Les délices du Pais de Liége/Établissement de la religion

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Everard Kints (1p. 10-22).


ÉTABLISSEMENT

De la Religion Chrétienne dans le Païs de Liége.



La providence permettant que les habitans du Païs de Liége fuſſent dépouillés de ce qu’ils avoient de plus précieux ; que leur Patrie fut détruite, que les richeſſes leur fuſſent enlevées, & que la liberté leur fut ravie ; leur préparoit des avantages infiniment plus conſidérables. Elle ſe ſervit de cette voie, pour leur faire mieux goûter l’excellence des faveurs, dont elle alloit les combler.

Le Prince des Apôtres eut à peine ſondé l’Égliſe de Rome, qu’il envoïa dans la Baſſe Allemagne, trois de ſes Diſciples, Euchaire, Valére & Materne, pour y anoncer l’Évangile.[1]

Ces trois hommes Apoſtoliques commençant leur Miſſion dans le Païs de Tréves, y enſeignérent & établirent la Religion. Euchaire y gouverna pendant vingt-trois ans, l’Égliſe qu’ils y fondérent. Elle fut après ſon décès, gouvernée pendant quinze ans par Valére, & enſuite pendant quarante par Materne.

L’époque de leur arivée au Païs de Tréves eſt fixée par les plus exacts Cronologiſtes[2] à l’an cinquante-deux ; celle du décès d’Euchaire à l’an ſoixante-quinze ; & celle de la mort de Valére à l’an quatre-vingt-dix. Ce fut donc cette année, que Materne fut chargé du gouvernement de l’Égliſe de Tréves.

Lorſqu’il la vit ſolidement établie, il étendit ſon zéle aux Païs voiſins. Il passa dans celui de Cologne, & y jeta les premiers fondemens de l’illuſtre Métropole de ce nom. Il entra dans le Païs de Liége, y prêcha, & y fit recevoir la Religion ; bâtit des Égliſes en pluſieurs endroits, & une entre autres dans la Ville de Tongres, qui étoit alors la Capitale du Païs.

Il gouverna juſques à ſon décès, dont on fixe l’Époque à la trentiéme année du ſecond Siécle, les Égliſes de Tréves, de Cologne, & de Tongres. Celle de Tréves le conte pour ſon troiſiéme Évêque. Celle de Tongres, le place à la tête des ſiens. Le Païs de Liége en général, le reconnoit pour ſon premier Apôtre.

Deux Hiſtoriens modernes[3] qui paroiſſent n’avoir rien négligé, dans la récherche & la découverte de la vérité, lui donnent pour Succeſſeurs à l’Évêché de Tréves, les Prélats ſuivans.

Auſpice. André.
Celſe ou Serein. Ruſtique.
Fœlix. Auctor.
Manſuete. Maurice ou Fabice.
Clement. Fortunat.
Moïſe. Baſſien ou Caſſien.
Anaſtaſe. Marc.
Martin. Navite.

L’on ne ſait rien de particulier au ſujet des quinze premiers, ſinon que l’Égliſe de Tréves les a mis dans ſes faſtes au nombre des Martirs, & que quelques-uns d’entre eux, ſont placés dans le Martirologe Romain.

A l’égard du ſeiziéme, la même Égliſe le conte le dix-neuviéme de ſes Évêques ; & celle de Tongres le place au nombre des ſiens, immédiatement après S. Materne, qu’elle prétend être le premier.

Navite ſuivant les Hiſtoriens cités, ſuccéda à Marc l’an deux cent ſoixante-dix, il mourut l’an deux cent ſoixante-douze, & les quinze Évêques de Tréves qui le précédérent, eurent ſoin comme lui, du gouvernement de l’Égliſe de Tongres, & de toutes les autres du Païs de Liége.

Il eut pour Succeſſeurs au Siége de Tongres ſept Prélats, dont l’Histoire n’a conſervé que les noms.

Marcel. Martin.
Metropol. Maximin.
Severin. Valentin.
Florent.

Ce dernier mourut l’an trois cent-neuf, & l’année ſuivante Servais[4] fut élevé à ſa place ſur le Siége de Tongres, qu’il remplit très-dignement juſqu’à l’an trois cent quatre-vingt-quatre.

Les Panégiriſtes de cet Évêque ne ſont pas d’acord ſur une partie des hauts faits, qu’ils ont publiés à ſa louange.[5] Il y en a pluſieurs de la réalité deſquels ils conviennent unanimement.[6]

La régularité de ſes mœurs ne ſervoit qu’à faire briller la ſupériorité de ſon génie ; & l’élévation de ſon eſprit, rélevoit infiniment la ſainteté de ſa vie.

Jamais homme ne fut plus pur dans ſa foi, ni plus ferme, & plus inébranlable lorſqu’il s’agiſſoit d’en ſoutenir les maximes.

