Les dépaysés/L’Attente

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Éditions Édouard Garand (p. 38-44).


L’ATTENTE


Jeanne était née dans la maison blanche d’une ferme qu’on s’était léguée de père en fils depuis plusieurs générations. Ses yeux s’étaient ouverts sur des prairies verdoyantes. Elle avait appris à connaître tous les secrets, les pentes, les collines et les retraites de cette ferme qui vallonnait de loin en loin. Toute jeune, elle en avait parcouru tous les sentiers, exploré toutes les cachettes, en avait connu chaque arbre et chaque pierre. Tout cela lui parlait un langage qu’elle comprenait et auquel elle répondait de toute l’ardeur de sa jeunesse. Les champs, les chemins, les forêts avaient fini par prendre pour elle une personnalité à part.

Au cœur des chauds après-midi, lorsqu’elle venait se rafraîchir à l’ombre des épinettes aiguës et des peupliers frissonnants, elle donnait un nom spécial aux choses qui l’entouraient selon leur nature et leur caractère. Ensuite, elle se levait et aurait voulu courir à l’infini sur les pelouses jonchées des aiguillettes glissantes des pins. À la saison des labours, elle allait dans les champs respirer jusqu’à l’ivresse l’odeur agreste et forte qui se dégageait de la terre fumante. Lorsque les blés et les avoines blondissaient le sol, elle venait écouter leur murmure dans le silence tumultueux des jours de juillet. Et quand il pleuvait, elle regardait la terre boire et s’enivrer dans cette orgie. Elle-même se sentait grisée par la tiédeur humide des jours pluvieux.

Elle connaissait aussi tous les habitants du village, savait que leurs voisins étaient de braves gens dont le fils Paul, un peu plus âgé qu’elle, était devenu une partie du décor qui l’entourait. Elle le voyait aller, venir, travailler, sans s’en préoccuper davantage que des autres personnes parmi lesquelles elle vivait. Mais cet été, elle l’avait remarqué avec plus de complaisance, elle aimait à le suivre des yeux lorsqu’il allait aux champs, le surveillait travailler, et avait fini par connaître toutes ses habitudes. Toute sa vie l’intéressait maintenant d’une façon étonnante. Elle se plaisait à l’observer lorsqu’il passait dans le sentier qui longeait la clôture séparant les deux fermes, ne pouvait s’empêcher de l’admirer au travail, soit aux semailles, soit aux moissons ; elle aimait ses gestes, la force et la souplesse de ses mouvements. En effet, il était beau et fier dans la lumière dorée. Et le soir, elle songeait à ce qu’elle avait vu le jour. Il prenait à présent des proportions de héros. Elle le voyait agrandi, le front auréolé dans le soleil du midi qui l’illuminait. Elle l’aimait. Elle l’aimait de toute la poussée de sa jeunesse ardente. Elle l’aimait comme elle respirait, naturellement, sans se douter que ce fût de l’amour. Il occupait à présent sa pensée tout entière. Elle le cherchait des yeux à l’horizon, dans les prairies où ses occupations pouvaient l’appeler. Et lorsqu’elle l’avait trouvé, tout son cœur s’en allait vers lui dans un élan suprême. C’était à chaque moment du jour le divin chant de l’amour qui remplissait son âme. Ce sentiment était à la fois si doux et si violent, qu’elle se sentait défaillir de bonheur. Elle le revoyait dans tout ce qui l’entourait : dans les arbres, auxquels elle comparait sa robustesse ; dans les sources harmonieuses, auxquelles elle comparait la limpidité de son regard ; aux fruits empourprés, auxquels elle comparait sa jeunesse si fière ; aux champs tumultueux d’émoi, où elle voulait voir les multiples aspects de sa chère âme. Son amour grandissait tous les jours, élevait autour d’elle une muraille sonore qui la devançait en tout lieu. Toujours elle se promenait dans les colonnades de cet amour, aux accords de son cœur qui exultait d’allégresse.

Pourtant, Paul n’avait rien fait pour encourager un sentiment aussi profond, qu’il ignorait par ailleurs. C’est à peine s’il la saluait distraitement lorsqu’il la rencontrait sur la route, mais elle voyait dans ses salutations des preuves qui donnaient à son amour de nouveaux envols. C’était maintenant une chanson éperdue dont tout son cœur était endolori. Elle y pensait toujours, de toute la puissance d’un amour impuissant. Cette dévotion silencieuse commençait à se lasser de rencontrer sans cesse le regard indifférent de celui pour lequel elle aurait tout sacrifier.

L’été et l’automne étaient passés. L’hiver achevait et Paul restait toujours le même, indifférent et distrait. Au commencement du printemps, sa mère mourut. Ce fut pour Jeanne une occasion de se rapprocher de lui. Pendant qu’on veillait la morte, elle y alla plusieurs fois, mais soit que Paul fût sorti ou occupé ailleurs, elle ne le vit pas. Elle comptait sur le matin des funérailles pour lui exprimer ses sympathies. Elle s’y rendit, mais Paul était déjà si entouré par ses parents et amis, si affairé par les préparatifs du convoi funèbre, qu’elle ne put lui parler. Elle alla à l’église le cœur gros à éclater. Si elle ne se fût pas retenue, comme elle eût pleuré, dans cette église, d’amour vrai et sincère ! Elle voyait Paul en avant, non loin du catafalque. Comme il était beau, fier et digne dans son complet noir, et en même temps, comme il paraissait triste et seul ! S’il avait voulu, elle aurait été pour lui une épouse et une mère. Elle l’aimait assez pour remplir ces deux rôles de la femme. Qu’elle eût entouré sa vie d’affection et de soins ! Cette pensée faisait monter des larmes qui lui brûlaient les yeux. Le service terminé, on alla au cimetière. Là encore, elle ne put, elle n’osa s’approcher de Paul, s’en retourna chez elle ayant perdu cette unique occasion de lui parler. Et elle fut triste jusqu’à vouloir mourir.

