Les derniers Iroquois/11

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Lécrivain et Toubon (p. 157-169).


CHAPITRE XI

les garnisaires de l’île au diable


Après le départ des deux canots qui emmenaient Co-lo-mo-o et la police, les Iroquois attroupés sur le rivage du Saint-Laurent, à Caughnawagha, s’étaient lentement retirés dans leurs loges.

Seules deux personnes, deux femmes, ne quittèrent point le bord du fleuve.

L’une, debout à la pointe d’un rocher, drapée dans sa couverte, muette, immobile comme un marbre, mais le front plissé, les yeux sombres, profondément rentrés sous leurs orbites, les traits contractés, la lèvre frissonnante, semblait quelque manitou indien descendu sur la terre pour y venger les insultes faites à son peuple.

L’autre, accroupie, la tête penchée, le visage plongé dans ses mains, les cheveux flottant au vent, pleurait à chaudes larmes. Puissante aussi, sa douleur s’exhalait en sanglots déchirants. Mais que loin elle était de celle qui gonflait le sein de sa compagne, sans pouvoir s’épancher ! Cependant, si l’attitude austère de celle-ci effrayait presque, la posture humble, désespérée de celle-là, navrait le cœur.

La première était Ni-a-pa-ah, mère de Co-lo-mo-o ; la seconde était Hi-ou-ti-ou-li, la Fauvette-Légère, fille de Mu-us-lu-lu, sœur de la maîtresse de sir William King.

Hi-ou-ti-ou-li aimait Co-lo-mo-o. Après la famille de Nar-go-tou-ké, la sienne était celle des Iroquois de Caughnawagha dont le sang s’était conservé le plus pur.

On avait même espéré qu’un mariage entre leurs enfants éteindrait la haine qui divisait les deux chefs. Par malheur, aucun d’eux n’était disposé à faire une concession à l’autre.

Co-lo-mo-o avait accueilli avec une indifférence complète l’amour d’Hi-ou-ti-ou-li. Et la jeune fille, malgré sa jeunesse rayonnante de beauté, se consumait dans le chagrin et les pleurs ; car, dédaignée par l’objet de son culte, elle était encore en butte aux mauvais traitements de ses parents qui ne lui pardonnaient pas sa tendresse pour le fils de leur ennemi.

Tout d’un coup Hi-ou-ti-ou-li releva la tête, puis elle s’élança vers Ni-a-pa-ah ;

— Ma mère, dit-elle, je vais suivre le Petit-Aigle ; venez avec moi ; partons ; je connais, parmi les Fransé[1] de Montréal, des chefs influents. Nous irons chez eux ; nous leur parlerons ; ils rendront la liberté…

Elle s’arrêta court, la pauvre enfant, et baissa les yeux.

Aux premiers mots, Ni-a-pa-ah avait haussé les épaules, ensuite elle s’était retournée lentement et avait repris le chemin de sa cabane, sans accorder un regard à la belle éplorée.

L’affliction chez nous efface les rangs, elle fait taire les inimitiés. Il n’en est pas de même chez les Peaux-Rouges. L’aversion subsiste à travers toutes les vicissitudes de la vie. Elle en dépasse les limites pour se transmettre, plante vénéneuse, vivace, indéracinable, de générations en générations.

La femme de Nar-go-tou-ké éloignée, Hi-ou-ti-ou-li reporta sur le fleuve ses yeux humides.

Le temps était fort clair et la vue embrassait les deux rives.

À ce moment, la Fauvette-Légère aperçut le bancal, qui se levait dans le canot et tombait sur Co-lo-mo-o.

Elle pressentit l’intention de Jean-Baptiste. Son cœur battit violemment. Les pleurs séchèrent sous sa paupière. Son regard doubla d’intensité.

Le Petit-Aigle se jette à l’eau, aussitôt Hi-ou-ti-ou-li saute dans un canot et s’avance vers le milieu du Saint-Laurent.

Cependant, Jean-Baptiste avait, pour couper les liens du jeune chef, profité du passage d’un de ces longs trains de bois que les Canadiens-Français appellent cages.

Co-lo-mo-o comprit bien que la cage pouvait lui être d’une grande utilité.

Lorsqu’il plongea, une distance de cinquante à soixante brasses environ le séparait des canots de la police.

Mais au lieu de nager tout d’abord vers la cage, le jeune homme prit une direction opposée, et, après quatre ou cinq minutes, se montra à fleur d’eau derrière une petite île.