Toûjours prêt à cimenter de ſon ſang la vérité des Dogmes de l’Égliſe Catholique, il n’étoit pas moins inſensible aux careſſes, qu’intrépide aux ménaces, qui lui étoient faites, pour l’engager à l’abandonner, ou la pallier.

Dans pluſieurs Conciles Généraux, auxquels il aſſiſta, ſes grandes qualités lui aquirent l’eſtime, & la vénération des Prélats, dont ils étoient compoſés.

Tous les Évêques ont pû être auſſi atentifs que lui aux beſoins de leurs troupeaux ; mais aucun ne l’a iamais ſurpaſſé en zéle & en vigilance.

Il aprit par révélation, que malgré ſon exemple, ſon atention & ſes ſoins, la Ville de Tongres étoit dévenuë une autre Ninive ; que les péchés de ſes habitans étoient montés juſqu’au Ciel ; que cette Capitale de ſon Diocèſe alloit être livrée aux incurſions, & à la férocité de pluſieurs Nations barbares ; qu’elle alloit être réduite en cendres, & que ſes habitans devoient bientôt périr par le fer, ou être conſumés par le feu. Que ne fit-il pas pour détourner l’orage !

Ce nouveau Jonas ne ceſſa de prier, de jeuner, & de prêcher la pénitence, autant par ſes exemples, que par ſes diſcours. Il fit un voïage à Rome pour engager S. Pierre & S. Paul d’apuïer de leur interceſſion la ferveur de ſes priéres ; mais l’arrêt fatal étoit prononcé. Tout ce qu’il pût obtenir, fut que l’exécution en ſeroit ſuſpenduë : & il reçût ordre de retourner ſur ſes pas, de tranſférer ſon domicile à Maſtricht, & de ſortir inceſſamment d’une Ville, ſur laquelle les plus cruels fléaux de la Juſtice Divine alloient fondre.

Il exécuta avec ſoumiſſion & reſpect l’Ordre du Ciel. Il retourna à Tongres, inſtruiſit ſon Peuple de la viſion qu’il avoit euë à Rome, dans l’Égliſe de S. Pierre ; l’exhorta à continuer de faire pénitence, & à ſoufrir patiemment les maux dont il étoit menacé ; afin que par ſa réſignation aux Ordres du Ciel, il pût obtenir le pardon des oſenſes, qui avoient atiré ſur lui la colére Divine. Il ſortit enſuite de Tongres, & ſe rendit á Maſtricht.

L’on place cet événement en l’an trois cent quatre-vingt-deux ou quatre-vingt-trois, & la mort du Prélat en l’an trois cent quatre-vingt-quatre. Son Corps fut inhumé en pleine campagne auprès d’une chauſſée des Romains. Sa mémoire eſt illuſtre par un nombre infini de Miracles, qui s’opérérent auſſitôt à ſon Tombeau, par ceux qui y furent opérés depuis, & qui s’y font tous les jours.

Ses fréquentes prédictions de la ruine totale de la Ville de Tongres, aiant été acomplies peu de tems après ſon décès, les Évêques qui lui ſuccédérent, tinrent à ſon exemple leur Siége à Maſtricht.

Quelques Hiſtoriens[7] prétendent que l’état déplorable, dans lequel, le Peuple de Tongres ſe trouva après ſa mort, tant par raport aux calamités, qu’il craignoit, que par raport à celles qu’il ſoufrit, n’aiant pas permis qu’on pût lui choiſir un Succeſſeur, le Siége fut vacant pendant un ſiécle entier. D’autres ſoutiennent au contraire, qu’il fut rempli l’an trois cent quatre-vingt-cinq & qu’il n’a été vacant, qu’autant qu’il étoit néceſſaire, pour procéder à l’Élection des Évêques, qui devoient remplacer ceux qui étoient morts.[8]

Ils ſont preſque tous d’acord ſur deux faits qui méritent ſeuls l’atention du Lecteur. Savoir, que les Succeſſeurs de Servais tinrent leur Siége à Maſtricht ; & que les dix Prélats, dont l’on va voir les noms, furent ſes Succeſſeurs.

Agricole. Quirille.
Urſicin. Euchére.
Déſignat. Falcon.
Réſignat. Euchaire.
Sulpice. Domitien.

Ce dernier mort l’an cinq cent ſoixante, eut l’année ſuivante Monulfe pour Succeſſeur, qui, comme les précédens, fit ſa réſidence à Maſtricht.

Deux faits doivent rendre ſa mémoire précieuſe aux habitans de Maſtricht, & à ceux du Païs de Liége.

Le corps de Servais étoit toujours au même endroit, où il avoit été inhumé. Monulfe fit conſtruire une belle Égliſe qu’il conſacra à Dieu, ſous le nom de ce ſaint Évêque, & y fit tranſporter ſon corps.

