Les dépaysés/Une Randonnée aux États-Unis

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 63-91).

UNE RANDONNÉE AUX ÉTATS-UNIS


Le départ s’accompagne toujours d’un petit moment d’angoisse. L’inconnu, ses insécurités, ses contingences, tout ce qu’il comporte, créent un malaise bien passager d’ailleurs. Nous avons ressenti cette petite inquiétude lorsque nous sommes partis de Saint-Jean, Nouveau-Brunswick, le vendredi, 25  mai. Il est trois heures de l’après-midi. L’automobile démarre. Nous passons quelques rues et nous sommes dans la campagne. La journée est belle, l’air est d’une douceur de miel, le chemin nous sourit, et un silence odorant remplit le paysage. Nous sommes déjà contents d’être partis. La voiture nous emporte en grondant vers Frédéricton, où après un court arrêt nous repartons pour Woodstock. Le lendemain nous traversons la frontière. Nous sommes donc bien aux États-Unis, le but de notre voyage. Les paysages ne diffèrent pas absolument de ceux du Canada. Cependant on se sent dans un autre pays. L’excès des annonces, des réclames qui bordent la route nous en avertit. Nous arrivons bientôt à Bangor, la première grande ville que nous rencontrons. Toutes les villes américaines se ressemblent étrangement. Il y a, en premier lieu, les abords qui sont presque toujours dilapidés et enfumés, une rue principale où se brassent les affaires et où trépigne une populace fiévreuse, un quartier retiré où il y a de jolies résidences et aussi quelque fois des demeures prétentieuses, et un quartier pauvre où s’ébattent des enfants dans une cour sans verdure, exiguë, sans autre horizon que des murailles grises.

Nous continuons notre route et commençons à gravir les Montagnes Blanches. Le chemin montant serpente sous une voûte de feuillage, le soleil ourle chaque feuille d’une auréole de clarté qui tombe brisée sur la pelouse feutrée d’aiguillettes. L’air est rempli d’une odeur verdoyante. Quelques arbres laissent choir une pluie de menus pétales blancs. Mille petits êtres vivants habitent la solitude de la montagne. Des oiseaux beaux comme des fleurs y cachent leurs nids. C’est le temps de leurs amours, c’est le temps de préparer leurs foyers. Des milliers d’insectes variés fourmillent dans le gazon, creusent, minent, cimentent, verrouillent, échafaudent, étayent, construisent pour les générations futures. Ils savent qu’ils mourront demain et peut-être ce soir, néanmoins ils mettent dans leur œuvre tout leur cœur et tout leur amour, car ils travaillent pour ceux qui perpétueront leur espèce.

Nous sommes au sommet de la montagne. En bas dévalent les vallons de colline en colline où se jouent les méandres de la route.

Le reste du trajet jusqu’à Boston ne présente aucun intérêt spécial. Boston est une des villes les plus intéressantes par ses institutions et sa culture.

La première personne que j’y rencontre est un employé de la Bibliothèque publique que me présente un de mes amis. Il me dit d’emblée : « J’écris des livres d’aventures pour les enfants. Savez-vous ce qui est arrivé ? Un de ces livres qui était à la Bibliothèque fut volé par un garçon qui l’avait demandé », et la figure du bonhomme s’épanouit. « Si jamais je découvre le gaillard, je l’amène à l’un des meilleurs restaurants de la ville et lui fais faire la fête de sa vie. »

La bonhomie de ce petit vieillard grassouillet me plaît.

Mon ami qui est un jeune écrivain me dit le lendemain : « La Société des Auteurs a une réunion cet après-midi. Je vous amène. Vous y verrez un curieux assemblage d’êtres humains. » Quand nous arrivons, la salle est déjà pleine d’hommes et de femmes qui causent debout. On commence le programme. Il y a d’abord la lecture d’un poème très long par un ministre protestant de la Californie. Lorsqu’il a fini il vient me trouver pour me faire mille compliments sur le Canada qu’il n’a pas vu. Je lui en fais autant de son poème que je n’ai pas compris, et nous sommes quittes.

Un jeune romancier nous lit ensuite un conte dont le héros principal est un chien étonnant. Le programme officiel est fini. On sert le thé et on cause. Je rencontre une jeune femme qui me dit être la réincarnation d’une princesse japonaise. « Je crois avoir déjà vécu il y a trois mille ans. » Je le voudrais aussi et je lui laisse toutes ses illusions. D’ailleurs j’ai un peu peur, je n’aime pas converser avec les revenants.

Mon ami me le disait bien qu’il y aurait de curieuses gens à cette assemblée. Il me présente à un poète fort chevelu qui nous raconte ce qu’il appelle “His last thrilling experience”. Ces jours derniers il était allé à la campagne se promener dans la forêt. Il devint si conscient de l’effarante présence des dieux qu’il fût pris, littéralement pris de panique. Il me demande si j’avais déjà éprouvé quelque chose de semblable. Je dus avouer que je n’étais pas du tout superstitieux et que je n’avais pas le don de ces rares sensations. Au reste, je savais depuis longtemps que Pan et les dieux Sylvains habitaient volontiers les bosquets de la Grèce, mais j’ignorais qu’ils habitassent aussi les forêts du Massachusett. Toutefois, je comprends son état d’âme, je comprends qu’un homme très épris de mythologie, nerveux, paganisant, arrive à ces sortes d’hallucinations.

Mon ami continue à me présenter ses confrères lorsque l’un d’entre eux me demande presque confidentiellement si je ne connais pas un auteur français à peu près inconnu qui puisse lui servir d’inspiration. Et je songe à ce que Coppée fait dire quelque part à l’un de ses personnages : « Qui donc pourrais-je imiter pour être original ? » Je voudrais avoir le courage de lui dire qu’il y a quelque chose de plus noble et de plus utile que de faire de la littérature. C’est de vivre sa vie harmonieusement dans l’état où nous appelle notre talent. C’est de cultiver l’amitié. Je voudrais aussi qu’il pût lire ce chapitre ou Lemaître parle de la frénésie d’écrire.

