Aller au contenu

Les derniers Iroquois/08

La bibliothèque libre.
Lécrivain et Toubon (p. 111-125).


CHAPITRE VIII

de montréal à caughnawagha


Au moment où madame et mademoiselle de Repentigny descendirent de leurs chambres, habillées pour la petite excursion qu’elles avaient projetée, M. et madame Cherrier entraient dans le parloir où sir William King attendait, en feuilletant des keepsakes.

Ce parloir ou salon était une grande pièce quadrangulaire dans laquelle régnait le confortable américain, et décorée avec un goût vraiment français.

Xavier Cherrier et sir William King se saluèrent froidement. Une de ces antipathies secrètes dont la cause échappe, mais qui, comme des prophètes de malheur, nous éloignent souvent de certaines personnes, sans motif apparent, avait, dès leur première entrevue, inspiré au Canadien de la répulsion pour l’officier anglais.

Celui-ci avait fait quelques efforts dans le but de se rapprocher, car, amis intimes de Léonie, Cherrier et sa femme exerçaient de l’influence sur les dispositions de la jeune fille. Vaines tentatives ! Fort riche, très-considéré, Xavier s’était montré insensible aux avances de sir William. D’où colère et haine de ce dernier, qui ne manquait jamais une occasion d’exprimer, avec la hautaine politesse britannique, son aversion pour les Français.

En politique, Xavier marchait avec les libéraux, c’est-à-dire les patriotes, comme ils s’intitulaient, et sir William avec les loyalistes, ainsi qu’on avait baptisé les sujets fidèles à la couronne d’Angleterre.

— Je vous félicite, monsieur, de vous être tiré sain et sauf de l’épouvantable catastrophe d’hier, lui dit Cherrier en s’asseyant,

— Je vous suis reconnaissant, très-reconnaissant pour votre sollicitude, répondit ironiquement l’officier ; mais permettez-moi de vous renvoyer les félicitations, car vous-même et madame, — il s’inclina légèrement en regardant Louise, — avez eu le même bonheur que moi.

— On dit que vous avez perdu un bataillon entier ?

— C’est vrai, très-vrai ; mais vos rebelles n’auront pas trop lieu de s’en réjouir ; sir Francis Head dépêchera d’autres troupes pour leur laver la tête, repartit l’Anglais d’un ton de défi.

— Ah ! monsieur, vous êtes injuste envers mes compatriotes, dit gravement Cherrier. Pas un d’eux ne se réjouira d’un événement qui sera, j’en suis sûr, considéré comme une calamité publique, sans distinction d’origine ou de parti.

— Bien répliqué ! bravo, mon cousin ! cria la voix fraîche de Léonie, qui avait entendu les derniers mots de cette conversation par la porte du salon laissée entr’ouverte.

Et la sémillante jeune fille entra en achevant de boutonner ses gants.

Elle tendit la main à Cherrier et courut embrasser Louise.

— Comme vous arrivez à propos, dit-elle après avoir pris des nouvelles de leur santé ; nous partons pour Caughnawagha. Vous êtes des nôtres, n’est-ce pas ?

Et comme Cherrier consultait sa femme du regard :

— Oh ! reprit Léonie, ma cousine vient. D’abord je veux passer la journée avec elle. Nous luncherons[1] à votre maison de Lachine et nous reviendrons tous dîner ici.

— Mais, dit Xavier, serait-ce une indiscrétion que de vous demander ?…

— Pas du tout, pas du tout. Nous allons à Caughnawagha… Elle s’arrêta et rougit.

L’arrivée de madame de Repentigny, qui venait de donner des ordres à ses domestiques, lui fut un excellent prétexte pour ne pas terminer sa réponse.

La première expliqua à Cherrier qu’elle voulait remercier le sauveur de sa fille et lui offrir quelque gage de sa gratitude.

— Je doute qu’il accepte rien de vous, dit Louise.

— Un sauvage ! fit Léonie.

— Ce serait singulier, très-singulier, grasseya sir William.

— Oh ! continua Louise, je connais les sauvages !

— Écoutez madame, elle les a fréquentés, très fréquentés, dit l’officier d’un ton qui prétendait être méchamment spirituel.

Xavier saisit l’impertinence. Il ne daigna pas la relever. Mais la pétulante Léonie se chargea de ce soin.

— Je crois, dit-elle d’un air froid et sérieux, je crois, sir William, que vous oubliez à qui et devant qui vous parlez.

L’Anglais se mordit les lèvres, et madame de Repentigny, voulant changer la tournure de la conversation, s’écria, comme si elle n’avait pas remarqué ce petit incident :

— Eh bien, c’est dit, ma cousine et mon cousin, vous venez avec nous.

— Acceptons-nous, Louise ? demanda Cherrier à sa femme.