Faiſant la viſite de ſon Diocéſe, il vit, d’une hauteur ſur laquelle il étoit, le petit Hameau de Liége, dont la ſituation lui parut très-agréable. Il y deſcendit, & par une inſpiration divine, y fit bâtir une Chapelle à l’honneur de St. Côme, & de St. Damien.[9] Cette Chapelle doit être regardée comme la premiére pierre de l’illuſtre Égliſe de Liége. Il mourut l’an ſix cent neuf. Voici les grands hommes qu’il eut pour Succeſſeurs.

Gondulfe. Amand.
Perpéte. Remacle.
Ébregise. Theodart.
Jean ſurnommé l’Agneau.

Dans le plan que je me ſuis propoſé, je ne trouve dans l’Hiſtoire que deux faits, qui peuvent intéreſſer le Lecteur ſur l’article de ces ſix Évêques.

Amand & Remacle, à force de ſollicitations & de priéres, obtinrent des Puiſſances Écléſiaſtiques & Séculiéres, la permiſſion de quiter l’Épiſcopat, & de ſe retirer dans des Monaſtéres qu’ils avoient établis.[10] Ces ſortes de faits ne doivent point être négligés. Ils tendent toûjours à l’édification.

Après la mort de Theodart, arivé l’an ſix cent cinquante-cinq, Lambert fut d’une commune voix élû pour lui ſuccéder. Ses admirables & heureuſes diſpoſitions à la vertu, & les talens de ſon eſprit, ſecondés par les avantages, que lui avoit aquis une éducation proportionnée à ſa haute naissance,[11] réunirent en ſa faveur les ſufrages unanimes du Clergé & du Peuple.

Le refus qu’il fit de ſe charger d’un auſſi péſant fardeau, fut le premier acte par lequel il prouva, contre ſon intention, qu’il étoit digne du choix, qui avoit été fait de ſa perſonne. Il falut, malgré ſa réſiſtance, ſe ſoumettre à la volonté du Ciel.[12] Il fut élû pour gouverner à un âge, auquel les autres hommes, nés pour commander, commencent à ſe former à l’obéïſſance.

L’on admira dans ce Prélat, qui entroit à peine dans ſa vingt-uniéme année, le zéle, la charité, la tendreſſe, & la prudence d’un Évêque conſommé dans le glorieux exercice des pénibles fonctions de l’Épiſcopat ; mais on ne fut pas moins charmé de voir, que la ſience des choſes ſaintes, ne lui avoit pas fait négliger celle des vertus morales.

Theodart ſon Prédéceſſeur, au retour d’un voïage, qu’il avoit entrepris, pour la conſervation des droits de ſon Égliſe, avoit été aſſaſſiné dans une forêt aſſés près de Spire, par l’ordre des perſonnes, qui les avoient uſurpés, & ſon corps avoit été inhumé dans un vilage voiſin.

Ce vénérable Évêque n’avoit pas peu contribué à former Lambert à la vertu. Les grands talens qu’il avoit remarqués en ce jeune homme, lui avoient d’abord inſpiré pour lui une eſtime particuliére, & enſuite une tendreſſe paternelle.

Il crut que la reconnoiſſance l’engageoit à s’intéreſſer à la conſervation de la mémoire d’une perſonne, à laquelle il avoit de ſi grandes obligations, & qu’il ne pouvoit lui donner un témoignage plus aſſuré de ſa gratitude, qu’en enlevant d’une terre étrangere ſes précieux reſtes, & en les rendant à celle, à laquelle ils apartenoient naturellement.

Il ne trouva pas peu de dificulté dans l’exécution de ce projet. Les miracles, qui s’opéroient continuellement au tombeau de Theodart, inſpirérent aux dépoſitaires de ces riches dépoüilles, le deſſein de s’opoſer à force ouverte à l’enlévement, que Lambert vouloit en faire.

Leurs opoſitions réitérées ne ſervirent qu’à fortifier, & animer ſon zéle ; ſes largeſſes lui aquirent ce qu’il n’avoit pû obtenir par ſes priéres : & le corps de ſon maître dans l’école de la vertu, & de la piété, lui fut acordé. Il le fit tranſférer à Liége, & dépoſer dans la Chapelle, que Monulfe y avoit fait bâtir, environ deux ſiécles auparavant.[13]

Sa ſage conduite dans le gouvernement de ſon Égliſe, & ſon infatigable aſſiduité à remplir les devoirs de ſon état, lui aquirent une réputation, dont le bruit ſe répandit bientôt.

Aiant été apellé à la Cour pour y aſſiſter le Prince de ſes conſeils, il prouva que l’idée, que l’on s’étoit formé de ſon mérite, n’étoit point ſans fondement. Il gagna bientôt la confiance intime du Souverain, l’eſtime & le cœur des Courtiſans, par ſa modeſtie & ſon intégrité ; tandis qu’on ne l’aquiert ordinairement, que par l’adulation & par une lâche complaiſance, qui donne de fauſſes louanges à des vertus plâtrées.

