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Les derniers Iroquois/07

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Lécrivain et Toubon (p. 97-109).


CHAPITRE VII

co-lo-mo-o le petit aigle.


Quand la noblesse du maintien de Co-lo-mo-o attira l’attention de Léonie de Repentigny sur le Montréalais, celui-ci la connaissait déjà, sans qu’elle le sût. Il l’avait remarquée à Lachine, ou elle était venue se promener avec son parent Xavier Cherrier, et à Montréal, un jour de grande fête religieuse.

Mais, quels que fussent les sentiments de l’Iroquois à l’égard de la jeune fille, il les tenait cachés au fond de son cœur avec la discrète fierté particulière aux indiens.

Les regards furtifs que lui adressa plus d’une fois Léonie, à bord du vapeur, n’échappèrent point à sa pénétration. Loin de lui être agréables, cependant, ils l’irritèrent. Co-lo-mo-o crut y démêler du dédain, et son orgueil fut d’autant plus profondément froissé qu’il attribua à des plaisanteries dont il était l’objet la souriante gaieté de Léonie et de ses compagnons.

Si, au moment de l’incendie, la machine du navire n’eût cessé de fonctionner, il n’aurait, certes, pas quitté sa logette pour aller lui porter secours. Mais ses services devenant inutiles, il abandonna le gouvernail et songea à son salut personnel.

En fendant la presse, afin de sauter à l’eau et de gagner la rive à la nage, le hasard, plutôt qu’une intention de son esprit, le poussa vers Léonie, à qui la douleur arrachait des plaintes déchirantes.

Le Petit-Aigle fut ému par l’accent de ces plaintes. Il oublia son ressentiment : il saisit la jeune fille par la taille, il la lança dans le fleuve, s’y précipita derrière elle et la traîna jusqu’à la grève où les soins qu’exigeait son état lui furent prodigués.

Co-lo-mo-o, alors, jeta un coup d’œil étrange sur le navire qui achevait de se consumer, au milieu des gémissements, des clameurs des naufragés.

Il fit un mouvement comme pour se remettre à l’eau et revenir leur prêter son aide. Mais ce mouvement fut à l’instant réprimé.

— Non, murmura-t-il, Co-lo-mo-o ne serait pas le digne fils des Iroquois s’il assistait les ennemis de sa race !

Puis, il s’élança, en courant, sur un sentier qui côtoie le Saint-Laurent dans la direction de Caughnawagha.

À mi-chemin de ce village, près d’un hameau canadien bâti au pied même des rapides, le Petit-Aigle rencontra Jean-Baptiste.

Par des signes, le nain lui annonça que la police montréalaise était arrivée à Caughnawagha pour y arrêter son père, que celui-ci s’était réfugié dans l’île au Diable, que Co-lo-mo-o s’exposerait certainement à être appréhendé s’il se montrait avant le départ du grand connétable.

Aucune trace d’émotion ne se peignit sur le visage du jeune Indien.

Il témoigna à Jean-Baptiste qu’il voulait être seul, et le bancal, sans manifester la moindre contrariété, poursuivit son chemin vers la Prairie.

La nuit était tombée, nuit fort triste à cet endroit, quoique claire, sereine, toute radieuse des constellations célestes qui scintillaient dans l’espace. Mais les arbres étaient encore dépouillés, l’herbe était encore enfouie sous les amas de neige et de glace dont le rivage du fleuve était jonché, et les chantres des gazons et des bois n’avaient pas encore fait leur réapparition.

Après une minute de réflexion, Co-lo-mo-o traversa le hameau, grimpa sur un chêne en face de l’île au Diable, et, à trois reprises différentes, il imita le cri du pivert, cri si âpre qu’il domina les rugissements de la cataracte.

Rien ne répondit à cet appel.

Sans se décourager, Co-lo-mo-o recommença, en imprimant à ses notes une modulation insaisissable pour toute autre que pour une oreille exercée.

Cette fois, le cri du pivert s’éleva aussi de l’île au Diable, mais faible au point qu’à peine on le pouvait entendre.

— Mon père est en sûreté, se dit le Petit-Aigle ; maintenant il faut que je voie ce qu’on fait à l’ienhus[1].

Il redescendit de l’arbre et continua de monter vers Caughnawagha.

Arrivé devant le village, il prit un canot sur la grève, le mit à flot, s’éloigna à quelques mètres du bord du fleuve et exhala un aboiement prolongé.

On eût dit un chien renfermé qui se lamentait.

