Les deux testaments/03

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Imprimerie de l'Indépendance (p. 13-17).

CHAPITRE III

Dans l’un des endroits les plus paisibles du chemin Papineau s’alignaient les quatre maisons de la veuve Champagne, la belle-mère d’Edmond Bernier. Construites en bonnes briques, elles dressaient fièrement leurs trois étages au dessus des maisons de bois environnantes qui n’avaient, pour la plupart, qu’un étage et une mansarde.

Dans la première de ces maisons résidait la veuve, elle-même. Elle occupait le rez de chaussée composé de trois pièces, dont deux chambres à coucher donnant sur la cour intérieure et une grande cuisine et salle à manger, dont les fenêtres s’ouvraient sur la rue.

L’aspect des appartements était propre et confortable. Les chaises et la grande table étaient en cerisier massif. Dans le coin, près de la vaste cheminée, une horloge qui avait dû être importée d’Europe du temps des Français, faisait entendre son tic tac sonore et monotone.

Les murs, blanchis à la chaux, étaient décorées d’images en taille-douce et d’enluminures représentant tous les saints du calendrier. Quant au calendrier, lui-même, il était cloué au mur par des broquettes passées dans des petits ronds de flanelle rouge, genre de décoration encore assez usité, dans certain quartier de Montréal.

Enfin, un immense poêle complétait l’ensemble de cette salle, modeste, mais confortable.

On était rendu à juillet et il avait fait bien chaud, ce jour-là ; mais le soleil commençait à baisser à l’horizon ; une brise fraîche agitait le feuillage vert des érables qui s’alignaient sur le bord du chemin devant la maison.

Assise dans sa chaise berçante placée près de la fenêtre, la veuve Champagne respirait l’air pur avec délice.

Elle était encore jolie, malgré ses soixante cinq ans sonnés. Ses traits étaient réguliers et délicats, son regard doux et bienveillant ; toute sa physionomie respirait la bonté et l’affabilité. Elle était vêtue d’une robe de mérinos noir ; un petit châle de laine à carreaux rouges et noirs était jeté sur ses épaules et une câline blanche à trois rangées de dentelles tuyautée recouvrait ses cheveux argentées.

Son caractère ne démentait pas sa physionomie. Elle était douce, sympathique et d’une humeur égale.

La seconde moitié de sa vie avait été cruellement éprouvée, pourtant, et elle avait senti la portée de ses malheurs d’autant plus vivement qu’elle avait été la plus heureuse des femmes jusqu’à l’âge de trente-cinq ans.

Son mari était le meilleur homme du monde ; ses enfants au nombre de cinq étaient bons et aimants. Une honnête aisance qui s’accroissait chaque jour dégagea cette heureuse famille de tous soucis matériels. Enfin, tout semblait lui promettre la continuation de son bonheur.

Mais tout change en ce monde.

En 1832 le choléra avait emporté subitement son mari et ses trois fils qui étaient les aînés de la famille.

La pauvre femme resta seule et désolée avec ses deux petites filles qui étaient encore trop jeunes pour savoir sympathiser avec sa douleur et lui prodiguer les consolations dont elle avait tant besoin.

Cependant, les années s’écoulèrent et les deux petites devinrent de grandes et jolies demoiselles en âge d’être mariées.

L’aînée épousa Edmond Bernier que nous connaissons, la cadette, Raoul Allard, un jeune homme peu doué par la fortune, mais loyal et bon, avec qui elle vécut heureuse pendant plusieurs années.

Mais la mort impitoyable emporta dans la même année la jeune femme et son époux. Ils laissèrent un petit orphelin âgé d’un an dont la veuve Champagne se chargea sans hésiter.

La femme d’Edmond Bernier ne fut pas aussi heureuse que sa sœur, car elle ne tarda pas à s’apercevoir que son mari ne l’aimait pas et ne l’avait épousée que pour des motifs mercenaires. Mais d’une nature froide et réservée, elle garda son chagrin en elle-même et sa mère n’en su jamais rien.

Au contraire elle croyait sa fille la plus heureuse des femmes.

Cependant le chagrin minait lentement la santé de la jeune femme et un an après la mort de sa sœur cadette elle rendait son âme à Dieu, heureuse de ne laisser aucun enfant après elle, car les deux qu’elle avait eus étaient morts en bas âge.

La douleur de la veuve Champagne ne connut plus de bornes à la mort de sa dernière fille.

Elle ne savait pas que la mort était une délivrance pour la pauvre jeune femme.

Edmond Bernier parut fort affecté de la mort de sa femme ; il la pleura avec un désespoir qui semblait véritable et sa douleur eut l’effet d’établir entre lui et sa belle-mère une vive sympathie et une amitié étroite. Il vint s’installer chez elle, lui prodigua mille soins et mille consolation. Il se chargea de gérer ses affaires et de retirer ses loyers.

Tout cela fut fait avec un zèle et un tact infini.

Enfin, Edmond Bernier se montra la perle des gendres, et tous ceux qui le connaissaient trouvaient sa conduite admirable et édifiante.

Seul, le petit-fils de Mde Champagne, bien qu’il ne fut encore qu’un bébé de deux ans à cette époque, ne semblait pas partager l’enthousiasme général. Il éprouvait pour son oncle une aversion instinctive et le repoussait chaque fois que celui-ci s’approchait de lui pour le caresser.

À l’époque où commence notre récit, le petit Joseph, qui avait alors six ans, ne semblait pas avoir changé beaucoup de sentiments à l’égard de son oncle, mais il avait appris à dissimuler un peu son aversion qui faisait de la peine à sa grand’mère.

C’était un joli enfant au teint brun et animé, aux grands yeux noirs expressifs et aux cheveux bruns bouclés.