Les afaires générales des Roiaumes de France & d’Auſtraſie ne lui étoient ni moins connuës, ni moins familiéres que celles de ſon Diocéſe. La vaſte étenduë de ſon heureux génie lui rendoit tout égal. Il étoit fait pour l’un & l’autre miniſtére ; auſſi grand, auſſi éclairé, auſſi profond, & auſſi juſte dans le gouvernement des choſes temporelles, que dans l’adminiſtration des ſpirituelles.[14]

Acoutumé à obéir, avant qu’il commençât à commander, il ſe vit, ſans murmurer, proſcrire d’une Cour, dont il venoit de faire l’admiration & le bonheur ; & dépoüiller de ſon Évêché, ſans qu’il lui échapât aucune plainte. Il vit avec réſignation un Intrus, placé ſur ſon Siége de la main d’un Tiran. Il s’exila volontairement dans un Cloître ; il y pratiqua la vie monaſtique dans la plus auſtére régularité, & y fut pendant ſept ans l’exemple & le modéle des habitans de cette ſombre retraite. Cet homme nourri & élevé à la Cour, ſembloit avoir été formé dans le déſert, n’en être jamais ſorti, & être fait pour y reſter toujours.[15]

La perſécution a ſes bornes, ainsi que toutes les choſes du monde. Les verges, dont la providence s’ëtoit ſervi pour éprouver Lambert, furent jétées au feu. L’autorité ſouveraine paſſa en d’autres mains. Le Proſcrit fut rapellé & mis en liberté ; l’Intrus ſe proſcrivit, & s’exila lui-même : le Paſteur ſut rendu à ſon Troupeau ; l’équitable Miniſtre, à un Prince autant pieux, & éclairé, que magnanime ; Lambert remonta ſur ſon Siége, & reprit ſa place dans le Conſeil de ſon Souverain.[16]

En qualité de Paſteur, il commence par viſiter ſa Bergerie, & répare le ravage que le loup y a fait pendant ſon abſence forcée. Docte Medecin il ferme, il guérit les plaies, que le Charlatan a formées & entretenuës. Comme Conſeiller de ſon Souverain, il va à la Cour toutes les fois qu’il y eſt invité : & plein de franchiſe & de candeur il parle comme il penſe, des choſes, ſur leſquelles ſon ſentiment lui eſt demandé.[17]

Il reſtoit au bout de ſon champ une piéce de Terre, dans laquelle les Ronces & les Épines, avoient crû ſi hautes & ſi épaiſſes, qu’aucun ouvrier n’oſoit entreprendre d’y mettre la faux. Ce généreux Pere de famille forma le deſſein de la défricher, de la cultiver, & de la joindre à ſon champ. Il exécuta ſon projet : & aiant converti le Canton des Toxandriens qui vivoient encore dans l’idolatrie, il le joignit à ſon Diocéſe, & s’aquit par lá le ſurnom d’Apôtre de la Toxandrie.[18]

Le reſpect qu’il avoit pour ſon Souverain, ne l’empêchoit pas d’en blâmer les déréglemens. Un divorce public fait par le Prince, contre les Loix de l’Égliſe, cauſa un ſcandale général. Les Courtiſans qui n’étoient pas aſſés lâches pour aprouver cette criminelle conduite, furent aſſés timides pour étoufer leur zéle, & ſe condamner au ſilence. Lambert ſeul oſa parler.

Il le fit avec tous les ménagemens, qu’un ſujet doit avoir pour ſon Prince, & en même tems avec tout le zéle & toute la ferveur que ſon état exigeoit. Son aprobation auroit entrainé celle de tous les autres Courtiſans, & calmé les remors du Souverain, qui n’oublia rien pour l’avoir ; mais Lambert tint ſerme, & voïant que ſes remontrances, non moins douces que vives, étoient infructeuſes & inutiles, il quita la Cour, & ſe retira dans ſa maiſon de campagne, qui n’en étoit pas fort éloignée.

Elle étoit ſituée à Liége, le Lieu de tout ſon Diocéſe, pour lequel il avoit le plus d’afection. Là, autour de la Chapelle, dans laquelle il avoit dépoſé le Corps de Theodart, il avoit fait conſtruire avec des planches, une eſpéce de Cloître, compoſé d’autant de Cellules, qu’il en faloit pour lui & pour ſon domestique. [19] C’étoit là que pour ſe délaſſer des fatigues de ſes grandes ocupations, il alloit s’unir intimement à Dieu dans la priére, & la Méditation : ce fut auſſi, ſelon la plus commune opinion, dans ce lieu chéri, que par ordre de la nouvelle Épouſe du Souverain, dont il n’avoit pas voulu autoriſer les feux illégitimes, il reçût l’an six cent quatre-vingt-ſeize ou quatre-vingt dix-ſept la Couronne du Martire, pour la récompenſe, qui étoit ſi légitimement dûë à ſes longs & glorieux travaux.

