Les courses de taureaux (Espagne et France)/07

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Les courses de taureaux : Espagne et France
E. Maillet (p. 81-89).


VII

Progrès du mal


Interdit à Paris et à Bordeaux, l’immoral spectacle se reproduit, en 1864, à Nîmes. Le préfet en surveille les préparatifs ; il préside la fête. J’abrège le récit d’un témoin indigné, M. Frédéric Béchard :

Le premier taureau s’élance dans l’arène : les capadores l’écartent, l’irritent avec leurs capes. Les picadores poussent leurs chétives montures, se rapprochent de l’animal, lui enfoncent leur trident dans les reins, et font jaillir le sang. Puis les flèches des banderilleros sont accrochées profondément à ses flancs. Le taureau, furieux, affolé, beuglant, parcourt l’arène. Déjà s’éveille dans la foule, parmi les étrangers, un sentiment de répulsion. Les timbales sonnent la mort. Tato s’avance au pied de la tribune municipale, et s’exprime ainsi : « Monsieur le gouverneur et toutes les autorités qui avez bien voulu m’appeler dans cette cité, et m’honorer de votre présence, je vous fais hommage de la vie de ce taureau que je vais sacrifier, avec votre permission, en l’honneur des jolies dames de Nîmes. »

L’espada plonge sa lame dans le cou de l’animal qui reste debout ; il n’est qu’à demi-mort. Un cri d’horreur s’élève ; Tato rejoint la victime qui s’est éloignée, et l’achève.

On amène un second taureau. Cette fois, c’est Recatero qui reprend l’épée, et s’avance. Les profondes piqûres des banderilles inondent déjà de sang la pauvre bête, qui beugle douloureusement, sans attaquer, sans se défendre. L’émotion du public devient générale. Recatero, troublé, frappe d’une main mal assurée son premier coup ; il retire sa lame fumante, rouge jusqu’à la garde ; mais le taureau, l’œil injecté, le regard terne et vitré, la bouche écumante, ne tombe pas : il reprend sa course pantelante ; le sang s’échappe de la plaie à gros bouillons. Un cri universel d’indignation, de dégoût, éclate dans l’amphithéâtre. L’homme — l’assassin — revient à la charge. C’est une nouvelle et hideuse blessure de plus, voilà tout. Le taureau, éperdu, mugissant, cherche à fuir ; nouveau coup d’épée : il vit encore ! Le matador, confus, blême, effrayé par l’orage populaire qui gronde autour de lui, frappe encore… À quatorze reprises, l’épée pénètre dans le cou, dans l’épaule, dans les flancs de la victime. La mort ne vient pas. La colère du public est à son paroxisme. De toutes parts on crie : « Assez ! sortons ; c’est une boucherie, nous nous déshonorons, fermez l’abattoir ! » Clameur immense, prolongée, formidable de vingt mille hommes debout, gesticulant, menaçant, montrant le poing au torero, pour mettre un terme à cet abrutissant scandale, invoquant l’intervention de l’autorité, qui reste immobile sur son siège ; on jette des oranges, des pierres, des chaises, tout ce qui tombe sous la main, à l’espada consterné.

Enfin, après un dernier coup, au milieu de ce tonnerre d’imprécations, de huées, de sifflets, de cris d’horreur, le taureau s’affaisse, tombe sur ses genoux, en face de la loge administrative comme pour demander grâce, et tend la tête au couteau libérateur. Le cachetero ne l’achève qu’au troisième coup de poignard.

Quatre autres victimes se succèdent : pour toutes les mêmes banderilles, le même trident ensanglanté, la mort pour dénouement, et jamais la mort foudroyante.

La seconde journée ressemble à la première, avec un peu moins d’horreurs pourtant. Mais la foule avait en partie disparu. Les chaises réservées des premiers rangs seraient restées vides, si le public des petites places ne les avait violemment envahies.

Dans une Cour d’assises, on avait à juger un crime scandaleux : le président s’adressa, dans ces termes, à l’auditoire où les hommes n’étaient pas en majorité : « Nous allons entrer dans des détails que la décence ne permet pas aux dames d’entendre : j’invite les femmes honnêtes à se retirer. » Personne ne bougea. Après un instant, il reprit : « Maintenant, huissier, faites sortir les autres. »

À Nîmes, les gens délicats, ceux qui n’aiment pas les plaisirs féroces, n’étaient pas revenus aux arènes ; les autres seuls se pressaient dans l’enceinte.

Le grotesque et l’horrible se sont montrés dans cette farce lugubre, entourée de solennité. Des lazzis s’échangeaient ; des dames se sont évanouies, tant leur émotion était profonde ; et, non loin d’elles, une jeune fille de seize ans, Mlle R…, de Marseille, appartenant à une famille riche, considérée, et qu’il ne convient pas de désigner davantage, battait des mains, avec des cris d’enthousiasme et de passion. On l’a vue se lever, l’œil en feu, gesticuler, et jeter un beau porte-cigare à Tato, l’élégant égorgeur, si chéri des manolas de l’Andalousie.