Du bateau lancé à sa poursuite, on le distingua.

L’indien n’en demandait pas davantage. Se renfonçant immédiatement sous les flots, il pointe alors sur la cage, pendant que les gens de police, trompés par son stratagème, le chassent vainement autour de l’île.

Le train de bois marche avec lenteur.

Co-lo-mo-o ne tarde guère à le rejoindre. Quand il juge en être tout près, il remonte, et une grosse botte d’herbes aquatiques paraît à la surface du fleuve.

Ces herbages, c’est Co-lo-mo-o qui les a cueillis près de l’île. On dirait qu’arrachés de quelque crique par la force du courant, ils s’en vont bien innocemment à la dérive. Mais, dans leur touffe épaisse ; se cache la tête du Petit-Aigle. Il respire, tout en observant ses ennemis, à présent descendus sur l’île pour l’y chercher.

Cependant Co-lo-mo-o est fatigué. Longue est la course qu’il a fournie sans pouvoir reprendre haleine. Il s’accroche à un des arbres qui composent la cage et examine les hommes chargés de la diriger.

C’est que déjà se font entendre les voix mugissantes des rapides ; c’est que déjà aussi les vagues sont devenues trop impétueuses pour qu’il soit possible de regagner la rive à la nage, et que Co-lo-mo-o sait qu’à moins de monter sur le train, il court risque d’être déchiré par les rochers qui hérissent le Saint-Laurent au Sault Saint-Louis.

Que les cageux soient des Canadiens-Français ou des Irlandais, et le Petit-Aigle leur demandera assistance, car les uns et les autres détestent les Anglais.

Mais à leurs grosses figures sanguinolentes, à leurs yeux bleus, à leurs favoris roux comme leurs cheveux, Co-lo-mo-o reconnaît des Écossais, ces fidèles serviteurs de la couronne d’Angleterre, que le temps a rendus plus royalistes que le roi lui-même.

Impossible de s’adresser à ces hommes. Malgré le respect, — un peu exagéré, — qu’on leur prête pour les lois de l’hospitalité, ils s’empareraient assurément du jeune sagamo et le livreraient à la police, en arrivant à Montréal.

Pourtant l’on n’aperçoit plus dans l’espace les policemen. À peine la cime des arbres de l’île où ils ont débarqué est-elle encore visible

Co-lo-mo-o réfléchit.

Il faut se décider, et promptement : de plus en plus on approche des rapides, et voilà que les cageux se hâtent de diviser leur train en plusieurs parties, suivant l’habitude, afin qu’il ne soit pas rompu par les écueils, en descendant la cataracte.

Que faire ? se confier à eux. C’est la dernière chance de salut. Il n’y a plus à hésiter.

Co-lo-mo-o en prend la résolution. La perspective de la prison est encore préférable à une mort imminente.

Il dresse la tête ; il fait un mouvement pour se hisser sur la cage ; le bruit d’un canot frappe son oreille.

Suspendu à l’un des bois flottants, Co-lo-mo-o se retourne, plein de rage, prêt à replonger dans l’abîme et à périr dans son sein, plutôt qu’à se livrer aux ennemis de sa race.

Mais non, le brave Iroquois ne succombera pas ainsi ; non, il ne languira pas cette fois dans un noir cachot.

— Vite ! vite ! mon frère ! lui crie une voix inquiète. Un des cageux répond :

— Eh ! où diable va-t-on comme cela, la belle ? As-tu envie de sauteries rapides avec nous ? Au moins, viens ici, près de moi, tu seras plus en sûreté que dans ta coquille de noix.

— Pardieu ! c’est qu’elle est jolie, cette coquine ! ajouta un second. Ah ! mais qu’est-ce que cela veut dire ?

Cette exclamation fut arrachée au marinier par la soudaine apparition de Co-lo-mo-o.

Reconnaissant la personne et la voix qui l’avaient appelé, l’Indien prit son élan, monta sur la cage et, d’un bond, fut dans le canot, à côté d’Hi-ou-ti-ou-li.

— Ces sauvages, ça vous a de drôles d’inventions ! dit le premier des Écossais qui avait parlé.

— À quel jeu jouent-ils ? dit l’autre.

— Au jeu de l’évasion, intervint un troisième. L’homme est un prisonnier, je l’ai remarqué, tout à l’heure, dans le bateau de la police. Il s’est échappé. Mais il y a sans doute une prime pour sa peau ; je m’en vas tâcher de l’avoir.