  1. Harigére dans Chapeauville, en la vie de S. Materne. Cap 5. Les PP. Foullon, Fiſen & Boüille.
  2. Fiſen & Foullon, & les Auteurs cités à la marge par ce dernier.
  3. Fiſen & Foullon.
  4. Harigére, Fiſen, Foullon, Boüille.
  5. Gilles de Liége, Religieux d’Orval, Commentateur d’Harigére, lui donne une origine & des aliances, & lui atribue un grand nombre de miracles que les Hiſtoriens poſtérieurs, & entre autres Foullon, rejétent, comme des contes faits à plaiſir.
  6. Les quatre cités à la Note ci-deſſus.
  7. Harigére, Gilles d’Orval, Bucher [Diſput. hiſtor. cap. 6.] & Boüille.
  8. Fiſen & Foullon.
  9. Harigère & tous les Hiſtoriens poſtérieurs.
  10. V. les mêmes Hiſtoriens en la vie de ces deux Saints.
  11. Il étoit fils d’un des principaux Seigneurs de la Cour du Roi Sigebert II. Roi d’Auſtraſie, qui la tenoit à Maſtricht.

    Ce fut en cette Ville que nâquit S. Lambert l’an 635. Son éducation fut confiée à un Prêtre nommé Landoald, qui gouvernoit le Diocéſe de Tongres pendant l’abſence de S. Amand qui en étoit Évêque, & enſuite à Theodart qui ſuccéda à S. Remacle, Succeſſeur immédiat de S. Amand.

    Quoique, ſuivant l’Hiſtoire, Theodart n’eut pas une connoiſſance moins parfaite des afaires temporelles, que des ſpirituelles, il ne fut pas le ſeul qui forma Lambert aux unes & aux autres. La Cour du Roi Sigebert, dans laquelle il fut élevé, n’étoit pas une moins bonne école pour celles-ci & pour celles-là, que le Palais Épiſcopal.

    Un célébre Hiſtorien François remarque avec étonnement que les trois principaux Miniſtres de cette Cour, Pepin de Landen, ou Pepin le vieux, qui étoit le Maire du Palais, Arnoul Évêque de Metz, & Cunibert Évêque de Cologne, qui lui aidoient à porter le faix du gouvernement, méritérent par leurs vertus d’être, après leur mort, révérés comme Saints, & que Sigebert lui-même aquit le même honneur.

    Un Saint à la Cour eſt rare, ajoute l’Hiſtorien, un Miniſtre l’eſt encore plus, & l’on trouvera peu d’exemples d’aucune Cour, qui en ait tant produit en même tems.

    La ſurpriſe du Pere Daniel auroit été encore plus grande, s’il avoit fait atention qu’Amand, Remacle, & Theodart, qui tinrent le Siége Épiſcopal à Maſtricht, ſous le gouvernement de Pepin le vieux, & le Règne de Sigebert & le Prêtre Landoald, qui fut pendant quelques années chargé de l’adminiſtration du Diocéſe, & qui en ces qualités eurent tous part au gouvernement du Roïaume, furent pareillement inſcrits au Catalogue des Saints ; mais il ne ſe ſeroit point étonné, que Lambert formé par de pareils Maîtres, eut mérité le même honneur.

    V. pour la preuve du commencement de cette Note, la vie de ſaint Lambert écrite par Godeſcale, Chanoine de Liége, par Étienne Évêque de Liége, par Anſelme & Nicolas auſſi Chanoines de Liége & par Renier Religieux de l’Abaïe de ſaint Laurent lez Liége, dans le i. Tome de Chapeauville, Fiſen, Foullon, Boüille.

  12. Étienne cap. 3. Nicolas cap. 5. Renier cap. 7. & les autres Hiſtoriens poſtérieurs cités en la Note précedente.
  13. V. pour la preuve de ces faits, Nicolas cap. 4. Renier cap. 6. Fiſen en la vie de ſaint Lambert, & Foullon en celle de Theodart.
  14. Godeſcale cap. 2. Étienne cap. 4. Nicolas cap. 6. Renier cap. 7. Fiſen, Foullon, Boüille.
  15. Saint Lambert avoit paru avec éclat, non ſeulement à la Cour d’Auſtraſie ſous le Regne de Sigebert II. & de Childeric, mais encore en celle de Neuſtrie ou de Paris ſous le Regne de Clovis II.