Bref je constate dans cette réunion qu’il y a une grande diversité dans la qualité des talents. Il y a des écrivains qui ont écrit quelque chose, et des choses fort belles, et il y a des écrivains qui n’ont jamais écrit et qui affectionnent ces assemblées parce qu’ils y trouvent une heure de gloire chaque mois. Je ne voudrais pas laisser croire que ces petites vanités ne sont qu’américaines. Elles sont universelles, on les retrouve partout où il y a des hommes. L’humanité a cela de particulier, plus elle varie plus elle se ressemble.

Je suis mal à l’aise parmi tant de poètes et de poétesses, et mon ami, avec beaucoup de tact, me demande si je veux bien partir. En route il me parle des déboires du métier. Il fait de la critique avec un goût très sûr. Ce n’est pas de nature à lui concilier l’amitié de bien des auteurs.

« Savez-vous que quelqu’un m’a dit ces jours derniers, dans un moment d’amertume sans doute, que la critique ôtait la puissance de l’impuissance et cette autre phrase d’un de vos écrivains français que c’était un insecte qui se débat dans la crinière d’un lion. On croyait me mortifier sans doute, la critique serait tout cela si elle n’était que le relevé des imperfections. Heureusement la critique bien comprise est une large intelligence des divers aspects d’une œuvre. C’est la mise en valeur des rapports qui existent entre les agents et les circonstances qui l’ont fait naître. C’est déterminer exactement l’atmosphère où elle a pu éclore. Pourquoi nos auteurs se fâchent-ils quand on leur dit que leur dernier livre est la résultante de telle conséquence, de telle influence, de telle petite cause insignifiante en elle-même, qui a mis en branle toute une série d’agents qui ont produit cette œuvre ? »

« C’est peut-être que les auteurs se croient tous directement inspirés des muses, » lui ai-je dit. « Il n’y a pas de quoi vous inquiéter, l’avenir des lettres appartient à la critique. »

Il y aura toujours des hommes qui traiteront légèrement la critique et ne voudront y voir qu’une manière subjective et personnelle d’envisager un livre, mais le nombre de ceux qui se conforment à une critique objective, immuable et universelle, augmente tous les jours.

La conversation dévia. Il me parla des diverses écoles et de leurs disputes. Il m’avoua, avec beaucoup de raison, que parquer les auteurs dans telle ou telle école comme le font les manuels était arbitraire. Sainte-Beuve a dit très bien qu’un classique est celui qui par sa manière de penser profonde, exprimée dans un style qui est le sien propre et celui de tout le monde, a enrichi la langue française d’une façon quelconque. Cette définition, si elle est juste, et elle semble l’être, abolit toutes les écoles.

Tout en causant, nous arrivons aux édifices de Harvard. Il me les montre avec fierté.

« Ne pensez-vous pas, me dit-il, que nous avons trop d’universités, de collèges et d’écoles de toutes sortes ? On veut faire des savants de tout le monde et on ne fait que des insatisfaits et des mécontents. Songez donc à l’armée des diplômés que nos universités jettent chaque année sur le pavé. Ne vaudrait-il pas mieux leur enseigner à vivre heureux par le travail manuel ? »

Je me demande, pendant que mon ami parle, si réellement on peut enseigner à vivre heureux. Le bonheur me semble un état inconscient. À force de le vouloir, d’en parler, d’y penser, on finit par le dissiper. Il est comme l’humilité, on la perd quand on croit la posséder.

Ce que je viens d’entendre corrobore un article, que j’ai lu récemment, dans lequel le docteur Pritchett, de l’Institut Carnegie, déclare qu’il n’y a pas d’équilibre entre l’effort et l’argent dépensé pour l’éducation et le résultat obtenu. Les États-Unis s’aperçoivent-ils qu’ils ont lancé l’éducation dans une fausse route et cherchent-ils déjà à faire machine en arrière ?

« Je suis irrité quand je songe que mes confrères de classe, poursuivit-il, les plus brillants végètent dans le prolétariat intellectuel tandis que les cancres, les queues de classes, se prélassent dans les hautes sphères de l’industrie et manipulent l’argent. »

Ce ne sont jamais les premiers de classes qui s’enrichissent, lui dis-je. Ce sont des idéalistes. Il en faut dans le monde. Leur action est bienfaisante. Pour cela n’allons pas croire que leur part de bonheur soit moindre que celle des coryphées de l’industrie. Ils ont en eux des ressources infinies de joies sereines que ne goûteront jamais les grands brasseurs d’affaires. Si vous faites de l’argent, le terme du succès, vous avez raison. Mais s’il consiste en une vie harmonieuse, embellie de toutes les allégresses d’un esprit orné, vous avez tort.

Sur ces entrefaites nous nous séparons et je me dirige vers mon hôtel. Dans le corridor je rencontre une dame qui est dans un état d’effervescence extraordinaire. Elle arrive du mont Sinaï et repart pour un autre mont aussi lointain. Elle fait une spécialité des monts. Elle a perdu une pièce de son bagage qui contient des souvenirs rares.

Après m’être un peu reposé, je vais visiter la Bibliothèque publique. Ils sont fortunés, ceux qui vivent à l’ombre de cette institution, de pouvoir puiser à ces trésors. Les salles sont presque pleines de lecteurs et de lectrices.

« Voyez-vous ces deux vieilles dames qui paraissent si absorbées à leur besogne », me dit le guide. « Depuis leur jeune âge qu’elles travaillent à édifier la théorie baconienne, qui veut que Shakespeare n’ait pas écrit l’œuvre qu’on lui attribue. Elles ont tout lu, tout fouillé, tout dépouillé ce qui s’y rapporte de loin ou de près, elles y ont consacré leur vie, oublié de se marier, et produit toute une littérature sur le sujet, fort curieuse et ingénieuse. Elles démontrent que chaque point, chaque virgule est l’œuvre de Bacon. »

« Je croyais, lui dis-je, que cette théorie n’avait plus de partisans depuis longtemps. » N’en croyez rien. En effet, c’est un cas psychologique qui mérite d’être étudié que des personnes donnent leur vie et leur fortune, littéralement leur fortune, pour prouver que Shakespeare n’a pas écrit ses livres. Quel qu’en soit l’auteur, c’est une œuvre dont le monde est fier et qui honore la nation qui l’a produite. Mais les Baconiens ne l’entendent pas de cette façon.