En disant ces mots, le cageux prit, sur un fagot, un long fusil simple, l’épaula tranquillement et fit feu. Un cri perçant retentit.

— Touché ! touché ! je l’ai touché ! s’exclama l’Écossais, en brandissant triomphalement son fusil en l’air.

L’on n’entendit plus rien, car les tronçons de la cage s’étaient tour à tour engagés dans la passe des rapides.

— Mon frère est blessé ! répétait avec angoisses Hi-outi-ou-li, en voyant quelques gouttes de sang qui roulaient sur la joue de Co-lo-mo-o.

— Non, ma sœur, répondit le jeune homme.

— Mais tu as été atteint !

— Légèrement. Ramons, ramons ; à droite ! ferme ! repartit le Petit-Aigle qui, aussitôt dans le canot, avait saisi une pagaie et faisait des efforts surhumains pour résister à la violence des eaux.

Ce n’était point une entreprise aisée. Des lames courtes, furieuses, irritées, déferlaient avec fracas autour de l’esquif, menaçant de l’engloutir ou de le précipiter avec elles à travers les écueils. Pour braver leur colère, pour la vaincre, il fallait joindre l’énergie à la prudence, l’habileté au sang-froid.

Ces qualités, Co-lo-mo-o les possédait heureusement à un haut degré.

Secondé avec autant d’intelligence que de courage par Hi-ou-ti-ou-li, il parvint, après une lutte acharnée avec le terrible élément, à placer un certain intervalle entre les rapides et son embarcation.

Hors du danger le plus pressant, il se demanda ce qu’il devait faire. Retourner au village eut été une maladresse. Aussi le Petit-Aigle n’y songea-t-il point. Le meilleur parti qu’il pût adopter, c’était de joindre son père sur l’île au Diable.

Mais une difficulté se présentait. Hi-ou-ti-ou-li était fille de Mu-us-lu-lu ; ne le trahirait-elle pas ? D’ailleurs, l’île au Diable servait de retraite à une foule de gens, Canadiens et Indiens, en hostilité ouverte avec le gouvernement anglais. Tous s’étaient liés par un serment solennel à ne jamais révéler cet asile.

Co-lo-mo-o résolut de sonder la Fauvette-Légère.

— Je remercie, dit-il, ma sœur du service qu’elle m’a rendu. En revenant à Caughnawagha, je lui ferai des présents qui lui prouveront que mon cœur n’est point ingrat.

— Hi-ou-ti-ou-li, répondit-elle, ne demande rien. Si son frère Co-lo-mo-o est heureux, elle aussi est heureuse ; s’il souffre, elle aussi souffre.

— Ma sœur est bonne, reprit le sagamo. Pourquoi l’esprit du père de ma sœur n’est-il pas semblable au sien ?

L’Indienne soupira, et le Petit-Aigle poursuivit :

— L’esprit du père de ma sœur lui parle pour les ennemis de notre race.

— Mais, s’écria vivement la jeune fille, l’esprit d’Hi-ou-ti-ou-li lui parle pour les amis de Co-lo-mo-o. En le voyant pris par les Habits-Rouges elle a pleuré ; en le voyant se jeter dans la Grande-Rivière, elle a été réjouie et elle est venue à lui pour l’aider s’il avait besoin de son secours.

Le sachem, se tournant vers elle, lui envoya un regard de gratitude, et il dit :

— Ma sœur veut donc du bien à Co-lo-mo-o ?

— Hi-ou-ti-ou-li veut pour Co-lo-mo-o ce qui lui est agréable.

— Et elle serait fidèle à ceux qu’il aime ?

— Oh ! oui, répliqua-t-elle avec ardeur.

— Alors, dit le Petit-Aigle, si je lui découvrais un secret, elle le garderait comme la Grande-Rivière garde les cailloux qu’on laisse tomber dans son lit ?

— Si mon frère confiait un secret à Hi-ou-ti-ou-li, dit-elle chaleureusement, c’est qu’il l’aimerait ; et s’il l’aimait, Hi-ou-ti-ou-li mourrait avec joie pour lui faire un plaisir.

— Ma sœur n’aperçoit-elle rien là-bas, sur la rive ? interrogea Co-lo-mo-o, changeant brusquement le sujet de la conversation.

La Fauvette-Légère regarda un instant dans la direction qu’il indiquait.

Puis, elle répondit :

— Je vois les Habits-Rouges. Que mon frère n’aille pas de ce côté !

