Les courses de taureaux (Espagne et France)/08

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Les courses de taureaux : Espagne et France
E. Maillet (p. 91-98).


VIII

Lettre pastorale


Voici l’extrait fidèle de la lettre pastorale adressée par l’évêque de Nîmes au clergé et aux fidèles de son diocèse contre les courses de taureaux, et que plusieurs journaux ont reproduite en entier :

« … En condamnant ces jeux, nous pressentons qu’il en est beaucoup à qui notre sévérité paraîtra tout à la fois étrange et désagréable… L’ardent intérêt que nous vous portons ne reculera point devant l’impopularité d’une exhortation que nous regardons pour nous comme obligatoire, et pour vous comme nécessaire…

« … Il y a deux espèces de Courses de taureaux : les unes sont traditionnelles dans ce pays ; les autres, de temps en temps, nous viennent de par-delà les Pyrénées. Ces deux genres de combats ne sont ni dangereux ni sanglants au même degré ; mais tous les deux sont incompatibles avec le véritable esprit chrétien… Pourquoi ramener les taureaux à ces tortures dont le christianisme avait délivré leur race ?… Quand le double stimulant du fer et de la douleur les aura comme embrasés de rage ; quand ils courront en désespérés dans l’enceinte du combat, remplissant l’air de leurs mugissements, la joie de l’assemblée sera profonde et croîtra pour ainsi dire avec les angoisses de la bête irritée…

« Quel est cet autre animal qui succombe avec le taureau et par la violence du taureau lui-même ? Ne reconnaissez-vous pas celui que Job a peint dans un si fier langage ? C’est le cheval… Ceux qui le montent le précipitent sur le taureau pour l’irriter… Le taureau, déchaînant contre lui toutes les fureurs d’une corne meurtrière, s’efforce de le blesser à mort. Quand il a fait une victime, il en poursuit une seconde. Plus il les multiplie, plus il est agréable aux spectateurs…

« Ces jeux ne sont attrayants que par le côté du péril et de la souffrance… On a vu le taureau soulevant des toréadors avec ses cornes, les lancer dans les airs… pour les laisser retomber sur le sol de l’arène, meurtris, broyés, expirants, et joignant un cadavre d’homme aux cadavres des bêtes… Prétendra-t-on qu’il est inouï que le taureau ait franchi les barrières destinées à défendre la foule, et porté l’effroyable péril de sa rage parmi les spectateurs épouvantés ? Si ce malheur est rare, demandez à vos souvenirs si vous n’avez pas vu ou entendu raconter quelques-uns de ces accidents sinistres ? Demandez à l’Espagne si ce sont des chimères ; l’Espagne qui, presque chaque année, dans ces jeux homicides, voit périr plusieurs combattants ; Espagne qui, pour attester qu’elle croit aux dangers même mortels de ces jeux homicides, place près du cirque, au moment du spectacle, un prêtre avec les saintes huiles, pour administrer ceux que les taureaux auraient frappés d’un coup sans espoir. Demandez enfin à tous les historiens qui se sont occupés d’enregistrer les catastrophes de nos modernes amphithéâtres, et vous saurez combien d’agonies se sont mêlées à l’ivresse de ces sanglantes fêtes,… dans ces luttes où la fureur des animaux et leur mort est le but direct, le plaisir envié ; où le trépas de l’homme est toujours une chance qu’on accepte, un dénoûment auquel on se résigne froidement, si l’on n’y applaudit pas…

« Dans l’enceinte où se livrent ces assauts sanglants, non-seulement des hommes, mais des femmes, mais de jeunes filles, mentant à la délicatesse de leur nature, abdiquant les saintes susceptibilités de leur tendresse, ne rougissent pas de contempler comme un amusement ces atrocités dont la pensée seule devrait leur faire horreur.

