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Les derniers Iroquois/06

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Lécrivain et Toubon (p. 83-96).


CHAPITRE VI

léonie de repentigny.


Le lendemain de cette tragédie, Léonie s’éveilla dans sa jolie chambrette, chez son père, M. de Repentigny, riche propriétaire canadien-français, qui occupait une charge considérable dans le gouvernement colonial.

Nous avons peu de choses à ajouter pour compléter le portrait physique de la jeune fille. Elle rendait exactement le type canadien. Sa figure était pleine, très-fraîche, d’une carnation qui annonçait l’exubérance de la santé. Elle avait les yeux bruns, fort clairs, pétillants de malice. Son nez, petit, d’une coupe aimable, gentiment retroussé, se serait bien gardé de démentir l’expression du regard. Une fossette au menton ne lui messeyait pas du tout ; et ses lèvres, aussi purpurines que des pommes d’amour, appelaient les baisers.

Taille médiocre, du reste, épaules larges, arrondies, riches en promesses ; une prédisposition marquée à l’embonpoint ; les mains petites, grosses un peu, rougeaudes, nous l’avouons ; les doigts courts, encore noués, le pied à l’avenant.

Ce qui n’empêchait pas mademoiselle Léonie de Repentigny d’être citée parmi les belles de Montréal et de Québec, et ce qui ne l’empêchait pas non plus de laisser pressentir, sous sa piquante physionomie de pensionnaire, une future femme extrêmement gracieuse.

Depuis un hiver elle avait quitté le couvent du Sacré-Cœur, où elle avait été élevée.

Parlerai-je de son moral ? C’est chose difficile, pour ne pas dire impossible. En général, le cœur des jeunes filles est un livre fermé aux curieux. Il en est qui le nomment grimoire.

Mais ce vocable est si impertinent que je m’en voudrais de l’employer.

Léonie avait reçu l’instruction commune. Elle savait parfaitement son Histoire sainte, rien ou presque rien de l’histoire du reste du monde ; on l’avait teintée de géographie ; elle se tirait aisément des quatre premières règles de l’arithmétique, dessinait au besoin des paysages dont les lignes n’étaient pas démesurément cagneuses, taquinait un piano sans excès de cruauté et arrachait de son gosier des notes ni plus ni moins fausses que la plupart des petites personnes de son âge et de son rang.

J’oubliais un point essentiel : Léonie de Repentigny dansait à ravir. Pas n’est besoin donc de dire que, de tous les plaisirs, le bal était celui qu’elle préférait.

« Bon cœur, mauvaise tête, » ainsi la qualifiaient dans leurs Bulletins les dames religieuses qui avaient fait son éducation.

Comme on a vu qu’elle était spirituelle, ce mot de ses institutrices nous dispense très à propos de nous appesantir davantage sur le caractère de notre héroïne.

Quoique élégant, son appartement n’offrait pas toutes ces futilités coquettes qu’une Française eût aimé à y trouver. Comme le sont, en général, les chambres à coucher américaines, y compris celles des dames dont la vie mondaine se passe au salon, et dont la chambre à coucher est un sanctuaire inviolable, même pour les domestiques mâles, la pièce occupée par Léonie de Repentigny était simplement meublée : on y remarquait un lit tendu en soie bleu-clair, comme les rideaux des fenêtres, une petite table à ouvrage, un rocking chair (sorte de berceuse), et quelques chaises en damas bleu de la même nuance que le lit et les rideaux.

Le plus grand luxe, c’était le tapis qui recouvrait le parquet. Ce tapis, à ramages blancs et bleus, provenait de nos meilleures manufactures françaises.

Les murs de la chambre, nus, semblaient plaqués d’albâtre, tant leur blancheur mate était immaculée !

Une petite salle de bain et un cabinet de toilette étaient contigus à cette chambre.

En s’éveillant, Léonie se sentit énervée. Il était huit heures du matin ; suivant l’habitude des maisons américaines, on sonnait le premier coup du déjeuner.

