaventure toute en fleurs, et que de l’immense rocher partaient les nuées d’oiseaux qui plongeaient joyeux dans la mer irisée de toutes les nuances imaginables, le malade s’agitait, se fâchait et, se cachant la tête sous les ailes, il pleurait toutes ses larmes.

— Ô mes belles ailes inutiles, qui traînez dans le sable, quand me porterez-vous loin de cette vilaine grotte !

Il réfléchissait peu, car il aurait vu quelle chance il avait eue dans son malheur !

Fidèlement, le Cormoran lui apportait des petits poissons, tout frétillants, qu’il allait pêcher au creux des vagues, et aussi, des touffes d’une verdure dont les oiseaux de mer sont friands.

Il lui prodiguait sa science et ses soins entendus ainsi que la douceur de sa présence et l’austérité de sa morale.

— Encore maussade ! grondait-il. Qui m’a empêtré d’un malade grognon qui n’a même pas le souci de lisser ses plumes ! À rien ne sert d’être de mauvaise humeur, mon garçon, il faut rester ici jusqu’à ta guérison. Profite de ton séjour à l’hôpital pour t’instruire, car sans offense, tu ne sais rien de rien, mon pauvre Goéland ! Tu as pris ton plaisir dans l’espace et les vagues, sans te soucier des autres, tu as attendu ta nourriture du travail des pêcheurs ; réfléchis un peu et tu verras que cette retraite forcée fera de toi un brave oiseau, un sage même, comme je le suis moi-même !

Et fier de lui, il se rengorgeait dans ses plumes noires.

Filant de biais, à la façon des cormorans, il s’éloigna à tire-d’ailes, et son malade, pour la première fois de sa vie, se mit à réfléchir.

— Tout ce qu’il a dit est vrai, conclut-il ; je vais essayer de mettre ses conseils en pratique.

Quand il put marcher jusqu’au seuil de la grotte, il s’amusa à observer les innombrables vies de la plage qu’il avait dédaignées : escargots, pétoncles, petites écrevisses, minuscules tortues allaient, venaient à marée basse se promener dans les cailloux roses, verts, bleus et brillants ; la vague les reprenait pour les ramener dans les jardins de la mer où poussent les grandes algues et les mousses délicates.

— Si je les mangeais ? lui soufflait sa gourmandise.

— Non, non, répondait son bon cœur qui commençait à vivre ; Cormoran m’apporte plus qu’il ne m’en faut, laissons les escargots promener leur maisonnette sur leur dos et toutes les petites bêtes roses et vertes chercher le soleil à l’abri des grosses pierres. Elles sont jolies, amusantes et inoffensives, qu’elles vivent !

Il devenait très sage, notre Goéland, et sa patte, délivrée du bandage encombrant, se cicatrisait et se ressoudait à merveille dans le bon air salin et le repos forcé,

— Quand pourrai-je marcher ? demandait-il en pleurnichant au docteur impassible.

— Quand je te le permettrai. Veux-tu risquer une chute ou une rechute ? Tu as appris la bonté, pratique maintenant la patience ! Tu n’y auras pas grand mérite, d’ailleurs, tu as une vie douce et ta guérison est certaine.

Cormoran veillait à ce que la vanité ne gâtât pas les résultats de sa belle éducation.

Enfin, le patient reçut son congé. Il était si transporté de joie qu’il s’enleva de terre sans dire merci ! Confus, il revint de suite, et se posant sur le sol, à côté du cormoran un peu déçu : « J’ai failli paraître un ingrat ! Pardonne-moi, c’est que je suis fou de joie ! Merci mon sauveur, tu m’as conservé la vie, remis la patte et tu m’as fait trouver mon cœur ! Entre nous, c’est à la vie et à la mort ! »

Et ouvrant ses grandes ailes, il monta, monta, traversant l’espace de son vol puissant et gracieux, et ses ailes d’argent brillaient comme des bijoux dans l’azur ensoleillé.