Peu après, dans l’ombre, Co-lo-mo-o aperçut deux masses noires, glissant rapidement de son côté. Il se rapprocha sans bruit du rivage. Les sombres figures entrèrent sans hésiter dans l’eau.

C’étaient les chiens de Nar-go-tou-ké.

— Ici, Kagaosk ! souffla le Petit-Aigle à voix basse. L’Éclair et la Nuée-Sombre nagèrent vers le canot. Il semblait qu’ils comprissent les désirs de Co-lo-mo-o, car ils ne faisaient aucun bruit, en avançant.

— Les Habits-Rouges ne sont pas encore partis, pensa l’Iroquois, en se baissant pour prendre deux objets que les chiens portaient dans leur gueule.

L’un de ces objets était un fusil double, enveloppé dans un fourreau de cuir imperméable ; l’autre une boîte de fer-blanc hermétiquement close, qui contenait des munitions de chasse.

D’un geste de la main, le Petit-Aigle renvoya Kagaosk et Kewanoquot.

Puis il chargea son fusil, arrêta l’embarcation au moyen de ses pagaies, fichées comme des pieux, contre chaque flanc, dans le sable des battures sur lesquelles il se trouvait, et resta en observation, étendu au fond de l’esquif.

Deux heures s’écoulèrent sans que Co-lo-mo-o eût changé de position. Tout à coup, un son léger, puis un clapotis le tirèrent de son immobilité. Il projeta sa tête par-dessus le bord du canot. Ses yeux fouillèrent les ténèbres et il distingua l’Éclair qui venait à lui.

— Nos ennemis ne sont plus là ; la squaw m’envoie le chien pour me prévenir ; allons savoir ce qui s’est passé, se dit le Petit-Aigle.

Laissant son embarcation sur ta place, il descendit dans l’eau, tenant, comme les Canadiens, son fusil sur l’épaule, par le canon, et marchant vers le wigwam, où Ni-a-pa-ah l’attendait dans une anxiété fiévreuse.

— Que ma mère cesse de craindre, dit-il, avec une certaine hauteur, en s’arrachant aux embrassements de l’Indienne ; le chef est dans une retraite que les Visages-Pâles ne pourront atteindre.

— Mais Co-lo-mo-o a couru des dangers ? demanda Ni-a-pa-ah d’un ton timide.

Co-lo-mo-o est le fils d’un noble sagamo ; le danger lui plaît, dit laconiquement le Petit-Aigle.

— La bête-à-feu[2] flottante a éclaté ? interrogea encore l’Onde-Pure en examinant avec inquiétude son fils à la lueur d’une torche.

Celui-ci ne jugea pas à propos de répondre.

— Le chef a-t-il des provisions ? s’enquit-il.

— Il a emporté de la poudre et des balles. Mais Co-lo-mo-o ne me racontera-t-il pas comment il a échappé à l’incendie qui, disait-on ce soir dans le village, a détruit le grand canot des blancs ?

— Il ne s’agit pas de moi maintenant, mais du chef, ma mère, vous devriez le savoir, répliqua le jeune homme avec la sévérité d’un sagamo du désert s’adressant à l’une de ses squaws.

Ce n’était point que Co-lo-mo-o n’aimât Ni-a-pa-ah ; mais un orgueil insoutenable le possédait. Pour lui, la femme était un être inférieur tenue envers l’homme à une obéissance passive, comme son chien, son cheval. Une instruction à demi chrétienne n’avait pas réussi à triompher de ce sentiment qu’avait développé en lui sa grand-mère, la Vipère-Grise, et le jeune Indien, plein de soumission, de vénération pour son père, n’admettait pas qu’un fils dût déférer aux ordres d’une mère.

— Nar-go-tou-ké a pris tout ce dont il avait besoin, repartit Ni-a-pa-ah avec un soupir.

— Quand les hommes de la police sont-ils venus ? dit le Petit-Aigle.

— Comme le soleil se couchait.

— Combien étaient-ils ?

Ni-a-pa-ah compta sur ses doigts.

— Dix, répliqua-t-elle.

— Et ils ont quitté le village ?

— Oui, mon fils, un de nos alliés est venu me l’apprendre.

Il y eut un moment de silence.

Son fusil posé à terre devant lui, les mains croisées sur la gueule des canons, le corps un peu incliné, Co-lo-mo-o méditait profondément, quand les deux chiens, qui s’étaient couchés à ses pieds, se relevèrent en même temps et allongèrent leur museau sous la porte du wigwam, en aspirant l’air.

— On a trompé ma mère, les Habits-Rouges sont encore ici, s’écria Co-lo-mo-o en épaulant son arme et s’apprêtant à se défendre.