— Bon, se dit la jeune fille en entr’ouvrant les rideaux, et en étirant ses membres, afin de leur rendre leur élasticité ; bon, j’ai encore une demi-heure pour me reposer, plus une autre grande demie pour m’habiller ! C’est bien plus qu’il ne m’en faut. Au couvent, nous n’avions que dix minutes, et encore il fallait se lever à des heures, — elle se prit à bâiller nonchalamment et découvrit deux rangées de dents superbes, — à des heures qu’on n’y voyait goutte. Ah ! quel bonheur d’en être sortie ! si ce n’était cet ennuyeux sir William qui me fatigue du matin au soir avec ses protestations, je n’échangerais pas mon sort pour celui d’une reine. Mais comme je suis courbaturée ! Cet accident d’hier, grand Dieu, je n’ose y songer… sans le brave pilote, j’étais perdue ! Ce n’est pas sir William qui m’aurait sauvée ! Il pensait bien plutôt à sa chère personne qu’à moi ! Oh ! je me souviendrai de sa conduite ! Aujourd’hui j’irai à Notre-Dame-de-Bon-Secours et je brûlerai un cierge à la sainte Vierge pour la remercier de sa protection. Je suis bien sûre que c’est elle qui a inspiré au sauvage l’idée de m’assister…

Léonie s’arrêta un instant, fit une courte prière mentale ; puis elle continua :

— Comme la destinée est donc singulière ! je rêvais justement d’aventures au moment où la catastrophe est arrivée. Je songeais même à l’Indien. Quel air noble il a ! quelle fierté dans ses traits !…

Surprise par cette réflexion, elle devint rouge comme une grenade et jeta autour d’elle un petit coup d’œil inquiet, craignant qu’il n’y eût dans la chambre quelqu’un qui l’observât.

— Enfin, reprit-elle comme pour chasser une pensée dont la convenance lui paraissait douteuse, heureusement que mon cousin et ma cousine Cherrier s’en sont tirés sains et saufs. Je me serais toujours reproché le mal qui aurait pu leur advenir, car c’est pour m’être agréables qu’ils sont descendus de Toronto à Montréal. Louise voulait que Xavier demeurât dans le Haut-Canada, jusqu’à ce qu’ils retournassent à la Nouvelle-Orléans. Elle a peur des troubles qui éclatent chaque jour à Montréal. Elle n’est pourtant pas poltronne, ma cousine ; mais elle aime tant son mari ! Ah ! ça doit être bien doux d’aimer quelqu’un ! Est-ce que le mariage donne l’amour ? Je m’imagine pourtant que je ne pourrai jamais aimer sir William ; il n’est pas méchant, mais si fat, si insupportable… Oh ! mais, je n’ai pas encore dit oui… Nous verrons…

Et Léonie appuya son assertion d’un geste volontaire, qui annonçait qu’elle avait « la tête près du bonnet, » comme disaient les domestiques de la maison.

La cloche retentit de nouveau.

— Voici le deuxième coup ! déjà ! Une, deux, nous y sommes, dit-elle tout haut, en glissant à bas de son lit.

Elle s’enveloppa frileusement dans un peignoir, fit ses ablutions, releva en un tour de main ses beaux cheveux derrière son chignon et acheva sa toilette.

Comme elle s’apprêtait à sortir de la chambre, sa mère entra, en amortissant le bruit de ses pas.

— Comment ! debout ! s’écria-t-elle.

— Oui, ma bonne maman, répondit Léonie en se précipitant dans les bras de madame de Repentigny, qui la pressa avec force sur son sein.

— Ma chère, chère enfant ! disait la tendre mère, les yeux tout humides de larmes. Oh ! comme nous devons bénir Dieu de ce qu’il nous a conservé tes jours !

— J’ai promis un cierge à Notre-Dame-de-Bon-Secours, murmura la jeune fille en répondant passionnément aux caresses qui lui étaient prodiguées.

— Et tu as sagement fait, ma Léonie bien-aimée ! Mais es-tu remise, ne sens-tu aucun mal, aucune douleur ?

— Non, petite maman, non ; un peu de fatigue, voilà tout.

— Dès hier soir j’ai envoyé un exprès à ton père pour lui dire que tu avais échappé au sinistre avec sir William et nos cousins…

— Il est donc parti pour Québec, mon père ?

— Oui, les affaires du gouvernement l’ont rappelé, et il s’est embarqué hier à quatre heures, presque au moment… Oh ! que je t’embrasse !… Encore ! encore !

Et madame de Repentigny couvrait sa fille de baisers.

— Mais tu vas me manger, petite maman, disait celle-ci, en souriant à travers les douces larmes qui coulaient sur ses joues.

— Ah ! j’ai eu une si grande frayeur ! puis tellement craint de te perdre, ma pauvre enfant. Mais, écoute, mets ton chapeau, nous irons tout de suite à Notre-Dame-de-Bon-Secours offrir nos vœux à la sainte Vierge.

— Oh ! je le veux bien, maman.

— Je vais faire atteler. Dépêche-toi.

— Dans une minute, je serai prête.

Bientôt la mère et la fille sortirent dans un élégant carrosse à deux chevaux de la maison qu’elles habitaient, rue Sherbrooke, au pied même du mont Royal.