Cet homme a reçu les félicitations du préfet, qui lui a remis, au nom de la ville, une couronne et une médaille d’or !

Deux ans se passent sans que cet outrage à la raison, à la morale, à tous les sentiments humains ose se reproduire. Au département des Landes était réservé le déshonneur de ramener en France des scènes hideuses que des esprits généreux s’efforcent d’abolir, même en Espagne, et que Juarez vient d’interdire, au Mexique[1]. Au mois de juillet 1865, dans l’arène de Mont-de-Marsan, seize chevaux sont percés de coups de cornes, misérablement éventrés ; treize taureaux sont massacrés sans résistance. Pour ajouter à l’ignoble spectacle, un enfant de dix ans, bourreau précoce, s’acharne sur trois de ces animaux, qu’il égorgille, et tue à coup d’épée. À Murcie, dans la Péninsule, on a vu mieux encore : on a vu des jeunes filles remplir le rôle de matador.

« On se demande, dit le journal de la Gironde, si on est revenu au temps de la barbarie. »

À Nîmes, pour célébrer la fête de l’Empereur, on renouvelle, en l’aggravant, le scandale de 1863. Dix mille spectateurs, hommes, femmes et enfants, devenus de féroces amateurs, dégustent, pendant cinq heures, le carnage dans les arènes. Plus heureux qu’en 1863, ils voient, en un jour, étriper cinq chevaux, dont on a bandé les yeux, qui perdent leur sang, qui traînent leurs entrailles fumantes, râlant, et forcés par l’éperon à promener dans le cirque leur agonie.

À la première annonce des courses, la Société protectrice des animaux avait sollicité du préfet des Landes et du préfet du Gard l’interdiction de ces amusements immoraux.

Voici la lettre ferme et digne que le secrétaire-général a écrite, que j’ai signée et adressée, en qualité de vice-président, le 30 juillet 1865, au nom de la Société :

« Monsieur le Préfet,

« C’est avec un sentiment des plus pénibles, que la Société protectrice des animaux apprend que Nîmes va encore offrir à sa population le spectacle sanglant des courses espagnoles. Le pitoyable résultat de celles qui viennent d’avoir lieu à Mont-de-Marsan, et contre lesquelles s’élève la presse, ne suffit donc pas pour condamner cet emprunt fait à l’étranger ? Les intérêts de la civilisation sont donc méconnus dans le midi de la France ? Quel profit peut-il résulter de ces tueries, pour compenser le tort qu’elles font à l’éducation populaire ? Et c’est au moment où la Société protectrice, avec l’assentiment de Son Excellence le ministre de l’Instruction publique, engage les instituteurs à inspirer à leurs élèves la compassion envers les animaux, que de pareilles fêtes vont étaler pompeusement leurs atroces succès ? De quel droit, dira-t-on à l’enfant d’épargner les animaux, quand il aura vu les hommes en mutiler sous ses yeux, l’enthousiasme des spectateurs saluer le carnage, et l’autorité elle-même encourager ces actes par sa présence ? »

Dans toute la France, dans les départements du midi même, l’opinion publique s’est émue de dégoût contre les bourreaux, de pitié pour les victimes, d’indignation contre les promoteurs ou les complices de ces saturnales. D’unanimes protestations se sont élevées dans la presse, adjurant la Société protectrice d’intervenir, lui reprochant une inaction dont elle n’était pas coupable.

Quelques journaux ont gardé le silence ; aucun n’a donné son approbation ; presque tous ont sévèrement blâmé ; tous mériteraient d’être cités ici ; je me borne à deux extraits :

« Nous n’avons pas, dit la Patrie, à faire de la sentimentalité ; mais nous ne croyons pas que l’âme la plus virile ait rien à demander à de pareils spectacles. Quant à leur immoralité, elle se dénonce trop d’elle-même pour que nous ayons à la signaler. On apprend à être farouche, comme on apprend à être humain. C’est affaire d’enseignement, et malheureusement les impressions que laissent après elles les courses dont nous parlons sont de la nature la plus odieuse, pour ne pas dire la plus révoltante. »

Le Siècle va droit au but : « Nous n’insisterons pas, dit-il, sur ces scènes dégoûtantes, où de malheureux chevaux, sacrifiés d’avance, livrent leurs flancs amaigris à la corne du taureau, où d’ignobles cavaliers éperonnent encore de pauvres animaux qui marchent sur leurs entrailles pendantes. Ces arènes transformées en charnier, ces spectateurs applaudissant à une tuerie, est-ce là un spectacle à donner au peuple ? Les Nîmois d’aujourd’hui sont-ils donc les Nîmois du temps de Tibère ? Demandons tout simplement aux maires et aux préfets d’appliquer la loi Grammont, au lieu de la violer ouvertement, comme viennent de le faire le maire et le préfet de Nîmes. »


  1. La Liberté, 13 février 1868.