Mais, soit que les chiens eussent eu une fausse alerte, soit que ceux qui l’avaient excitée ne jugeassent pas opportun de se montrer, on n’entendit rien, on ne vit rien paraître.

Le Petit-Aigle rabaissa-son fusil.

— Les blancs rôdent autour de cette loge, dit-il. Donnez-moi quelques aliments, ma mère.

— Irais-tu rejoindre Nar-go-tou-ké ?

— Co-lo-mo-o ira où le chef l’enverra, répondit il en prenant un bissac où il plaça un quartier de venaison boucanée, que lui tendit Ni-a-pa-ah.

Sans mot dire, l’Onde-Pure s’accroupit, en pleurant, près du poêle.

Le Petit-Aigle jeta le bissac sur son dos et sortit de l’habitation, le doigt appuyé à la gâchette de son fusil.

La lune se levait à ce moment et inondait de ses pâles clartés la place du village.

L’indien promena aux environs des regards scrutateurs ; mais on ne discernait créature vivante ; toutes les lumières étaient éteintes dans les huttes iroquoises ; le murmure des flots du Saint-Laurent sur la grève et le bourdonnement éloigné des rapides étaient les seuls sons perceptibles.

Co-lo-mo-o regagna son embarcation et prit le large.

D’abord, il tourna le cap sur l’île au Diable. Mais, ayant alors porté ses yeux vers Caughnawagha, il lui sembla voir des ombres qui s’agitaient derrière la chapelle.

Cette découverte le fit changer de résolution, et il pointa droit à l’ilôt supérieur.

Au bout d’une demi-heure de navigation il y abordait.

Comme l’île au Diable, cet îlot est fortifié par des rochers à fleur d’eau et un épais fourré de ronces ; mais l’accès en est beaucoup moins périlleux.

Co-lo-mo-o tira son canot sur le sable, le cacha avec soin, colla un moment son oreille contre le sol, écouta, et, certain qu’on ne le poursuivait pas, qu’il n’y avait pas un bateau en mouvement sur le fleuve, depuis Caughnawagha jusqu’aux rapides, il s’enfonça dans l’île, où il mangea un peu pour réparer ses forces.

Aux premières lueurs du jour, le cri du pivert résonna au bas de l’îlot, en face la tête de l’île au Diable.

Ce cri avait été articulé par Co-lo-mo-o.

Au bout de l’île au Diable, se dessinèrent les silhouettes de deux hommes.

L’un, Nar-go-tou-ké, se mit aussitôt à établir des signaux avec son fils, tandis que l’autre, muni d’une longue-vue, observait, tour à tour, la rive méridionale et la rive septentrionale du Saint-Laurent.

Après avoir été informé, par quelques gestes de Co-lo-mo-o, que la police avait opéré une descente chez lui, Nar-go-tou-ké rentra sous le bois, demeura cinq ou six minutes absent et revint avec un oiseau dans la main.

Il lâcha l’oiseau qui s’éleva lentement dans l’air en obliquant vers l’îlot.

Cependant il hésitait à poursuivre son vol de ce côté ou à filer sur Caughnawagha.

Un roucoulement de Co-lo-mo-o fit cesser son indécision, et le volatile vint se percher sur le poignet du jeune Indien.

Il appartenait à l’espèce appelée tourte par les Canadiens-Français, espèce si nombreuse dans l’Amérique septentrionale.

Le Petit-Aigle caressa la tourte, la posa à terre, tira de sa poche un calepin dont il déchira une feuille, et écrivit ces mots :

« Les policemen sont venus. Ils doivent être embusqués dans le village. Se tenir sur ses gardes. Si je puis les dépister, je tâcherai de passer la nuit prochaine. »

Ayant fini, il roula le papier et l’attacha avec une menue racine flexible au cou du pigeon qui retourna à l’île au Diable où il disparut.

Nar-go-tou-ké et son compagnon se renfoncèrent dans les halliers. Co-lo-mo-o les imita sur son îlot ; il replongea vers le centre, se coucha au pied d’un pin et s’endormit, après toutefois avoir renouvelé l’amorce de son fusil, qu’il appuya au tronc de l’arbre pour que l’humidité ne pénétrât point la poudre.

Ce sommeil devait être funeste à l’Iroquois, car ses actions étaient épiées depuis longtemps déjà.

Après avoir fait chez Nar-go-tou-ké une perquisition sans résultat, le grand connétable, suivant le conseil de Mu-us-lu-lu, avait feint de repartir pour Montréal ; mais il s’était arrêté à Lachine, et trois de ses hommes, les plus déterminés, avaient traversé le fleuve. Sous les ordres du Serpent-Noir, ils se postèrent en vue du wigwam de Nar-go-tou-ké et firent sentinelle.