— Non, Co-lo-mo-o n’ira point. Il se rendra dans un autre lieu où il pourra échapper aux griffes de ses lâches ennemis, si Hi-ou-ti-ou-li veut lui promettre de ne point le trahir.

— Hi-ou-ti-ou-li le jure sur la croix qu’adorent les chrétiens ! répondit gravement la jeune Iroquoise en étendant son bras vers le petit clocher de la chapelle de Caughnawagha, qui se profilait dans le lointain.

Satisfait de ce serment, le fils de Nar-go-tou-ké oublia qu’il était défendu aux non-initiés de pénétrer dans l’île au Diable et manœuvra hardiment vers ce point.

Sa compagne le laissa faire sans prononcer une parole, quoiqu’elle ignorât l’existence du cordage qui facilitait l’accès de l’îlot ; et quoique, par conséquent, elle dût d’abord juger le dessein de Co-lo-mo-o follement téméraire.

Mais n’avait-elle pas dit, ne pensait-elle pas que ce serait un bonheur pour elle de mourir, s’il était nécessaire, en le servant ?

Surprise à la vue du câble dont Co-lo-mo-o se saisit, afin de haler le canot jusqu’à la seule place abordable, elle le fut bien davantage quand une foule de gens, à l’extérieur farouche, les entourèrent au moment de leur débarquement.

Parmi eux, il y avait des Canadiens, des Indiens, des Irlandais, et quelques Anglais.

Tous étaient armés.

Ils remplissaient l’étroite crique où Co-lo-mo-o amarrait son canot. Plus encore que la jeune fille, ils paraissaient étonnés. La plupart lui lancèrent des regards menaçants.

Nar-go-tou-ké, son fusil à la main, marcha vers Co-lo-mo-o, et, lui frappant sur l’épaule :

— Pourquoi, dit-il d’un ton rude, mon fils amène-t-il ici cette fille de loup ?

— Elle m’a sauvé la vie, balbutia le jeune homme, tremblant d’avoir offensé son père.

— Et c’est pour la récompenser de lui avoir sauvé la vie que mon fils la conduit à sa perte ? reprit la Poudre en portant le pouce sur le chien de son fusil.

— Les Habits-Rouges me poursuivaient…

Nar-go tou-ké ne lui donna pas le loisir d’achever.

— Qu’importe ! s’écria-t-il. Mon fils nous a vendus en montrant notre refuge à cette squaw de malheur. Il périra avec elle.

— Il est vrai que les règlements de notre association décrètent la mort contre les délateurs et les profanes, dit un Canadien-Français ; mais avant de condamner ce jeune homme, on devrait l’entendre.

— Mes règlements à moi, riposta impétueusement la Poudre, sont qu’il est mon fils, qu’il a manqué au respect qu’il me devait en amenant ici cette fille, et que, pour le punir, je vais le tuer comme il le mérite.

— Si je vous ai manqué de respect, je suis prêt à subir mon châtiment ; mais épargnez Hi-ou-ti-ou-li, dit bravement Co-lo-mo-o.

— Épargner le vil rejeton de Mu-us-lu-lu ! Non ! non ! dit aigrement Nar-go-tou-ké.

Et deux petits coups secs résonnèrent.

L’irascible sagamo venait d’armer son fusil.

— Grâce pour Co-lo-mo-o ! grâce pour votre fils ! supplia Hi-ou-ti-ou-li en se jetant à ses genoux ; grâce pour lui, je vous en conjure ! Moi, je ne découvrirai pas votre secret, je l’ai juré… Si vous doutez de la parole d’Hi-ou-ti-ou-li, sacrifiez-la, et ne faites pas de mal à Co-lo-mo-o !

— Il faut délibérer, dirent plusieurs voix.

Nar-go-tou-ké ne les entendit pas. Il ajusta le Petit-Aigle, toujours calme, impassible, et pressa la détente. Le coup partit. Mais une main vigoureuse avait subitement rabaissé le canon du fusil, et le plomb meurtrier s’était logé en terre.

— Poignet-d’Acier ! Poignet-d’Acier ! murmurèrent les spectateurs.

Exaspéré par cette opposition soudaine à l’horrible forfait que, dans son emportement aveugle, il eût accompli, la Poudre avait tourné sur ses talons comme sur un pivot, et, la prunelle enflammée, la provocation à la bouche, il défiait le nouveau venu.

  1. Les Indiens appellent ainsi les Canadiens-Français.