— Pour moi, dit-elle gaiement, je n’y ai pas objection.

— Et moi, repartit-il, je serai enchanté de voyager avec ma petite cousine pour la faire endêver.

— Oui-dà ! dit Léonie ; et moi, je parie qu’à ce jeu je vous damerai le pion !

— Joli, joli, en vérité, très-joli, excessivement joli ! intervint sir Willam, désirant se faire pardonner sa malencontreuse allusion.

— Oh ! de grâce, lui dit la jeune fille, ne canonnez pas comme cela dès le matin avec le plus formidable de vos superlatifs, sans quoi nous serons perdus avant deux heures d’ici.

Cette riposte fut accueillie par un rire général, au grand déplaisir de celui qui en était l’objet.

Son ressentiment pour Cherrier augmenta.

— Voyons, sir William, poursuivit Léonie, ne froncez pas ainsi les sourcils ; vous êtes laid dans ce rôle, mon cher. Si je vous y voyais souvent, eh bien, là, vrai, j’en aurais un mortel chagrin. Offrez votre bras à maman, je prends celui de mon cousin, et en avant !

Le carrosse de madame de Repentigny était spacieux : on y accommodait aisément six personnes.

La jeune fille régla les places : sa mère, Louise et elle sur le siège du fond, les messieurs sur celui du devant, sir William en face de madame de Repentigny, Xavier à l’autre coin, vis à vis de Léonie.

La voiture sortit de la maison, enfila la rue de Bleury, tourna à droite, dans la rue Notre-Dame, et, parcourant toute la rue Saint-Joseph, arriva au bureau de péage (toll gate) du chemin de Lachine.

Ce chemin serpente sur des hauteurs, d’où l’on découvre le Saint-Laurent à gauche, dans une profonde et grasse vallée, à droite, des bois épais, entrecoupés par des jardins potagers et des champs.

Il est délicieux en été : le gazouillement des oiseaux, la riche floraison de la campagne, le parfum des fleurs, la gentillesse du paysage se combinent pour lui prêter des agréments.

Mais, au mois d’avril, il présente peu de séductions. La terre est nue, ou marquetée par des amas de neige et de glace qui ont résisté aux premières injonctions du soleil ; ou bien elle est à demi-noyée sous les eaux. Pas de feuillage chuchotant, pas de chanteurs ailés pour réjouir les yeux et les oreilles, pas de senteurs embaumées pour flatter l’odorat. Mais des arbres décharnés, squelettiques, ou quelques sapins aux sombres rameaux sur lesquels, seul, le grimpereau jette, en sautillant, son cri aigu, et l’odeur de la résine qui vous prend à la gorge.

Cependant, comme il faisait très-beau ce jour-là, Léonie avait voulu qu’on laissât ouvert un des vasistas de la voiture, afin de savourer, avait-elle dit, les douces haleines du printemps.

Le carrosse avait traversé les Tanneries, petit village à une lieue de Montréal et à deux environ de Lachine ; il montait péniblement une côte escarpée, lorsque soudain un coup de feu retentit à quelque distance, dans la direction du Saint-Laurent, dont on distinguait les rapides, à travers la brume follette qui dansait sur le fleuve.

Presque au même instant, un oiseau, s’introduisant par le vasistas, s’abattit sur les genoux de Léonie.

Après un petit mouvement de frayeur, la jeune fille s’exclama :

— Ah ! mon Dieu ! une tourte ! elle est blessée !

— Oui, mais vous allez vous tacher, dit Cherrier, qui, prenant le volatile, comme pour garantir Léonie du sang qu’il perdait par une patte, lui enleva adroitement mi papier roulé et attaché avec une fibrille sous son cou.

Si leste qu’eût été Xavier, sir William Lavait vu.

— Qu’est-ce que cela ? dit-il en étendant la main vers le Canadien.

— Voulez-vous bien ne pas toucher mon oiseau ! répliqua Léonie en lui frappant sur les doigts.

En ce moment un homme, armé d’un fusil, parut sur le bord de la route.

— Ohé ! l’ami, vous n’auriez pas aperçu un pigeon ? demanda-t-il en anglais au cocher.

— C’est le chasseur, murmura Léonie. J’ai envie de cette tourte. Je veux l’élever. Chut !

— Non, répondit le cocher, ignorant que l’oiseau était entré dans la voiture.

— Ah ! maugréa l’homme en s’éloignant, cette maudite hôte m’échappe encore. Mais je saurai bien la retrouver !

— Bon, le voici parti, le méchant ! dit Léonie. Pensez-vous, mon cousin, que ma tourte guérisse ?

— Elle n’a qu’une écorchure, ce ne sera rien, répondit Xavier, en examinant la patte de l’oiseau.

