Les dépaysés/En Marge de la Vie des Saints

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Éditions Édouard Garand (p. 45-47).
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EN MARGE DE LA VIE DES SAINTS


Dom Pacôme achevait sa quotidienne instruction à ses moines :

« Je vous répète, l’obéissance est le chariot de toutes les vertus. Il n’y a pas d’humilité sans elle, il n’y a pas de sainteté sans elle. Ainsi, je défends à Dom Nicophore de faire des miracles sans notre spéciale permission. La reconnaissance de tant de guérisons cause trop de bruit dans notre couvent pour que notre vie intérieure n’en soit pas troublée. »

Les moines dans leur stalle penchaient leur tête mystique. Les lignes sévères de leurs formes expiraient dans les ténèbres de la chapelle oblongue. Un par un, ils vinrent faire une génuflexion devant l’autel et disparurent par une porte latérale. Leurs sabots d’où sortaient des brins de paille chantaient sur les dalles froides. De leur bure émanait la robuste senteur des corps ardus et de la terre forte. Ils se retirèrent dans leur cellule pour reposer leurs membres jamais dévêtus. Dehors, la nuit printanière aimait dans le mystère des choses.

À deux heures, lorsque l’aube luttait de naître, les moines se levèrent, indifférents à la nuit et à l’aurore, mornes et silencieux dans la terreur du jugement, pour aller prier. Leurs voix s’élevèrent :


Jam lucis orto sidere
Deum precemur supplices
Ut in diurnis actibus
Nos servet a nocentibus.

Après avoir mangé debout le repas du matin, ils se séparèrent, perpétuellement silencieux, allant à la tâche assignée.

Ce jour, Dom Nicophore devait faire des courses au village voisin. Il s’engagea dans les sentiers de la montagne. Sur toutes les choses la lumière créait des nœuds lumineux. Les feuilles des arbres s’ourlaient de clarté. Des oiseaux, des insectes, mille petits êtres vivants s’agitaient, se préparant à leur œuvre de création. Dom Nicophore, chose brune qui bouge, passait et descendait parmi cette vie qui se donne et reçoit. Son chapelet sur sa jambe chantait et adorait dans le silence habité du sentier. Son crâne tonsuré, livide et lumineux, effleurait les feuilles qui tressaillaient d’une joie féconde.

Il entra dans le village. Des femmes accouraient pour se faire bénir. Cet homme de néant et de force, par sa rayonnante présence de pauvreté, infusait à ce village une vie supérieure qui l’enveloppait et l’élevait. Il passa, bénissant, obéissant, priant. À sa vue, les âmes sentaient meilleures, et lorsqu’on lui apportait des malades implorants, il se dégageait disant : « Je suis rien, je ne peux qu’obéir ».

Il allait gravir la montagne pour rentrer au couvent. Sur le bord de la route, des ouvriers et des maçons construisaient une haute maison. Les échafaudages s’enchevêtraient dans la clarté. Des hommes montaient, descendaient, portant des pierres et des outils. Un ouvrier au haut d’une tour achevait d’en cimenter les dernières pierres. Son échafaud bascula. Masse rapide dans l’espace, il allait se briser sur un amoncellement de pierres.

Dom Nicophore étendit les mains, rayons de force.

« Je ne peux, je ne peux qu’obéir, attendez, que j’en obtienne la permission ». Il s’élança dans la montagne. Doux moine violent, affolé d’obéissance et de charité dans la montagne superbe, chose brune aux sandales sur les cailloux montants, moine épris de soumission, courant et gravissant dans la lumière étonnée à la recherche du supérieur qui seul pût permettre de sauver la vie de l’homme qui allait la perdre sur les angles d’une pierre.

La permission obtenue, nouvelle course affolante dans les chemins descendants. Moine ailé de force et de candeur, chose ardente vers la vie.

Près de l’échafaud, l’homme était toujours suspendu dans l’air, attendant le retour de Dom Nicophore. Il étendit les mains, rayons de douceur qui soutient, et il tomba doucement dans les bras du moine.

L’obéissance avait triomphé.