Je visite le département des Livres français. Notre littérature y est bien représentée.

« Savez-vous, me dit l’employé, qu’il y a eu une querelle entre les lecteurs et les autorités de la Bibliothèque à cause de la lenteur que l’on met à se procurer des nouveautés françaises ? »

De Boston nous allons à New-York en passant par Peekhill et Plattsburg.

Plattsburg est une petite ville canadienne-française en voie de s’américaniser. Tous les noms y ont pris une tournure anglaise. Cela étonne d’autant plus que ce village est situé à proximité de Montréal. Nous pouvons en dire autant de Fort Covington, tandis que des villes plus éloignées, plus noyées ont mieux conservé leur caractère français.

Nous filons à Peekhill, située à une quarantaine de milles de New-York et d’un extraordinaire essor industriel. Le lendemain est un dimanche. Nous avons quelque difficulté à localiser l’église catholique. Enfin nous découvrons que l’église, très étroite pour la population catholique toujours croissante, ne sert que les jours de semaine. Le dimanche l’on a affecté au culte une salle publique plus vaste. Le curé, M. l’abbé Walsh, parle aujourd’hui de l’éducation. Il fait des remarques très judicieuses. Il commence par déclarer que les catholiques, dont le nombre augmente sans cesse, n’ont pas un nombre proportionné d’hommes instruits et éclairés pour les représenter dans le maniement des affaires publiques et il s’étend sur la nécessité d’une instruction supérieure et d’une bonne éducation catholique. Je rapporte ses paroles parce qu’elles sont significatives d’un état de choses qui frappe l’attention.

Les institutions d’enseignement secondaire ne manquent pas, mais les maisons d’enseignement supérieur catholiques font tout à fait défaut. Il y a bien l’Université catholique de Washington qui ne semble cependant pas répondre aux besoins actuels, et qui à elle seule est insuffisante pour un pays aussi vaste. C’est la plainte que nous font entendre les catholiques instruits et c’est celle que l’abbé Walsh explique à ses paroissiens aujourd’hui.

Nous arrivons à New-York dimanche vers onze heures du matin. Cette heure nous semblait des plus propices pour circuler dans les rues de la métropole. Il n’y avait pas de tumulte et les citadins dispersés dans leurs églises respectives devaient faire relâche à l’activité de la semaine… C’était bien naïf de penser cela. Les Newyorkais ne se relâchent jamais. C’est un peuple qui court sans trêve en flots pressés.

Nous avons donc trouvé les rues aussi encombrées que s’il se fût agi d’un jour d’ouvrage.

La chaleur était intense. Soudain l’orage éclate et la pluie tombe si abondante que l’eau ruisselle pendant quatre heures. Nous nous disons que cette fois-ci l’orage saura bien dissiper toute cette cohue. Il n’en est rien. Les automobiles continuent à s’entrecroiser dans les rues. Qui sait ? Ces gens étaient peut-être comme nous. Ils attendaient l’orage pour se promener plus librement.

Le soir, je suis l’hôte de Gaston Lachaise, sculpteur franco-américain dont l’œuvre est bien connue aux États-Unis et même au Canada. Il me reçoit avec la plus charmante courtoisie. Il m’ouvre ses cartons et me permet de fouiller. Je passe la soirée à regarder des esquisses, des ébauches, des miniatures, des dessins. Bien que je n’aie que des reproductions, je peux me former une idée d’une œuvre forte par la pensée, le mouvement et la vie. Je n’y vois rien d’acerbe et de tourmenté. C’est un art épris de la forme. Ses torses n’ont quelquefois ni âge, ni nom, ni localité. C’est la beauté elle-même façonnée dans une forme pure. C’est un édifice éloquent de la beauté animée où l’on sent l’envahissement d’un vaste repos.

Tout en causant, madame Lachaise me dit en parlant de New-York :

« Je déteste cette masse humaine qui bouge, grouille, fourmille. Il m’arrive quelquefois d’oublier que ce sont des hommes et des femmes pour croire que ce ne sont que des automates qui se meuvent sans pensée et sans vie. »

À voir ce fourmillement nous comprenons la justesse de cette remarque. Pourtant ce sont bien des hommes et des femmes qui vont, la figure tendue, l’âme angoissée ou joyeuse, à leurs affaires, à leurs plaisirs ou à leur détresse.

En effet, la vie est si intense, si fébrile, tant de choses font appel à notre curiosité, tant d’activités diverses prennent possession de toutes nos facultés qu’il faudrait qu’un individu eût trois existences parallèles pour vivre cette vie dans toute son ampleur. Je ne m’étonne plus que toutes ces figures soient si inquiètes, si fiévreuses. La flamme de la grande ville les brûle sans répit.

Il y a trop de rues, trop de magasins, trop de boutiques, trop de lumière. Et la foule continue d’onduler. Les hommes sont habillés sans recherche, mais les femmes, montées sur des souliers aux talons d’une hauteur inquiétante, la figure hâtivement grimée, se démènent dans des toilettes tapageuses.

Madame Lachaise nous dit : « J’aime mieux les femmes de Boston qui vont lentement comme de belles statues, qui ont peur de nuire à leur beauté par trop de précipitation. »

Nous descendons dans la rue. Un relent de parfumerie et de cosmétique nous arrive de toute part. J’ai hâte de sortir de cette fournaise. Édouard Neagle, un jeune peintre américain que je connais, m’amène à son atelier. Il me montre un coin pittoresque de New-York. Il habite une mansarde austère comme un cloître où tout dénote la passion du travail, le culte de la perfection. Je comprends que dans un pays encore si utilitaire la vie de l’artiste soit un combat incessant pour éveiller le goût des choses de l’art chez ce peuple absorbé par les affaires. Il fait bon chez lui, car je me sens un peu isolé de cette furie parmi ces chevalets et ces toiles. Il m’amène à la fenêtre et me montre une rue qui finit en impasse. Des étrangers, surtout des Italiens, l’habitent.