Madame Éléonore de Repentigny, née de Beaujeu, appartenait, et par ses ancêtres et par son alliance aux de Repentigny, à la plus haute noblesse franco-canadienne.

C’était une femme de trente-huit ans, simple, douce et bonne jusqu’à la faiblesse. Son mariage n’était pas heureux : M. de Repentigny unissait à une ambition démesurée qui l’avait vendu à l’administration anglaise, une sécheresse naturelle qui en faisait un despote pour les siens. Il eût voulu un héritier mâle de son nom, dont il était très-vain, et ne pardonnait pas à sa femme de ne lui avoir donné qu’une fille. Ce trait prouve qu’à la dureté du cœur il joignait une étroitesse remarquable de l’esprit. Ces deux vices de conformation morale s’accompagnent assez communément : une personne affectée de l’un est presque toujours atteinte de l’autre.

Aux yeux de son père Léonie partageait la faute de sa mère. Il les traitait toutes deux avec une rigueur odieuse. Cependant, la jeune fille avait, jusqu’à un certain point, hérité de son opiniâtreté. Elle lui résistait à l’occasion et prenait courageusement parti pour madame de Repentigny. Aussi était-il pressé de la marier. À peine sortie du couvent, il avait provoqué les assiduités d’un jeune Anglais près d’elle. Cet Anglais, sir William King, officier dans l’armée britannique, mais cadet de famille, ne demandait pas mieux que d’épouser mademoiselle de Repentigny, à laquelle on assurait une dot de vingt-cinq mille livres sterling et qui pourrait prétendre à une somme double au moins, après la mort de ses parents.

Jusqu’alors Léonie ne se montrait pas trop opposée à cette union, quoiqu’elle reçût parfois fort mal son futur époux. Elle considérait le mariage comme une sorte de délivrance, qui lui permettrait même de protéger sa mère contre les emportements de M. de Repentigny, car elle se promettait bien de ne la quitter jamais.

Sous un extérieur enjoué, Léonie cachait un grand fonds de fermeté. Mais, ainsi que son père, elle avait des passions très-fougueuses, qu’elle ignorait encore elle-même. Seulement, au lieu d’être des passions d’esprit comme les siennes, c’était des passions de cœur. Jusqu’alors sa tendresse pour sa mère et une vive affection pour quelques personnes de leurs entours avaient suffi aux aspirations de son âme. S’assurer l’empire sur le mari qu’on lui destinait, afin de n’avoir pas à souffrir comme madame de Repentigny, était l’unique souci de Léonie.

La mère et la fille n’avaient de contentement que quand elles étaient ensemble. On peut donc juger des angoisses de la première en apprenant la veille, vers huit heures du soir, que le vapeur qui lui ramenait sa fille de Toronto brûlait, à deux lieues de Montréal ; on peut juger des expansions de sa félicité en la retrouvant sauve et bien portante auprès d’elle.

Sans être aussi démonstrative, la joie de Léonie égalait celle de madame de Repentigny.

Pelotonnées dans leur voiture, chacune un bras passé autour de la taille de l’autre, se couvant du regard, se baisant à chaque propos, elles ressemblaient plutôt à deux sœurs étroitement liées, qu’à une mère à son automne et une fille à son printemps, car madame de Repentigny était belle encore, surtout quand le bonheur souriait sur son visage, et ne paraissait pas âgée de plus de vingt-six à vingt-huit ans.

Après avoir longé la rue Sherbrooke, leur voiture tourna dans la rue Saint-Denis, qu’elle descendit rapidement, côtoya le Champ-de-Mars, situé derrière le Palais de Justice, et vint s’arrêter au coin des rues Saint-Paul, de Bon-Secours, où s’élève l’église de ce nom, tout près du marché et de l’hôtel de ville, monument qui ne manquerait pas d’une grandeur imposante si, par une inconcevable incurie, trop commune au Canada, il n’était resté inachevé.

L’église de Notre-Dame-de-Bon-Secours est en grande vénération parmi les Canadiens. Petite, étroite, mais richement décorée, elle ouvre sur la rue Saint-Paul et son chevet regarde le Saint-Laurent, vis à vis de l’île Sainte-Hélène[1].

Les bateliers catholiques n’oublient jamais de se signer en passant devant cette chapelle, et les marins y vont prier avant de partir pour un voyage.

Leurs dévotions terminées, les deux dames retournèrent chez elles.

En rentrant, elles trouvèrent sir William qui était venu prendre des nouvelles de Léonie.