Quoiqu’ils ne fussent pas commissionnés pour arrêter Co-lo-mo-o, leur mandat portait qu’au besoin il faudrait l’amener devant le surintendant de la police, afin d’en obtenir le secret de la retraite de son père.

Quand ils le surent dans le wigwam, les agents voulurent s’emparer de lui. Mu-us-lu-lu leur fit observer qu’il valait mieux patienter, parce qu’il ressortirait infailliblement avant le jour et irait trouver Nar-go-tou-ké.

L’avis était bon, il fut goûté.

La police souffrit que le Petit-Aigle remontât paisiblement dans son canot et se rendît sans être inquiété à l’îlot.

— Il nous échappe, damnation ! blasphéma un des sbires, lorsque l’embarcation s’évanouit à ses regards dans la distance.

— Tu commets une erreur mon frère, lui dit froidement Mu-us-lu-lu, dont les yeux suivaient toujours le canot.

— Pardieu ! il a fui à l’autre rive !

— Non, et nous tenons le loup et le louveteau, dit l’Indien, croyant que la Poudre s’était réfugié dans l’îlot supérieur, où son fils touchait en ce moment.

Les gens de la police et lui délibérèrent s’ils se rendraient immédiatement à l’îlot, ou s’ils attendraient le lever du soleil. Mu-us-lu-lu voulait se mettre tout de suite à l’œuvre. Mais les autres étaient fatigués par la veille. Peut-être aussi une expédition en pleine nuit sur le Saint-Laurent leur souriait-elle médiocrement. Ils résolurent de rester en embuscade jusqu’à ce qu’il fit jour.

Au lever de l’aurore, conduits par le Serpent-Noir, ils atterrissaient à quelques pas de Co-lo-mo-o, qui dormait encore d’un sommeil de plomb.

Avant qu’il eût eu le loisir de se disposer à la résistance, il fut attaqué, désarmé et garrotté.

— Lâche ! dit-il, en crachant avec mépris au visage de Mu-us-lu-lu ; tu as vendu ta fille à un Kingsor, et maintenant tu leur vends les chefs glorieux des Iroquois. Va ! tu ne mens pas à ton sang, c’est bien celui d’un blanc débauché et d’une Indienne éhontée !

Un sifflement grinça, avec un rire infernal, entre les dents du Serpent Noir.

Mais il ne répondit rien, et, laissant Co-lo-mo-o sous la surveillance des agents de police, il visita l’île en tous sens.

Son désappointement fut vif, en ne trouvant pas ce qu’il cherchait.

Il revint très-contrarié près du captif.

— Rien, dit-il à ses gardiens ; le loup nous a éventés.

— Il est peut-être bien dans cet endroit-là, observa l’un en indiquant du doigt l’île au Diable.

— Mon frère s’imagine-t-il que le volverenne peut se changer en poisson ? répliqua Mu-us-lu-lu avec, un sourire ironique.

— C’est vrai, ajouta l’autre policeman ; il n’y a qu’un poisson ou un oiseau qui puisse aller là-dedans. Mais, bah ! nous tenons le petit, nous saurons bientôt ce qu’est devenu le père.

— Si on voulait me le donner, oui, dit le Serpent-Noir.

— Comment cela ?

— Mes frères ne savent pas faire parler la langue d’un sauvage. Ils interrogeront celui-ci, et il ne répondra pas. Moi, je commencerais par lui approcher les pieds d’un brasier ardent et je le laisserais là jusqu’à ce qu’il eût conté son histoire. Mais mes frères blancs ne sont pas habiles comme les Peaux-Rouges !

— Non, non, dit un agent avec un geste de dégoût ; et j’espère que jamais les blancs n’auront l’habileté de leurs frères peaux-rouges. Allons, virons de bord et menons notre prisonnier au grand connétable. Après tout, la capture n’est pas si mauvaise.

Co-lo-mo-o, poings et pieds liés, fut transporté dans le canot qui reprit aussitôt la route de Caughnawagha.

Une foule d’Indiens était assemblée sur la plage pour assister au retour de la police ; et parmi ces Indiens, on remarquait Ni-a-pa-ah, l’Onde-Pure.

  1. Les Indiens appellent ainsi leurs villages.
  2. C’est le nom donné par les Indiens aux bateaux à vapeur : ils appellent bête-à-feu, sans qualificatif, les locomotives de chemins de fer, et, par extension, les convois.