— Et un billet ? intervint sir William.

— Un billet ! quel billet ? fit mademoiselle de Repentigny, surprise.

Cherrier pâlit : pour cacher son trouble, il se pencha sur la colombe, et étancha, avec un mouchoir, le sang qui coulait de sa blessure.

— Curieux, très-curieux, répondit l’officier en souriant malignement.

— Mais, enfin, quelle est cette énigme ? interrogea Léonie.

— Votre cousin vous en donnera l’explication, dit l’Anglais.

— Je ne comprends pas, balbutia celui-ci.

— Vous êtes des sphinx, messieurs, je renonce à vous deviner, dit la jeune fille. Mais laissons cela. Comment appellerai-je ma tourterelle ? Pauvre petite ! faut-il être cruel pour tuer ces innocentes créatures-là ! Oh ! les hommes sont des monstres ! Sir William, aidez-moi à lui trouver un nom.

— Volontiers, my dear, très-volontiers ; appelez-la la Messagère, dit-il en jetant un regard ironique à Cherrier.

— Moi, dit Léonie, je la nommerais Délivrance.

— Délivrance ! Oui, c’est cela, dit Xavier ; en se tournant vers sa femme.

— Ah ! le maladroit ! elle ne le mérite que trop ce nom ! s’écria Léonie.

Cherrier, qui n’avait cesse de tenir la tourte, venait de la laisser échapper, comme par mégarde, et elle s’envolait à tire d’ailes.

— Oh ! grondez-moi bien fort, car je suis un nigaud ! Mais, ma chère cousine, je vous aurai une autre colombe.

— Une autre, je ne m’en soucie guère ; c’est celle-là que je voulais, dit la jeune fille d’un ton boudeur.

L’entretien roula sur ce sujet jusqu’à ce qu’ils arrivassent à Lachine, charmant village sur le bord du Saint-Laurent.

La Compagnie de la baie d’Hudson y a ses entrepôts, et le gouverneur de cette Compagnie sa résidence habituelle.

— Avec votre permission, nous descendrons chez nous, dit Xavier en s’adressant à madame de Repentigny.

— Quoi ! vous ne viendriez pas jusqu’à Caughnawagha ! — Non, dit Louise. Il vaut mieux, je crois, que vous fassiez seules votre visite. Les Indiens sont susceptibles ; la présence de tant de monde les importunerait. Sir William vous accompagnera de l’autre côté de l’eau ; mais il fera bien de ne pas aller avec vous chez le libérateur de ma cousine.

— Juste, très-juste, appuya l’officier.

Sans savoir pourquoi, Léonie désirait intérieurement n’avoir pas d’autre témoin que sa mère de son entrevue avec le pilote iroquois.

— Alors, vous nous attendrez ici, dit-elle.

— Oui, répondit Xavier, et Louise vous préparera un lunch avec ces gâteaux à l’indienne que vous aimez tant.

— Stop ! cria-t-il au cocher, en frappant contre la vitre placée sous le strapontin.

La voiture s’arrêta. Cherrier sauta sur le sol, saisit délicatement sa femme dans ses bras, la déposa près de lui, et, après avoir salué leurs compagnons de la main, les deux époux s’enfoncèrent sous une belle avenue de cèdres qui conduisait à une coquette maison de campagne.

Le carrosse reprit sa course.

Au bout de cinq minutes, il fit une nouvelle halte.

Les dames de Repentigny et sir William mirent pied à terre sur un quai du Saint-Laurent, au lieu occupé aujourd’hui par l’embarcadère du chemin de fer.

La traversée entre Lachine et Caughnawagha ne se faisait pas alors en bateau à vapeur. L’Iroquois, ce puissant steamboat qui relie maintenant les deux rives du fleuve, n’existait pas. Pour aller de l’une à l’autre, on se servait de canots dirigés par des Indiens.

Le trajet s’accomplit sans accident.

— Vous ne nous escorterez pas plus loin, beau cavalier, dit en débarquant Léonie à sir William ; faites faction ici, mon preux, et surtout ne vous laissez pas fasciner par les attraits des aimables sauvagesses d’alentour, car je suis jalouse, oh ! terriblement jalouse… de vous !… ajouta-t-elle en souriant.

Sir William se rengorgea.

— Depuis que j’ai eu l’extrême félicité de vous contempler pour la première fois, mes yeux ne voient plus que votre image adorable, très-adorable !

Léonie éclata de rire.

— Alors donc, dit-elle, restez mentalement en extase devant mon image adorable, très-adorable ; je vous y autorise. Votre extrême félicité sera sans bornes !

Et elle rejoignit madame de Repentigny, qui se faisait indiquer la demeure de l’Indien qui, la veille, avait piloté le Montréalais.