« Nous dépassons les Romains !… Les Romains disaient autrefois : « Du pain et des jeux. » De nos jours, certains hommes du peuple, qui ont peine à vivre, vont plus loin, et diraient volontiers « Des jeux et puis du pain, si c’est possible. » Ils aggravent leurs privations et celles des personnes qui les entourent,… jusqu’à vendre ou engager certains objets qui leur sont nécessaires, afin de se procurer l’argent dont ils ont besoin pour entrer dans le théâtre de ces luttes cruelles…

« On se passionne pour ce qui devrait révolter… L’aspect d’une plaie entr’ouverte, la pourpre du sang qui coule exercent sur les yeux la plus irrésistible des fascinations ; le moment où la foule tressaillie avec le plus d’exaltation,… c’est quand un coup plus sinistre que les autres vient d’épouvanter l’arène…

« Les femmes chrétiennes, qui ne peuvent souffrir une larme à la paupière de leur enfant ; qui souvent ne peuvent voir un malade sans défaillance ; qui ne sauraient supporter le spectacle d’un oiseau blessé, prennent, dans ces courses terribles, une nature de bronze. On les voit ordinairement plus nombreuses que les hommes aux exécutions capitales ; le sont-elles moins aux courses de taureaux ? Nous ne pourrions le dire ; mais ce qui est sûr, c’est qu’elles n’y sont pas moins passionnées… Elles agitent les bras, elles poussent des cris aux moments solennels, avec une fougue, des élans, des convulsions qui révèlent quelle fumée le sang répandu fait monter à leur tête.

« Tel est l’incendie allumé par tous les spectacles sanglants ; quand on les a vus, on veut les revoir encore… Ils auront été monstrueux et dégoûtants ; … au lieu d’une lutte, on n’aura rencontré qu’une boucherie… Au spectacle prochain, la même multitude reviendra prendre sa place, au risque de rencontrer les mêmes horreurs… Le sang, une fois bu par les yeux, excite une soif intarrissable. Elle se contente aujourd’hui de voir les hommes lutter contre les taureaux ; avec la répétition de ces scènes cruelles, les cœurs s’endurciraient, et viendrait une époque où, sans scrupules, les uns ressusciteraient les odieux combats des gladiateurs, les autres courraient avec fureur applaudir à ces jeux inhumains…

Au sein d’un pays comme le nôtre, où règne tant de mobilité dans l’ordre social, où les révolutions sont si faciles et fréquentes, il est bon de ne pas développer dans la nation des instincts farouches, dont elle pourrait abuser ensuite, dans un moment de trouble et de chaos, pour se déchirer elle-même, dans de sanglantes saturnales… »

Qu’ajouter à de si nobles et éloquentes paroles ? Rien, si ce n’est qu’elles sont restées impuissantes !

On voulait amuser le peuple : on a réussi. Et pourtant le spectacle espagnol n’a pas eu là tout l’attrait émouvant qu’il comporte : un homme blessé à mort, les affres de son râle et de son agonie.

Quand une exécution capitale sera jugée nécessaire à Nîmes, qu’on ouvre les arènes, pour y dresser l’échafaud ; qu’on mette les places à des prix raisonnables, on aura la foule ; et l’on pourra, comme à Marseille, entendre, au milieu des lazzis et dans l’impatience de l’attente, un chœur de dix mille voix préluder ironiquement aux apprêts funèbres. La veille des courses de taureaux à mort, des milliers de Marseillais s’étaient réunis à la plaine Saint-Michel, où l’on devait guillotiner l’assassin Picot. La plate-forme resta vide. Les amateurs, qui s’ennuyaient, se prirent à hurler l’hymne des morts et le Miserere.

Les amateurs Nîmois n’ont pas vu couler le sang humain.

Qu’ils retournent aux Arènes. Afin de les dédommager, on fera, pour eux, écraser chaque jour un taureau par un éléphant, en attendant qu’ils aient sous les yeux, aux courses de 1866, le cadavre du banderillero Matheo Cabrera, éventré, transpercé par la corne du taureau.

Heureuse population, pour qui l’on varie ingénieusement les plaisirs honnêtes, laisse-moi simplement rappeler, à bon entendeur, qu’il existe une loi protectrice des animaux ; qu’à Nîmes, comme ailleurs, la violer ouvertement, au lieu de la respecter, et de la faire appliquer, c’est donner un mauvais exemple.