En ce moment, il était assis sur son petit tabouret au pied de sa grand’mère qui était en train de lui raconter une histoire des plus intéressantes.

À peine eut elle finit que Bernier entra.

— Eh bien ! la mère, comment avez-vous passé la journée ? demanda-t-il avec sollicitude et affection.

— Comme de coutume, mon bon Edmond. La chaleur m’a un peu incommodée, voilà tout.

— C’est qu’il a fait une chaleur terrible, aujourd’hui. Et le petit, qu’a-t-il fait toute la journée ?

— Il a joué à l’ombre des arbres devant la porte… Mais il est temps de souper.

Et la veuve, qui était encore vive et alerte pour son âge, se leva et prépara le repas du soir.

Le calme et la paix semblaient avoir établi leur séjour dans cette paisible demeure, où la discorde n’avait jamais songé à s’insinuer.

Cette vieille femme placide et bonne, ce joli enfant aux yeux doux et cet homme digne et sérieux formaient un groupe intéressant, uni comme il semblait l’être par une affection profonde.

Entre son gendre qui avait pour elle la bonté d’un fils et son petit-fils adoré, la veuve coulait des jours paisibles, sinon heureux. Et, sans crainte, elle attendait la mort, certaine comme elle l’était qu’elle laisserait son enfant chéri entre bonnes mains.

Après le souper, quand le petit Joseph se fut endormi dans son lit blanc, la grand’mère et son gendre commencèrent une partie de cartes, seul amusement de la bonne vieille.

— J’ai rencontré Georges Vernette, ce matin, dit Bernier pendant une pause.

— Oui ? et qu’est-ce qu’il vous a dit ?

Georges Vernette était le fils d’un cousin germain de Mde Champagne, laquelle avait pour lui assez d’amitié. Cependant, il ne venait pas la voir aussi souvent que de coutume, depuis quelque temps et elle en était assez intriguée.

— Il ne m’a pas dit grand’chose.

— Mais quoi, encore ? A-t-il donné aucune raison pour ne pas être venu plus souvent dernièrement ?

— À la vérité, je ne lui en ai pas demandé.

— Pourquoi donc ? Cela ne vous étonne-t-il pas, comme moi, de voir comme il nous néglige maintenant ?

— Non, cela ne m’étonne pas du tout. Je serais étonnée au contraire, s’il osait venir ici assidûment après ce qu’il m’a dit dernièrement.

— Qu’est-ce qu’il vous a donc dit ? demanda la veuve de plus en plus intriguée.

— Je n’aime pas à vous le dire, la mère.

— Mais, je veux le savoir.

— Je vous assure que je préférerais ne pas vous le dire, mais enfin, puisque vous voulez le savoir.

Il s’arrêta quelques instants pendant que la veuve le regardait avec inquiétude.

— Voici comment la chose est arrivée. C’est à l’occasion des funérailles du bonhomme Binette. Comme nous sortions de l’église, Vernette et moi, il me dit tout bas.

« Si c’était la mère Champagne que nous irions enterrer, aujourd’hui, ça ferait bien votre affaire à vous et à moi, hein ? »

— Je lui lançai alors un regard si sévère et si indigné qu’il comprit qu’il s’était trompé en m’adressant une pareille remarque. Depuis ce temps là il est gêné avec moi et c’est sans doute la raison qui l’empêche de venir ici.

— Bonté du ciel ! s’écria la veuve, les yeux pleins de larmes, est-ce possible ? Lui que j’ai connu depuis qu’il est au monde, le fils de mon seul cousin germain ! Et sa défunte mère qui était ma meilleure amie ! Est ce bien possible ?

— C’est la vérité, malheureusement.

— J’ai peine à vous croire, Bernier. Vous avez dû vous tromper. Il faudra que je le fasse venir et que je m’explique avec lui à ce sujet.

— Et il vous dira que j’ai menti, sans doute. Mais faites-le si vous voulez, puisque vous avez plus de confiance en lui qu’en moi. Je croyais pourtant m’être toujours conduit de façon à la mériter, votre confiance, mais je vois que je me faisais illusion à ce sujet.

En disant cela, Bernier avait un air triste qui faisait peine à voir.

Aussi, Mde Champagne fut-elle touchée de componction.

— Je n’ai pas voulu vous froisser, Edmond, dit elle avec douceur, et vous savez bien que j’ai une entière confiance en vous. Pour vous le prouver, je ne ferai pas demander Georges, car je sais bien que vous me dites là vérité.

Puis, l’indignation reprenant le dessus, elle ajouta avec fermeté.

— Dans tous les cas, il n’a pas à compter sur ma mort, car je compte bien ne rien lui laisser. Je n’en ai pas trop pour mon pauvre petit Joseph, à part de ce que je veux vous laisser pour vous récompenser de vos bontés pour moi et du soin que vous avez pris de mes affaires.

Là dessus, elle se retira pour la nuit et Bernier, resté seul, se mit à réfléchir profondément.

Voilà à peu près ce qu’il se disait en lui-même.

— Voilà toujours un pas de fait. Maintenant, si Georges Vernette revient ici malgré les histoires que je lui ai faites, il trouvera la vieille si froide et si réservée qu’il croira que j’ai dit la vérité.

Mais je ne crois pas qu’il revienne. Il a eu l’air trop furieux quand je lui ai dit il y a quelque temps que la vieille le traitait de coureur d’héritage.

À moins que le diable ne s’en mêle, ils courent la chance de rester brouillés jusqu’à la fin des temps. Tant mieux pour moi !

Si elle pouvait seulement se décider à faire son testament à présent et à me laisser une part qui en vaudrait la peine !