C’était un grand jeune homme, d’un blond fadasse, dont toute la distinction se résumait en une prodigieuse satisfaction de lui-même et une arrogance incroyable.

Quoiqu’il courtisât la fortune de mademoiselle de Repentigny, il affichait un profond mépris pour les Canadiens. Ce n’était cependant pas un contre-sens dans un certain monde de Montréal et Québec, où bon nombre de vieilles familles nobles françaises, ralliées à la couronne britannique, s’efforcent à oublier leur origine et se flattent d’ignorer jusqu’à notre langue pour complaire à leurs maîtres.

— Ah ! mesdames ! vous me voyez bienheureux, très-heureux de vous trouver en aussi merveilleuse santé ; je craignais que notre chère Léonie ne fût indisposée des suites de notre petite aventure. Ç’a été excentrique, très-excentrique ! dit-il en abordant madame et mademoiselle de Repentigny.

— Dites affreux, épouvantable, sir William, fit la première en frissonnant.

— Oh ! sir William ne s’émeut pas aussi facilement ! dit Léonie d’un ton épigrammatique.

— C’est vrai, très-vrai, my dear, dit-il avec le grasseyement particulier aux dandies londonnais.

— Vous avez couru de grands dangers, sans doute ! dit la jeune fille de sa voix moqueuse.

— Une bagatelle ! une très-petite bagatelle !

— Pourtant vous ne pensiez guère à moi !

— Au contraire, my dear, au contraire ! J’y pensais sérieusement, très-sérieusement.

— Vous l’avez prouvé ! dit ironiquement Léonie.

— Oh ! oui ; et je courais à vous, vite, très-vite, my dear, quand…

— Ne parlons plus de cela, je vous en prie, sir William, interrompit madame de Repentigny ; ce sujet m’est trop pénible. — Vous déjeunerez avec nous ?

Le jeune homme s’inclina en signe d’assentiment. On entra dans la salle à manger où le déjeuner était dressé.

Séparée du parloir par deux portes à coulisse, cette pièce avait pour meuble principal une table oblongue en mahogany, sorte d’acajou foncé, et un dressoir de même bois, chargé d’argenterie massive. Une toile cirée, à carreaux noirs et gris, s’étendait sur le plancher.

Le repas fut servi suivant la façon anglaise : il se composait d’œufs à la coque, jambon fumé, côtelettes d’agneau, poisson frit, beurre frais, petits pains chauds sans levain, appelés cakes, thé et café.

Tout en mangeant, Léonie s’amusait à cingler l’humeur apparemment très-paisible de son prétendu.

Comme le déjeuner tirait à sa fin, madame de Repentigny dit tout à coup, en levant les yeux vers la fenêtre, à travers laquelle s’ébattaient les tièdes rayons d’un soleil printanier :

— Mes enfants, nous avons un devoir à remplir ; il faudra s’en acquitter aujourd’hui. Nous irons faire une visite à ce brave sauvage qui a sauvé la vie à ma fille.

— Oh ! bien volontiers, maman ! s’écria Léonie ; le temps est magnifique, ce sera une promenade charmante, n’est-ce pas, sir William ?

— Charmante, très-charmante, my dear, répéta celui-ci d’un air distrait.

— Comme il nous dit cela ! fit Léonie qui avait remarqué que le visage du jeune homme s’était rembruni aux premiers mots de la proposition.

— J’espère que vous nous accompagnerez, monsieur ? dit madame de Repentigny.

— Ce serait avec plaisir, un très, très-grand plaisir, je vous assure…

— Mais vous êtes de service, je gage ! riposta Léonie ; eh bien, que vous soyez de service ou non, vous serez notre cavalier, je le veux !

— Elle est originale, très-originale ! dit sir William en ébauchant un sourire contraint.

— Pourtant, sois raisonnable, ma fille, essaya madame de Repentigny ; si les occupations de sir William…

— Ses occupations, repartit-elle vivement en haussant les épaules, je voudrais bien voir qu’il eût autre occupation que celle de me plaire !

— Spirituel, très-spirituel, dit l’officier saluant agréablement de la tête.

— Alors, reprit la mère de Léonie, nous allons nous habiller et partir.

— Mais, objecta sir William…

La jeune fille lui coupa aussitôt la parole.

— Je vous interdis toute observation, ou sinon !

Elle tendit son doigt vers lui d’un air menaçant, tout en quittant la salle à manger pour remonter à sa chambre.

  1. Le clergé catholique a joué un rôle prépondérant dans la colonisation canadienne ; aussi n’est-il pas étonnant qu’on trouve une si abondante quantité de noms de saints et de saintes pour désigner les localités.