Jamais auparavant Léonie de Repentigny n’avait visité Caughnawagha. L’affreuse nudité des cabanes, l’odeur marécageuse, malsaine, qu’on respirait, l’apparence chétive des enfants déguenillés grouillant autour des huttes, la torpeur apathique peinte sur les traits des femmes et des hommes, l’air de désolation et de dénuement qui formait le fond du tableau, tout cela était bien propre à serrer le cœur, à remplir l’esprit d’une inexprimable tristesse.

Aussi Léonie se serrait-elle timidement et presque tremblante contre sa mère, à qui elle donnait le bras.

Elles n’eurent pas de peine à trouver l’habitation qu’elles cherchaient.

Sa bonne mine relative, l’aisance qu’elle annonçait, dissipèrent la mélancolie de la jeune fille et lui rendirent une partie de sa gaieté naturelle.

Des groupes assez nombreux d’Indiens stationnaient devant le wigwam.

Ils causaient avec animation. À la vue des dames, ils se rangèrent, plus par crainte que par déférence, pour les laisser passer.

Elles s’avancèrent vers la porte de la maisonnette. Mais là un homme de la police leur barra le chemin :

— On n’entre pas, dit-il brusquement.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda la mère de Léonie.

— Le grand connétable procède à une enquête.

— Au sujet de l’incendie du Montréalais, sans doute ?

— Non, il s’agit des rebelles.

— N’est-ce pas ici que reste un pilote nommé Co-lo-mo-o ?

— Le fils de ce brigand de Nar-go-tou-ké qui nous a échappé ? c’est cela.

— Je voudrais lui parler.

— Impossible. On l’interroge : j’ai ordre de ne laisser entrer personne.

— Je suis madame de Repentigny ; veuillez porter mon nom au grand connétable.

Le factionnaire savait que M. de Repentigny occupait un poste supérieur dans l’administration coloniale. Devenu aussitôt plus poli, il salua humblement les deux dames, en balbutiant quelques excuses, et les introduisit dans la cabane de Nar-go-tou-ké.

Le sein de Léonie battit si fort, à cet instant, que, honteuse de son émotion, elle eut voulu pouvoir se cacher derrière sa mère. Mais aussitôt le spectacle qui lui frappa les yeux changea sa confusion en un douloureux étonnement.

Son sauveur, les mains liées derrière le dos, comme un criminel, était debout devant une table, sur laquelle un homme écrivait, tandis qu’un autre adressait des questions au captif.

Près de lui, à un pilier qui supportait le toit de la cabane, on voyait attachée une Indienne, les vêtements en désordre, la bouche couverte d’un bâillon. Entre eux, au milieu d’une mare de sang, gisait le cadavre d’un chien.

L’Indienne, c’était Ni-a-pa-ah ; le cadavre, c’était celui de Kewanoquot.

À l’arrivée de son fils enchaîné, Ni-a-pa-ah avait bondi, comme une lionne, sur Mu-us-lu-lu, l’auteur de la capture, et, ne pouvant se servir de ses mains, elle lui avait arraché le nez avec ses dents. Puis, elle s’était jetée sur les hommes de police qui avaient eu beaucoup de peine à se rendre maîtres de cette mère en furie. L’ayant garrottée et bâillonnée, ils la traînèrent avec Co-lo-mo-o dans le wigwam pour y attendre l’arrivée du grand connétable, qu’ils envoyèrent chercher à LAachine. Mais à la porte de la hutte, ils furent reçus par deux adversaires formidables auxquels ils n’avaient pas songé. Kagaosk et Kewanoquot, les chiens de Nar-go-tou-ké, se précipitèrent sur les agents de police. Un combat terrible s’engagea. Deux hommes furent blessés plus ou moins grièvement. Ils allaient abandonner la partie, quand le troisième réussit à tuer Kewanaquot d’un coup de pistolet. Kagaosk restait, haletant, fou de rage, prêt à venger la mort de son compagnon. Mais le bruit de la détonation avait attiré plusieurs Indiens amis de Mu-us-lu-lu. Ils se ruèrent sur le brave animal, qui, sentant que les chances n’étaient plus égales, sauta par-dessus les épaules de ses assaillants et s’enfuit dans le bois.

Il était plus de midi lorsque le grand connétable, qui avait fait, la veille, à Lachine, quelques libations avec le gouverneur de la baie d’Hudson, se décida à venir examiner le prisonnier et recommencer ses perquisitions dans le wigwam de Nar-go-tou-ké.

Il ouvrait l’enquête, comme madame de Repentigny et sa fille parurent dans la salle.

Surpris de cette visite inattendue, il se leva pour la recevoir.

À ce même moment des cris aigus se firent entendre.

  1. On sait que le lunch est le goûter des Anglais et des Américains.