« Il y a eu ici deux ou trois noces aujourd’hui, me dit-il. En effet, je remarque que la rue a un air de fête. On danse sur les trottoirs au son de la mandoline. Les hommes ont chaud, les femmes parlent et rient haut, les enfants jouent à cache-cache, parmi les groupes. Toute cette populace est heureuse, car elle vit sa vie naturellement comme elle respire. »

« Les disputes des écoles n’inquiètent pas ces gens, me dit Neagle, et ils n’en sont que mieux. »

Il me montre ensuite des peintures. Elles m’intéressent, car j’y vois une heureuse disposition à s’affranchir de tout ce qui est aléatoire dans le passé pour faire un art essentiellement américain. Elles ne sont pas toujours très claires mais elles sont un repos contre ce qui se comprend trop facilement.

Nous ne pouvons pas parler de New-York sans parler de sa vie intellectuelle. On dit que Boston, par ses traditions, est plus cultivée ; mais New-York présente une culture plus diversifiée. L’apport des étrangers y est très considérable. Les Américains importent tout ce qui a un nom et une valeur, c’est pourquoi leurs universités abondent en professeurs de renom, leurs théâtres font entendre les artistes les plus réputés. Les génies français, slaves, italiens et autres créent une atmosphère à part. C’est peut-être la ville au monde qui contient le plus grand nombre de célébrités. N’est-il pas un peu vrai que même nos Canadiens qui se sont fait un nom vont en recueillir les lauriers aux États-Unis ? C’est que les lauriers y sont dorés.

La littérature américaine n’a pas encore atteint le degré de perfection de la littérature européenne. Elle a peut-être grandi trop vite, elle s’est étiolée avant d’arriver à son plein épanouissement. Il lui manque une certaine mesure, cette sobriété qui rend la littérature française plus savoureuse. Elle est un peu surfaite comme leurs édifices et tout ce qui se fait aux États-Unis. Quand ils veulent imiter les auteurs russes ils sont plus russes que les plus russes d’entre eux ; s’ils sont symbolistes, ils laissent Mallarmé loin derrière eux. La forme que revêt la sensibilité américaine est généralement celle du conte qui leur est venu de France par Maupassant et que O’Henry a popularisé là-bas. Nul autre pays n’en publie autant, environ trois mille chaque année. Ce petit roman d’un chapitre s’adapte bien à leur état d’âme. Un nombre incalculable de magazines distribuent cette littérature à tous les foyers. Dans une si prolifique production, il y a de beaux épis mais il y a aussi beaucoup de mauvais grains. Le goût du lecteur y est peut-être pour quelque chose. On demande des contes d’aventures et de sentiment où tout finit bien. Le public américain se cabre contre les dénouements tristes où le traître n’est pas puni et les amoureux ne sont pas unis pour toujours.

Il y a quelque trois ou quatre ans on a publié un volume appelé « Grim 13 ». Il s’agit de treize contes soumis aux magazines les plus en vue et successivement refusés à cause de leur dénouement malheureux. Pour réagir contre cette folle terreur de ce qu’on appelle là-bas « The Unhappy Ending », on publia ces contes en volume sous le titre précité. Édouard J. O’Brien en fit la préface où il nous précise l’intention de cette publication.

On fait d’incessants efforts pour épurer le goût en relevant le niveau du conte. À cet effet, M. O’Brien, lui-même auteur de beaucoup de talent, entreprit de réunir chaque année les vingt meilleurs contes et de les publier en volumes. À cela il ajoute une nomenclature détaillée de tous les contes que chaque magazine publie. Les meilleurs sont marqués de trois astérisques, les bons de deux, les assez bons de un, et les médiocres n’en ont pas. La moyenne des contes excellents est publiée à la fin du volume dans un tableau d’honneur. L’idée qui préside à leur choix comprend une double épreuve qu’on peut appeler l’épreuve du fond dans laquelle on étudie les faits, les incidents, et l’épreuve de la forme dans laquelle on examine la manière dont les matériaux sont tissés en une forme permanente et artistique. Cette méthode peut paraître école primaire et ne manque pas de surprendre un Français qui n’admet pas qu’on classifie ses lectures en premier, deuxième, troisième accessit, mais elle a produit un bien considérable aux États-Unis. Elle a stimulé les auteurs à écrire avec plus de soin ; a éveillé les éditeurs à la réalité, et les a forcés de choisir leurs contes avec plus de circonspection. Je ne dis pas que les vingt élus chaque année soient nécessairement les vingt meilleurs, ce serait un peu pénible pour les autres. Ils sont les meilleurs selon M. O’Brien qui a le goût sûr, et si on désapprouve quelque fois son choix on admet qu’il est généralement judicieux. Les revues ne lui ont pas épargné leurs sarcasmes. Entr’autres le périodique humoristique « Life », qui n’admet pas de dogmes littéraires, lui décoche de temps à autre des traits acérés. Encore tout récemment il contenait la boutade suivante qui était prise du « Chicago Literary Times » :

« À l’attention de M. O’Brien.

« J’ai découvert le conte parfait. Il n’a pas de titre, mais l’auteur est Dodo, le fils de E.-F. Benson, âgé de quatre ans. Voici son histoire.

« Il y avait une fois un assassin qui avait les yeux jaunes. Sa femme lui dit : « Si vous m’assassinez vous serez pendu » : et il fut pendu le mardi suivant. »


Il est intéressant de noter que la meilleure classe de lecteurs a un penchant prononcé et qui semble sincère pour la littérature étrangère. Ils sont fort renseignés sur les littératures française, russe et autres. Ils connaissent de préférence parmi nos auteurs ceux des jeunes écoles les moins faciles, comme on s’y est plu à le dire. Ils commencent toujours par nous parler de Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, etc., et ils les connaissent souvent de façon à nous embarrasser.

Lemaître, qui cherchait à expliquer cette préférence, disait que les Américains et les Anglais n’ont rien à désapprendre pour lire nos auteurs avancés, tandis qu’il nous faut en quelque désapprendre notre langue pour en acquérir une autre. C’est sans doute un paradoxe, car il y a nombre d’Américains qui savent notre meilleure langue et la lisent dans nos auteurs les plus solidement français.

Ce que M. O’Brien fait pour les contes, un autre le fait pour la poésie. Chaque année, M. Braithwaite, critique de Boston, glane partout toutes les poésies qui méritent de survivre à l’oubli. Il a maintenant publié sept ou huit fort volumes, chacun d’eux embrassant une année d’efforts poétiques.

Un jeune Juif dont le nom m’échappe a tenté également de colliger les meilleurs poèmes tirés des revues universitaires dirigées par les étudiants. Tout ce triage a pour heureux résultat de tenir en éveil l’attention des auteurs américains et de les stimuler vers une plus grande perfection. On tient à l’honneur d’être parmi les fortunés survivants.

Il y a aux États-Unis un auteur qui excite chez les meilleurs lecteurs américains et chez tous les étrangers en général un engouement assez difficile à expliquer, c’est Paul Claudel. Avant la guerre, — j’ignore si la chose existe encore, — la plupart des villes allemandes avaient un club d’hommes de lettres dont le but était la lecture et l’étude de Paul Claudel. En Angleterre on fit, ces dernières années, une traduction soignée de toutes ses œuvres. Aux États-Unis, l’université de Yale nomma un comité pour préparer une autre traduction qui est à date.

Un professeur de Harvard me disait :

« Si toutes la littérature française disparaissait et que seules les œuvres de Claudel survécussent, elles suffiraient pour désigner à l’humanité le degré de culture qu’atteignirent les lettres françaises. »

Dans les grandes bibliothèques publiques la demande des livres français est considérable et des bibliothèques comme celles de Boston, New-York, Chicago sont admirablement pourvues de littérature française car on n’épargne rien pour répandre le goût de la lecture. Chaque petite ville a sa bibliothèque publique fort bien montée. Le temps viendra où tous nos villages canadiens auront aussi leurs bibliothèques. On se plaint que nos gens ne lisent pas. C’est peut-être parce qu’ils n’ont pas de livres. Si on mettait à leur disposition une bibliothèque, aux salles bien chauffées, bien éclairées et attrayantes avec un bon choix de livres à leur portée, ils apprendraient peut-être à utiliser les nombreux loisirs des petites villes canadiennes.

Nous partons de New-York et nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que tout contribue à faire de cette partie du pays une région pleine de promesses. La contiguïté de l’océan, l’abondance des pluies, la salubrité du climat, les prodigalités du sous-sol en trésors minéraux, les forêts, et tant d’autres circonstances favorables en font des villes comme Boston, New-York, Philadelphie et Baltimore.

Nous passons par Atlantic City. C’est à l’heure du bain. Il y aurait bien des commentaires à faire sur les costumes. Je crois qu’il vaut mieux les omettre. Des articles récents dans les journaux américains ont fait assez de bruit à ce sujet.

Nous rencontrons sur la route un convoi funèbre composé d’automobiles et le corbillard lui-même est une automobile aménagée à cet effet. Le cortège fait ses vingt-cinq milles à l’heure.

« Est-ce assez dégoûtant, dit un de nos compagnons de voyage, on veut même supprimer la majesté des enterrements d’autrefois qui avançaient lentement, au pas d’un cheval harnaché de tentures noires. Aujourd’hui vous avez à peine rendu le dernier soupir qu’on arrive avec un corbillard-auto trépignant et on vous emporte à quarante milles à l’heure pour se débarrasser de vous le plus promptement possible. »

Cette algarade de notre ami contre les enterrements modernes nous amuse. On a beau lui dire que quand on est mort on se soucie peu d’aller vite ou lentement. Mais sa mauvaise humeur n’est pas tout à fait calmée, il répond que si c’est égal pour les morts ce n’est pas à l’honneur des vivants. On admet qu’il a raison pour oublier ce petit incident.

D’ailleurs la revue « L’Automobile au Canada » avait récemment la note suivante :


LES MORTS VONT VITE


L’un des membres du Conseil municipal de Paris proposait, l’autre jour, de remplacer les corbillard à traction animale par des voitures automobiles dans le but d’empêcher l’arrêt momentané de la circulation au passage des cortèges funèbres.

Le conseiller, auteur de cette proposition, a déclaré que Paris était la seule capitale européenne où l’on se tient encore à la coutume des lentes processions funèbres de parents et d’amis reconduisant à pied le défunt à son dernier repos. Ces cortèges, a-t-il dit, interrompent la circulation dans les rues.

Commentant cette proposition, un journal de Paris dit qu’elle va probablement froisser les sentiments de certaines gens, mais que l’on finira par s’y habituer. Beaucoup de personnes qui marchent dans ces cortèges, dit-il, ne demanderaient pas mieux que de voir abolir cette mélancolique coutume.

Ici et là nous rencontrons des globe-trotters. Quelques-uns vont à pied, d’autres à cheval, d’autres en automobile. Hier nous en avons rencontré un qui menait une petite brouette devant lui dans laquelle étaient ses effets. Et ce matin à une auberge nous avons vu deux vieilles dames, les cheveux blancs, qui ont aussi entrepris de faire le tour du monde à pied. Elles espèrent le compléter avant de mourir. Dans toute cette légion de marcheurs et de marcheuses intrépides, je m’étonne que personne n’ait encore songé à faire le tour du monde à reculons.

Nous arrivons à Philadelphie. Dans la salle de lecture de l’hôtel, mon voisin, un jeune homme, jette par terre un magazine qu’il tient à la main et dit en grommelant : « Cette histoire est insipide. C’est écrit en style de professeur. » Ma curiosité est éveillée et je lui demande : « Qu’entendez-vous par style de professeur ? »

« C’est un style où l’on respecte la grammaire mais qui ne brille pas par l’originalité. »

« Le respect de la grammaire sert à quelque chose, lui dis-je. Il fait éviter bien des impairs. Quant à l’originalité, les professeurs sont comme le reste des hommes. Il y en a qui écrivent bien et il y en a qui écrivent mal. Ceux qui écrivent mal sont aussi bons citoyens que ceux qui écrivent bien et l’important est d’être honnête homme. Le reste est assez secondaire. »

« Vous ne les connaissez pas, poursuivit-il. Moi, je les connais. Je suis élève dans l’une de nos universités. Ils sont toujours si catégoriques. À les entendre on croirait qu’ils ont découvert la vérité. C’est un de vos auteurs français, Rémy de Gourmont, qui a dit : « Toute vérité est une illusion et toute illusion est une vérité. »

« D’abord parce que Gourmont a dit cela vous paraissez être certain qu’il ne pouvait se tromper. Il a dit bien des paradoxes pendant sa vie, désassocié bien des idées, nié bien des choses à commencer par la notion de patrie. »

« Mais au début des hostilités quand l’ennemi a envahi son pays, il n’a pas tardé à écrire un volume sous forme de lettres dans lequel il adore ce qu’il a brûlé et brûle ce qu’il a adoré. L’expérience vous apprendra qu’il y a une vérité absolue qui ne dépend pas du caprice des individus. Il serait pénible que nos croyances fussent à la merci de nos imaginations. »

Mon jeune homme prend congé de moi. De mon côté je me dirige vers l’hôtel de ville qui est le centre de la cité où aboutissent toutes les rues. C’est là où se réunissent chaque soir les prédicants ambulants, les parleurs publics. Il me plaît de les écouter en passant. Je remarque en premier lieu un vieillard, les cheveux en désordre, la barbe hirsute qui parle à tue-tête, une bible à la main. Il fait chaud. Il transpire, écume et n’a pas un seul auditeur. Je l’approche pour savoir de quoi il s’agit. Cela l’encourage, il parle plus haut, fait des efforts inouïs. Ce qu’il dit est si touffu, si confus que je n’y comprends rien. C’est sans doute un dément qui a la manie de parler.

Je me dirige vers un groupe assez considérable d’hommes qui écoutent un discours sur le socialisme. Par son accent, l’orateur doit être juif. Mais il ne dit rien de nouveau. Plus loin on écoute une harangue sur le bolchévisme. Il y a plusieurs autres orateurs. Tous s’accordent sur un point : la condamnation de la société moderne.

Comme je retourne à l’hôtel j’entends le bruit du tambour. C’est l’Armée du Salut qui parade. Un d’eux sort des rangs et fait un prêche dans lequel je ne trouve rien à reprendre bien qu’il soit dilué en beaucoup de mots et débité avec trop d’efforts oratoires. Une foule assez grande stationne pour écouter. On passe la sébile. Je constate que tout le monde donne généreusement. Je me demande si l’Armée du Salut est une religion, ou simplement une société philanthropique, lorsque quelqu’un me dit que c’est une organisation à la fois religieuse et militaire. Les membres portent le nom de soldats, et sont divisés en corps d’armée ou postes. Plusieurs postes forment une section ; plusieurs sections une division. Les postes sont commandés par des officiers, les sections par des majors, et les divisions par des colonels. Un commandant en chef est préposé à une division qui opère chez une nation. Le fondateur, William Booth, s’était décerné le titre de maréchal dont a hérité sa fille, car les grades sont donnés aux femmes aussi bien qu’aux hommes. On appelle la prière « knee-drill ». Leurs journaux les plus importants sont, en Angleterre, « The War Cry » ; en France, une feuille intitulée « En Avant ! »

Bientôt nous sommes en vue de Gettysburg, restée célèbre par sa bataille du mois de juillet 1863 entre l’armée du général Meade et l’armée des confédérés du général Lee où celui-ci fut défait. Cette défaite marque une nouvelle orientation entre le sud et le nord. Le champ de bataille a été converti en Parc National où nous voyons des monuments érigés aux soldats des deux armées.

Toute cette partie du pays est historique. Washington l’aurait fréquentée pendant ses campagnes. Tous les hôtels et toutes les auberges ont leur chambre où a couché le célèbre chef. On ne manque jamais de dire à chaque voyageur : « Je vais vous donner la chambre qu’a occupée Washington. » Après cela, on se demande comment un général qui dormait si copieusement trouvait le temps de faire la guerre. Nous continuons notre route, passons Pittsburg, ruche d’activité ; Colombus, siège d’une belle université de l’état d’Ohio, et arrêtons à Dayton. Nous y passons une journée. Il pleut. Sous la vérandah de l’hôtel un monsieur commence à me lire son journal à haute voix. C’était pourtant assez de la pluie. Décidément il me prend pour une victime facile. Il y a donc des fâcheux partout. Après avoir lu son journal il commence à me parler du radium, cette merveilleuse découverte, et il ne tarit pas. J’avais observé une minute auparavant qu’il lisait l’encyclopédie britannique à la lettre R. En effet il venait de lire l’article sur le Radium et il était encore tout plein de son sujet. Je lui donne la satisfaction de briller à son aise. Il finit par me parler de sa famille. Ah le fâcheux ! Et je songe à la triste vérité des vers d’Horace :


Ibam forte via sacra, sicut meus est mos,
Nescio quid meditans nugarem, totus in illis ;
Accurit quidam, notus mihi nomine tantum,
Arreptaque manu : “Quid agis, dulcissime, rerum ?


Le temps se met au beau. Nous sortons visiter la ville. Les guides américains ont cette particularité que si nous visitons un monument, un édifice public, ils ne manquent pas de nous dire d’emblée :

« Cela coûte tant de milliers de dollars, cela a tant de pieds de large, de haut, de long ; c’est ce qu’il y a de mieux au monde. » Ils semblent conclure que c’est beau parce que c’est coûteux et gigantesque.

Le lendemain nous atteignons Saint-Louis après un court repos à Indianapolis. Saint-Louis ressemble un peu moins aux autres villes américaines. C’est une magnifique ville de forme rectangulaire à cinq cents pieds au-dessus de la mer. Sa population est de 687, 000 âmes, ce qui en fait une importante ville des États-Unis. Les catholiques y forment la moitié de la population et comptent une centaine d’églises.

À l’hôtel, j’entends sans le vouloir une dame discourir sur le dévergondage des jeunes filles modernes. Je soupçonne que c’est une moins jeune fille dont les succès ont dû être rares et qui en vieillissant tourne à l’aigreur. Elle mêle ses remarques d’exclamations : « De mon temps, on faisait comme cela, de mon temps on ne faisait pas comme cela, » et je songe à la nature humaine qui a dû beaucoup changer depuis cet heureux temps. Mais pourquoi presque tous ceux qui ont atteint un certain âge trouvent-ils la génération actuelle moins vertueuse que la précédente ? C’est sans doute qu’ils oublient.

Le lendemain matin, nous sommes éveillés avant le jour par un cyclone de touristes qui parlent avec volubilité, font claquer les portes, s’engouffrent dans les corridors en un ouragan. Des voix perçantes de femmes dominent le tumulte. Et je pense aux mots de Paul Claudel :

Faites que je sois comme un semeur de silence.

Nous nous levons déjà aigris contre la ville toute entière, mais il suffit de promener les regards autour de nous pour entrer dans des sentiments plus sereins et plus amicaux.

Nous visitons quelques églises. En général nous pouvons dire que les églises des États-Unis sont assez belles. Quelques-unes cependant sont un peu déparées par un certain faux surfait. Les plus charmantes sont les petites églises de campagne, si humbles, si blanches, qui sont là comme des prières. L’idée d’utilité, d’adaptabilité aux circonstances semble avoir présidé à la construction des églises du pays, assez vastes pour répondre aux besoins d’une population toujours croissante ; bien aérées, bien chauffées en hiver, elles sont plus commodes que belles. Quelqu’un qui revenait de France faisait la remarque que les églises sont belles mais qu’on y est mal assis. Ici on peut dire qu’on y est toujours à l’aise.

Le pays que nous traversons les jours suivants est monotone d’aspect, les champs fertiles s’étendent au loin agrémentés à de rares intervalles par un bouquet d’arbres peu vigoureux. On semble cultiver de préférence le maïs et le blé. On ne peut que déplorer l’incurie des habitants des diverses localités du mauvais état de leurs chemins. Ils sont non seulement impraticables mais dangereux. On conçoit difficilement que des gens puissent passer leur vie desservis par des routes aussi exaspérantes. Elles doivent être la ruine de leurs montures et la source d’ennuis sans nombre. Les villages disséminés à quelque dix milles les uns des autres n’ont pas ce cachet qu’on retrouve dans les autres états. Ils sont plutôt ternes et stagnants. D’autre part, la population y est très simple, affable et serviable pour l’étranger. Cette partie de l’état du Missouri n’attend que des routes pour atteindre son plein développement. On peut presque dire que les bons chemins sont les canaux du progrès. La fertilité de la région se manifeste partout. Les arbres sont d’un vert profond, les herbages, touffus et vivaces, verdissent de loin en loin où s’ébattent de superbes chevaux, des mulets à l’air têtu et des troupeaux de pourceaux.

Pendant que nous courons sur la route nous faisons lever des légions de charmants oiseaux aux couleurs variées, qui étaient venus farfouiller dans la poussière du chemin. Et nous faisons fuir par sauts et par bonds des petits lièvres qui exploraient l’univers. Ce soir le paysage est si immobile qu’on le dirait peint sur une toile. Nous passons la nuit à Saint-Joseph, ville de 100,000, bâtie sur des falaises et noyée de verdure. Nous sommes aux confins du Missouri.

Toujours poussés en avant, nous arrivons bientôt dans Hasting. La journée est torride. L’air flamboie. La brise est d’une chaleur d’incendie. Les bêtes affaissées cherchent la fraîcheur dans l’herbe. La vie semble suspendue. Seul un oiseau dont j’ignore le nom arrive et jette un cri strident, un vrai cri de détresse, et repart.

Pour éviter l’atmosphère surchauffée des chambres d’hôtel, nous décidons de nous installer dans le parc réservé aux touristes. Nous avons une tente que nous dressons en quelques minutes et nous sommes chez nous. Chaque ville, chaque village a son parc pour recevoir les étrangers. Ce soir, il y a au-delà de deux cents automobilistes qui, comme nous, ont élu domicile à l’ombre du parc. Quelques-uns ont toute leur famille avec eux, depuis le grand-père, la grand’mère, les enfants, jusqu’au chien, le chat, le perroquet et les oiseaux de Canarie. Il est intéressant de voir, à l’ouverture des tentes, l’ancêtre assis sur un pliant, Patou qui surveille, Minet qui se lave, le perroquet qui enrichit son dictionnaire, les oiseaux qui chantent les dernières nouveautés pendant que les enfants s’ébattent sur la pelouse.

Voilà quelqu’un qui se met à chanter “The Sheik of Araby”.

C’est à propos. En effet, c’est très Arabie, ces deux cents tentes qui blanchissent la profondeur du parc. Le soir apporte avec lui une fraîcheur bienfaisante. Après nous être reposés nous partons à la recherche d’une église catholique. Nous avisons un brave homme qui n’a pas l’air malin et lui demandons s’il y en a une dans le village.

« Il n’y a pas d’église catholique ici, » nous répondit-il avec la plus imperturbable assurance. Cela ne laisse pas que de nous surprendre qu’une ville d’une centaine de mille âmes qui n’a pas d’église catholique. Nous posons la même question au premier gendarme rencontré :

« Mais oui, dit-il, à deux pas d’ici. » En effet, nous trouvons une belle grande église. »

Je me rappelle qu’à Peekhill l’abbé Walsh nous avait dit qu’à New-York nous ne devions demander nos renseignements qu’à la police. Le conseil est bon, même en dehors de New-York.

Le hasard veut bien que l’assistant du Curé soit un canadien-français, l’abbé Bergeron, autrefois du diocèse de Québec.

De Hasting nous nous rendons à Denver, Colorado, situé à une élévation de cinq mille deux cent quatre-vingt pieds. Le climat nous paraît des plus agréables, sec, salubre. Les journées peuvent être chaudes mais les nuits sont toujours fraîches. Nous sommes à une quinzaine de milles des montagnes Rocheuses, dont les hautes telles que Pikes-Peak, Long’s Peak, s’élèvent à quatorze mille pieds dans l’air. Nous voyons pyramider à l’horizon leur sommet recouvert d’une couche de neige qui étincelle au soleil. Nous ne pouvons nous empêcher d’admirer dans les gorges des parcs bien boisés, fort fertiles qu’on nous dit avoir été autrefois des lacs qui se sont desséchés. Ce sont des endroits recherchés, à cause de leurs conditions climatériques, par les neurasthéniques et les tuberculeux. Cette partie du pays est formée par des terrasses séparées les unes des autres par des failles étendues sculptées, de profonds et larges ravins, aux parois verticales.

Nous passons quelques jours à Denver, nous commençons à avoir la nostalgie du pays. Nous décidons de revenir en brûlant les étapes. Cependant Chicago nous retient quelques jours. Nous y arrivons par une chaleur intolérable. La foule défile triste, abattue et fatiguée. Elle va dans cette chaleur comme poussée par une destinée mauvaise. Des panaches de fumée s’élèvent des manufactures obscurcissant la façade des boutiques. De temps à autre le soleil perce cette buée mais il accentue encore l’expression de lassitude de ce peuple. Dans la partie riche d’élégants équipages stationnent aux portes des demeures prétentieuses. L’armée des travailleurs passe sans y prendre garde. On pourrait craindre que ce luxe n’excitât la convoitise. Il n’en est rien. Chez ce peuple démocratique où l’argent ouvre tous les rangs et achète tout, il y a espoir pour tout le monde d’arriver à l’opulence. On dit qu’en Europe, le peuple veut faire descendre les riches à son niveau. Aux États-Unis, les pauvres veulent s’élever au niveau de ceux qui sont parvenus.

Chicago rivalise certainement avec New-York et je ne sais pas s’il ne l’emporte pas sur certains points. Son université est une des plus riches, des mieux outillées et des plus complètes des États-Unis. Son personnel enseignant est d’une rare excellence. Ce qui fait la force des universités protestantes est la supériorité de leurs professeurs. Ils savent qu’elles vaudront ce que valent leurs professeurs, et ne reculent devant aucun sacrifice à l’effet de se procurer les meilleurs. C’est une inspiration et un stimulant pour l’élève de travailler sous de tels maîtres. Je ne m’arrête pas aux nombreux programmes qu’on y enseigne. Je passe à l’enseignement du français qui m’intéresse plus directement. Le cours français y est d’une rare qualité. Je converse avec des élèves qui l’ont suivi. Leur facilité de s’exprimer m’étonne tout autant que leurs connaissances de notre littérature, de nos auteurs et de nos mouvements littéraires. Ils ont lu tout ce qui vaut la peine d’être lu. Pour cela leurs professeurs sont d’une précieuse assistance. Je rentre à mon hôtel encouragé par ce que j’ai vu et entendu. Je regrette que les catholiques américains de langue anglaise fassent si peu pour imiter leurs compatriotes les protestants. Dans leurs universités que j’ai visitées, j’ai trouvé le français fort mal enseigné, sans aucune facilité de lecture.

Le dîner allait se passer sans incidents, quand un vieux monsieur, aux cheveux longs retombant sur ses épaules, que je prends pour un artiste, met le feu à la nappe en allumant son cigare. Heureusement le garçon de table éteint l’incendie et me dit :

« C’est un habitué, un écrivain, qui met le feu comme cela de temps à autre. Il est distrait. Ils sont inouïs ces hommes de lettres. »

Il y a déjà plus de deux mois que nous sommes partis. Nous décidons donc de rentrer au pays le plus tôt possible. Nous traversons la frontière. Nous ne pouvons nous empêcher d’éprouver un bien-être envahissant à l’idée que notre voyage touche à sa fin sans encombre et sans tracasseries trop grandes. Quelqu’un a dit : « C’est beau de partir mais c’est encore plus beau de revenir. » Sans vouloir lui donner raison, il ne se trompait pas tout à fait.

Des paysages qui ne sont plus inconnus nous sourient d’un air familier. Ce sont d’anciens amis que nous retrouvons, que nous aimons mieux après un voyage comme celui-ci : la verdure de nos forêts, les contours de nos collines, les ondulations de nos champs, la tranquillité des maisonnettes de nos cultivateurs. Nous avons vu un pays plus riche, plus actif, des villes nombreuses où se heurtent tant d’existences humaines, une nature plus cultivée, un climat plus doux, à certains endroits presque tropical, mais rien ne peut remplacer l’harmonie, la paix et la sérénité de nos campagnes et de nos hameaux.

S’il est vrai, comme on l’a dit, que c’est en voyage que l’on connaît réellement un homme, je dois dire que l’épreuve a été favorable à mes compagnons. Ils ne se départirent pas un seul instant de leur bonne humeur et de leur entrain. En dépit des mauvaises routes, des retards, de la pluie, de la chaleur, de tous les ennuis, ils ont toujours eu le bon mot, le sourire épanoui et la plus constante gaîté. Leur exubérance était contagieuse et rassérénait quand les circonstances étaient des plus exaspérantes.

En finissant ces notes prises au jour le jour, je leur dois ce témoignage et toute ma reconnaissance pour leur bonté qui a rendu possible ce voyage qui se termine si heureusement.