Les jours passaient. Le printemps était venu et parti. C’était maintenant l’été. Paul était toujours silencieux, ne paraissant pas se douter de l’existence de sa voisine. Les gens disaient devant elle qu’il faudrait bien qu’il se mariât pour remplacer sa mère au foyer. Ces propos lui étaient doux et pénibles ; doux par ce qu’ils laissaient entrevoir d’espérance, et pénibles, par ce qu’ils laissaient percer de déception et d’amertume.

Jeanne sortait moins à présent. Elle préférait rester chez elle, l’esprit rivé à cet amour qui lui meurtrissait le cœur. Cette grande pensée, constante jusqu’à l’obsession, habitait avec elle à tous les moments du jour et de la nuit, martelait ses tempes, faisait d’elle un lent martyre. Dormait-elle, que cet amour prenait la forme d’un songe qui la harcelait. À son réveil, elle ressentait l’aiguillon de cette même pensée aiguë qui la tourmentait dans toutes les fibres de son être.

Nous étions au mois d’août, mois des moissons. Un lundi, Jeanne était sortie pour aller porter le goûter à son père et à ses frères qui travaillaient aux champs ; elle rencontra Paul dans le chemin creux qui côtoyait leur ferme.

« Bonjour Jeanne », lui dit-il. « Je voudrais vous parler », continua-t-il résolument.

Elle sentit tout chavirer autour d’elle. Son cœur battait dans sa poitrine une si étrange musique, qu’elle paraissait remplir tous les champs de ses ondes sonores. Elle s’approcha machinalement, s’accouda sur la clôture, et attendit les paroles qu’elle attendait depuis tant de mois. Paul avait arrêté son cheval, se pencha vers elle, et lui dit :

« Vous savez qu’il nous faut remplacer notre mère morte. J’ai songé que vous voudriez bien être pour moi celle qui n’est plus. Ne me répondez pas maintenant, j’irai chercher votre réponse dimanche soir. »

Il leva les guides et partit. Jeanne resta sur place à regarder sans voir les moucherons qui voletaient. Il se fit autour d’elle un immense murmure qui la noyait de ses harmonies, et ensuite, un vaste silence où elle n’entendait que les pulsations de son cœur faisant la même étrange musique. C’était un chant lointain, doux et puissant, qui montait, augmentait, éclatait comme la marée à midi. Elle tressaillit, regarda à l’horizon, vit des hommes qui fauchaient. Leur présence la rappela à la réalité, mais à une nouvelle réalité. Des oiseaux passaient, jetaient des notes vibrantes, des peupliers frissonnaient, un silence verdoyant remplissait les prairies que seul troublait le rythme des faux. Ce fut pour Jeanne une semaine d’ivresse. Elle gardait son cher secret au fond de son cœur sachant qu’il serait assez tôt dévoilé. Elle était heureuse jusqu’à l’absorption de tout son être dans un monde nouveau.

Le jeudi de cette semaine fut une journée torride. À midi, l’air était enflammé par un soleil de plomb et impitoyable. Les bêtes haletaient épuisées de chaleur, cherchaient de la fraîcheur dans les rivières et au creux des vallées. Tous les insectes se dérobaient derrière des brins d’herbe qui leur servaient de parasols. C’était dans la nature un affaissement général. Seuls les hommes devaient travailler pour mettre à l’abri ce qui était fauché. Paul était de ceux-là. Il fallait sauver la récolte, car cette chaleur et ce calme annonçaient l’orage. Les hommes en sueur et assoiffés allaient se rafraîchir à une petite source. Paul y alla plusieurs fois et but sans s’inquiéter davantage. On finissait le travail quand l’orage éclata prompt comme l’éclair. Encore loin de la maison, on rentra trempé jusqu’aux os. Après cette journée d’intense chaleur la pluie était froide. En se mettant au lit, Paul frissonna et se sentit fiévreux, mais ne se douta pas que ce pût être grave. Au milieu de la nuit, il s’éveilla avec une forte fièvre et n’éveilla personne. Le matin, il était trop malade pour se lever. On appela le médecin. Il n’eut pas de difficulté à diagnostiquer une pleurésie foudroyante. Le mal progressait d’une façon alarmante, et Jeanne ne savait encore rien. Ce ne fut que le soir du vendredi que ses frères, intrigués par les allées et venues de leurs voisins, allèrent se renseigner et vinrent lui dire que Paul était malade, sans préciser davantage. Elle se sentit subitement angoissée, mais ne croyait pas à un danger prochain. Or, cette nuit, le mal prit une tournure si grave que le jeune homme expira vers le matin. Elle était encore dans sa chambre, à arranger des fleurs qu’elle avait mises la veille devant la statue de la madone pour sa guérison, quand on vint lui apprendre sa mort. Elle resta muette, pâle et hagarde. Sa raison venait de sombrer dans le néant des choses. Dans sa folie, elle continuait à caresser son beau rêve. Le dimanche soir, elle revêtit sa plus belle robe et attendit que son fiancé vînt chercher sa réponse.

Depuis, tous les dimanches soirs, à la même heure, elle attend celui auquel elle avait promis cette réponse.