    Après la mort de ce dernier, la Couronne de Neuſtrie, qui ſuivant les Loix de la Nation, apartenoit à Childeric Roi d’Auſtraſie, frere puiſné de ce Prince, fut miſe ſur la tête de Thierri ſon cadet, ſous le nom duquel Ebroin Maire du Palais gouverna pendant quelque tems le Roïaume ; mais la tirannie de ce Miniſtre engagea la Nobleſſe, à le reléguer dans le Monaſtére de Luxeuil au Comté de Bourgogne.

    Thierri fut traité à peu près de la même maniere. On lui coupa les cheveux ; on l’enferma dans le Monaſtére de ſaint Denis, & Childeric ſon aîné Roi d’Auſtraſie, fut proclamé Roi de Neuſtrie.

    Celui-ci fut quelques années après aſſaſſiné par un Gentilhomme François, & le déſordre, dans lequel ſa mort mit les Roïaumes de Neuſtrie & d’Auſtaſie, rendit la liberté à Ebroin, qui aiant repris ſa place de Maire du Palais de Thierri, auquel la Couronne de Neuſtrie avoit été renduë, engagea Dagobert Roi d’Auſtaſie, à exiler ſaint Lambert, & à donner ſon Siége Épiſcopal à un nommé Faramond qui le tint ſept ans ; pendant leſquels ſaint Lambert ſe retira dans l’Abaïe de Stavelot, où il pratiqua la vie monaſtique, d’une maniére exemplaire.

    V. l’Hiſtoire de France de Mezerai & de Daniel en la vie de Clotaire III. de Childeric & de Thierri II. & les quatre Écrivains cités de celle de ſaint Lambert, Fiſen, Foullon & Boüille.

  16. Après le décès de Dagobert, qui regna 7. ou 8. ans en Auſtraſie, le peuple de ce Roïaume, pour ne point tomber ſous la puiſſance tirannique d’Ebroin, qui ſous le nom de Thierri gouvernoit deſpotiquement celui de Neuſtrie, au lieu de transférer la Couronne à Thierri, qu’elle regardoit naturellement, élut deux Gouverneurs, ou Ducs, Pepin, ſurnommé de Herſtal, petit fils de Pepin de Landen, dont j’ai parlé en la Note [a] p. 29. & Martin ſon couſin, auxquels il confia le pouvoir ſouverain.

    Martin étant mort, Pepin resta ſeul Gouverneur du Roïaume d’Auſtraſie, & devint en peu de tems de celui de Neuſtrie, pendant le Regne de Thierri II, auquel il ne laiſſa de même, qu’à Clovis III. Childebert III. & Dagobert II. que le nom de Roi & les honneurs extérieurs atachés a la Couronne.

    Aiant été informé du mérite de ſaint Lambert, il le fit ſortir du Monaſtére de Stavelot, & le rétablit ſur ſon Siége, que l’intrus Faramond abandonna. Il l’apella à ſa Cour qu’il tenoit à Herſtal, d’où il gouvernoit

    les Roïaumes d’Auſtraſie & de Neuſtrie, & ſe ſervit de ſes ſalutaires conſeils dans les afaires les plus importantes du gouvernement.

    V. les deux Hiſtoriens François cités en la Note précédente en la vie de Thierri II, Clovis III, Childeric III, & Dagobert II. & les ſept Écrivains Liégeois cités au même endroit, ſavoir, Godeſcale cap. j. & 4. Étienne cap. 4. f. 6. 7. & 8. Nicolas 6. 7. 8. p. & 10. Renier cap. 10. ix. 12. & 13. Sc les trois Modernes en la vie de ſaint Lambert.

  17. V. les mêmes Auteurs à la ſuite des endroits indiqués.
  18. Ibid.
  19. Cet article demanderoit une diſſertation, mais le plan de cet ouvrage ne le permet point, elle ſe trouvera dans un autre qui le ſuivra de près.

    Godeſcale & Étienne, les deux plus anciens Écrivains de la vie de ſaint Lambert atribuent ſon Martire à un Gentilhomme nommé Dodon, dont deux parens, l’un nommé Gallus & l’autre Rioldus, avoient été tués par deux autres Gentilshommes aliés de ſaint Lambert, & ne lui donnent point d’autre cauſe, que le deſſein qu’avoit Dodon, de venger la mort de ſes parens ; deſſein qu’il exécuta, non ſeulement ſur les auteurs de cette mort, mais encore ſur ſaint Lambert qui n’y avoit point participé ; Godeſcale écrivoit dans le huitiéme Siécle & l’Évêque Étienne au commencement du dixiéme.

    Anſelme, Chanoine de Liége qui écrivit dans le onziéme, conſerva le fond de l’Histoire, mais il en changea la cauſe, ou pour parler plus juſte, il en ajouta une ſeconde. Il dit en efet, que Pepin, charmé de la beauté d’Alpaïs ſœur de Dodon, répudia Plectrude ſa femme légitime, & épouſa cette fille. Plectrudem, uxorem ſuam legitimam, repudiavit, cique ſuperinduxit puellam elegantem, Alpaïdem nomine, quæ erat ſoror Dodonis, viri inter Francos proceres nobilis & potentis. Et factum eſt in oculis totius Franciæ publicum hoc adulterium

    Il ajoute que ſaint Lambert fit, à ce ſujet, à Pepin les remontrances que ſon miniſtére l’engageoit à faire ; qu’elles furent d’abord bien reçûës par Pépin ; mais que les careſſes & les plaintes de ſa nouvelle épouſe aigrirent ce Prince contre ſaint Lambert, auquel il ordonna de reconnoître Alpaïs pour ſa femme, & de lui faire en cette qualité ſatisfaction de tout ce qu’il avoit dit de contraire ; que ſaint Lambert resta inébranlable, & parla avec plus de chaleur qu’il n’avoit fait juſques-là ; ce qui indiſpoſa tellement Alpaïs contre lui, qu’elle chargea ſon frere Dodon de s’en défaire à quelque prix que ce fut ; ſeul moïen de conſerver ſon rang & d’aſſurer l’état de deux fils nommés Charles & Childebran qu’elle avoit eus de Pepin & que Dodon exécuta ce qui lui avoit été ordonné par ſa ſœur.

    Nicolas auſſi Chanoine de Liége, Renier Moine de ſaint Laurent, & après eux, tous les Écrivains Liégeois ont adopté l’Hiſtoire telle qu’elle eſt racontée par Anſelme ; Renier a même eu l’atention d’avertir le Lecteur que Godeſcale, qui devoit être mieux inſtruit, que tous les autres Écrivains, du véritable ſujet du Martire, n’avoit oſé en parler, pour des raiſons que la politique autoriſe. Geſta quidam ejus [ſancti Lamberti] veraciter

    proſecutus, de cauſa Martyrii parùm libero ore locutus eſt. Quod hac de cauſa feciſſe creditur, ne ſui temporis Regibus, culpam majorum ſuorum videretur ex probrare.

    Ces termes, ne ſui temporis Regibus culpam majorum ſuorum videretur exprobrare, marquent aſſés que l’intention de l’Auteur a été d’inſinuer, que Pepin étoit complice du meurtre de ſaint Lambert, & cette idée a été ſaiſie avec avidité par tous les Écrivains Liégeois poſterieurs à celui-ci.

    Elle n’a pas fait la même impreſſion en France. Les Écrivains de ce Roïaume ont prétendu, ſoûtenu, & même crû prouver, que Pepin & Alpaïs n’avoient eu aucune part à l’aſſaſſinat de ſaint Lambert, & qu’ils n’en étoient ni la cauſe directe, ni la cauſe indirecte.

    Un des plus doctes & des plus pieux Prélats que la France ait eu dans le Siécle dernier [Mr. Godeau Évêque de Vence dans ſon Hiſtoire de l’Égliſe.], blâmant dans un Ouvrage qui immortaliſera ſon nom, le commerce ſcandaleux de Pepin avec Alpaïs, a cité des actes qui prouvent, dit-il, indubitablement que Pepin & Plectrude réconciliés par les ſoins de ſaint Lambert vivoient enſemble l’an 6921. l’an 696. l’an 701. l’an 706. & l’an 714. qui fut celui du décès de Pepin, d’où il conclut que ce Prince n’eut aucune part au Martire de ſaint Lambert, & qu’Alpaïs n’y en eut pareillement aucune. Mais on peut conjecturer, ce me ſemble, que Dodon frere d’Alpaïs, courroucé contre ſaint Lambert qui avoit chaſſé Alpaïs du lit de Pepin pour y faire rentrer Plectrude ſon épouſe légitime, & ſe voiant, par conſéquent, privé des faveurs qui couloient juſqu’à lui par le canal de cette concubine, médita de concert avec Gal & Riolde la mort de ſaint Lambert, & l’aiant rencontré à propos, pour l’exécution de ſon dessein, dans la Chapelle de ſaint Côme & de ſaint Damien, ils l’aſſaſſinerent impitoïablement.

    C’eſt pourquoi le Prélat de France, ci-devant cité, juſtifiant Alpaïs & Pepin de cet aſſaſſinat, cherche à déſabuſer ceux, qui peu circonſpects, adoptent facilement les narrations fabuleuſes, diſant qu’on ſe perſuade mal à propos qu’Alpaïs ait fait aſſaſſiner Lambert.

    Il parle encore ailleurs de la mort de ſaint Lambert en ces termes. Cette même année, Lambert Évêque de Mastricht, parvint à la couronne du Martire, après s’être aquité très-dignement de ſon Ministére l’eſpace de 40. ans. Deux fréres, l’un nommé Gal & l’autre Riolde, perſécutérent le ſaint Prélat… Il est aiſé de comprendre qu’il tient le même langage de Godeſcale & de l’Évêque Étienne.

    Il n’y avoit rien en cela, qui tendît à diminuer la gloire de S. Lambert, ni à afoiblir le culte qui lui eſt rendu, & que le Ciel a paru, par tant de Miracles, avoir pour agréable. L’on vit cependant peu de tems après que l’ouvrage eut été donné au Public, paroitre un Livret ſous le titre, De tempore & cauſa Martyrii B. Lamberti, Tungrenſis Epiſcopi, Diatriba chronologica, & hiſtorica. Leodii, apud Guillelmum Henricum Streel 1679.

    L’Auteur de ce Livret qui n’a pas jugé àpropos de ſe faire connoître, est néanmoins connu ſous le nom de Mr. Sluſe, frére du Cardinal, un des plus ſavans de ſon ſiécle. Il avance en termes précis, que l’honneur & la gloire de ſaint Lambert ne ſont fondées, que ſur l’aſſaſſinat exécuté contre lui, au ſujet du commerce ſcandaleux d’Alpaïs ; & non pour quelque quérelle perſonnelle & de famille. [Page 64. du Livret] Ipſe profectò titulus Martyris, quem ſtatim à morte, communi omnium conſenſu, B. Antiſtes noſter conjecutus eſt, ſatis oſtendit non ob privatam ſamiliæ ſuæ rixam, ſed ob cauſam quæ ad Religionem pertineret, ſanguinem fudiſſe. Martyrem enim, ut ſæpe inculcat B. Auguſtinus, non facit pœna, ſed cauſa. Ce trait ne détruit pas ce que j’ai dit ci-devant, que le frére d’Alpaïs outré de voir ſa ſœur dechûë de la faveur du Prince, par les conſeils de ſaint Lambert, ſe détermina à le maſſacrer. On trouve dans l’histoire cent meurtres commis par le même motif.

    Il y a un autre article, que l’Auteur ne peut paſſer à l’Évêque de Vence, quelque conſidération qu’il ait pour ſon mérite : cet illuſtre Prélat marque la mort de ſaint Lambert au commencement du huitiéme Siécle au lieu que ſuivant l’ancienne tradition, il mourut ſur la fin du ſeptiéme. Si l’on ſoufroit un pareil anacroniſme, c’en ſeroit fait, & de la tradition, & de l’Histoire, tout ſeroit bouleverſé, & il n’y auroit plus rien de certain. Hæc de tempore & cauſa Martyrii B. Lamberti dicenda mihi viſa ſunt, ut Hiſtorias noſtras, & majorum Traditiones à falſitatis nota vindicarem. Quelque égard, continue l’Auteur zélé, que l’on doive avoir pour M. Godeau, celui qu’exige la vérité, doit être préféré. Magna eſt, fateor, viri illuſtriſſimi, adversùs quem ſcribere me oportuit, auctoritas, ſed major, veritatis.

    La néceſſité de critiquer l’Évêque de Vence ne paroit pas ſi grande, que l’Auteur voudroit le faire penſer. Ce docte Prélat reconnoiſſoit Lambert pour Saint & pour Martir. La cauſe & l’année de ſon Martire étoient des incidens, à proprement parler très-indiférens, & que l’Auteur du Livret n’auroit peut-être pas relevé, ſi M. Godeau avoit été en état de répondre, mais il étoit mort en 1672. & le Livret ne fut imprimé qu’en 1679

    Il ne demeura cependant point ſans réponſe. Un Flamand célébre [Mr. le Baron le Roi natif d’Anvers Seig. Foncié de la Chapelle de ſaint Lambert.] dans la République des Lettres, par un grand nombre d’excellens Ouvrages dont il l’a enrichie, en fit imprimer un en 1693. Topographia Hiſtorica Gallo Brabantiae, fol. Amſtelod. 1693. lib. 7. cap. 2. p. 250. dans lequel il ſoûtient & apuie par des puiſſans raiſonnemens l’opinion de M. Godeau. Je ne ſai ſi quelqu’un en a entrepris la réfutation.

    Comme la queſtion ne roule, que ſur un point de fait, & de Cronologie, le Lecteur pour peu qu’elle l’intéreſſe, peut aiſement recourir aux ſources indiquées, & voir laquelle des deux opinions eſt la plus conforme à la vérité.

    C’eſt au reste par erreur, que preſque tous les Écrivains Liégeois ont avancé comme un fait certain & indubitable, que Pepin avoit inſtitué Charles Martel fils d’Alpaïs ſon héritier, au préjudice de ſon petit fils légitime. Ils n’étoient point au fait de l’Hiſtoire de France, mais ce n’eſt pas ici que je puis en donner la preuve.