Les deux testaments/04

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Imprimerie de l'Indépendance (p. 19-23).

CHAPITRE IV

M. Renaud était à son magasin, surveillant et gourmandant ses commis, selon son habitude, et faisant force révérences aux clients.

Il pensait, cependant, à ses affaires de famille, le bonhomme, et surtout à sa fille qui avait l’air si découragée depuis que son père avait refusé la demande de Xavier LeClerc.

Il aimait bien sa fille, le bonhomme Renaud, mais il aimait encore plus à faire prévaloir ses volontés ; et, bien que le chagrin évident de Maria le troublait et lui ôtait l’appétit, parfois, il était toujours décidé à lui faire épouser celui qu’elle détestait, surtout dans le cas où ce dernier viendrait à hériter de la veuve Champagne.

Pendant qu’il était encore occupé de ces réflexions, le veuf entra et vint lui serrer la main en lui souhaitant le bonjour.

Après l’échange de quelques banalités, Bernier amena adroitement la conversation sur Xavier LeClerc.

— Je ne l’aurais jamais pensé, dit il, d’un air peiné, mais il paraît que ce jeune homme fréquente une bien mauvaise compagnie. Je l’ai encore rencontré hier soir. Il était avec une bande de tristes sujets, je vous l’assure.

— Eh bien ! cela ne m’étonne pas du tout ; j’ai soupçonné ce jeune homme de n’être pas aussi rangé qu’il le paraissait, et c’est un peu pour cela que je lui ai refusé la main de ma fille, car il l’a demandée en mariage il y a deux mois.

À la vérité, M. Renaud n’avait jamais eu de mauvais soupçons sur la conduite de Xavier, jusqu’à ce moment ; mais c’était une espèce de soulagement pour sa conscience de s’imaginer qu’il avait toujours eu ces soupçons, et de le dire. Cela lui faisait sentir qu’il avait eu raison de refuser la demande du jeune homme, et qu’en le faisant, il avait agi pour le plus grand bien de sa fille.

Il y a bien des gens chez qui l’imagination peut ainsi tenir la place de la vérité, au besoin.

— Le drôle a osé demander votre fille en mariage ? s’écria le veuf avec un étonnement parfaitement feint. Je ne l’aurais jamais cru assez hardi pour cela.

— En effet, c’était bien audacieux de sa part ; mais il a été reçu comme il le méritait, je vous l’assure.

— Vous avez bien fait. Votre charmante fille mérite mieux que cela. