Les dépaysés/En Marge de la Vie des Ermites

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 92-94).

EN MARGE DE LA VIE DES ERMITES


Sévérius, à vingt-trois ans, partit. Des voix l’appelaient dans la solitude pour vaquer à sa perfection que les bruits du siècle entravaient. Pendant plusieurs jours il chemina, s’enfonçant plus loin dans des retraites éperdues de tranquillité. Il franchit des collines où le soleil tissait des enchevêtrements ajourés, traversa des plaines angoissées de silence et parvint au pied d’une haute montagne. Les âges insouciants y avaient aménagé une grotte aux parois grises et rugueuses.

Sévérius s’y arrêta. Des messages lui dirent que c’était l’endroit. Son âme y entra en méditation et y demeura fixée pendant soixante ans. Il caressa, retourna, rongea la pensée du néant de la vie. Dans le calme tumultueux aux creux des jours multiples, il se tint en face de la même pensée. Jamais las de haïr la vie, il recommençait sans cesse. L’horreur des choses créées l’enivra. Ses yeux se fermaient en plissements plombés, à l’éclat des aurores, aux fleurs ourlées de lumière. Il détournait avec mépris sa tête livide des clartés du jour. Lorsque la mousse odorante et les petites violettes, contentes de trouver un être humain à qui elles pussent plaire, laissaient monter vers lui la senteur de leurs feuilles, il s’enfuyait, hagard, dans sa caverne pour y respirer la moisissure du temps. Une petite source lumineuse coulait, désireuse de faire communier les hommes à sa fraîcheur. Sévérius, pendant soixante ans, dédaigna la regarder. Il s’en allait boire l’eau stagnante des étangs.

Au printemps, il recueillait, dans des jattes de terre, un peu de cette eau pour s’en désaltérer pendant les grandes chaleurs de l’été.

Les fruits aux rayons lumineux sous leur pelure languissaient dans l’attente des lèvres des hommes pour puiser à leur vie féconde. Sévérius détestait leur ovale velouté. Il les laissait tomber sur la terre et mourir de leur meurtrissures. Il s’en allait cueillir des feuilles diverses, les pillait et les macérait pour les introduire dans des vases de terre au col long et étroit. Et il se nourrissait de ce qu’il pouvait en retirer de ses doigts.

Un jour deux oiseaux dans un nimbe de clarté et de chanson vinrent s’aimer devant lui. Ce lui fut un crime si effroyable qu’il voulut l’expier. Il marcha jusqu’au soir pour trouver une fosse où il savait que deux hyènes avaient établi leur tanière, s’y jeta pour qu’elles le dévorassent. Les bêtes vinrent le flairer et s’en retournèrent, le regard indifférent.

Il avait emporté avec lui un rouleau de parchemin sur lequel étaient écrits quelques passages de la Bible. La récréation de cette lecture l’épouvanta. Il lança le rouleau dans un précipice.

Sévérius, ennemi de la vie, vécut soixante ans, sans sourire, sans aimer, sans voir un visage humain. Un soir pendant son rocailleux sommeil, il eut un songe. Une forme blanche et belle lui dit :

« Sévérius, à une demi-journée d’ici, il y a un homme plus parfait que toi. Lève-toi, va vers lui, demande-lui de t’enseigner le sentier de la vraie perfection. »

Il se leva, rajusta sur ses reins aigus le vêtement de feuillage tressé et partit. L’aurore se levait pour embrasser la cime des arbres.

Il marcha sans savoir où il allait, il marcha deux fois trois heures. À son passage, les fauves fuyaient sur le feutre de mousse avec des éblouissements de lumière sur leur pelage. Des scarabées se cachaient derrière des pyramides faites de brins d’herbe pour le regarder de leur œil étoilé.

Bientôt il rencontra une louve qui se glissait comme un rayon dans une grotte de verdure. Il la suivit. Au fond une clarté luisait plus douce que la caresse d’un enfant. Il va heurter à une porte. On l’invite à entrer. C’est Sanctius, beau vieillard blanc. Ils s’embrassent, se reconnaissent, s’appellent par leur nom, bien qu’ils ne se fussent jamais vus.

Qu’est-ce que la perfection ? dit Sévérius. Sanctius étendit les mains, semblables à dix lampes allumées.

« Aimer, dit-il, aimer Dieu et ses créatures en Lui, par Lui et pour Lui. »

Sévérius courba sa tête diaphane et comprit qu’il s’était égaré dans la vie.

Il s’affaissa. Sanctius lui offrit l’ouverture d’une outre d’eau qui glouglouta d’allégresse à l’union qu’elle allait consommer ; elle ne baigna que des lèvres mortes.

Sanctius mit le blanc toucher de ses mains sur ces paupières cerclées d’une ombre et dit :

« La perfection est dans la discrétion des vertus et un amour sans mesure de Dieu. »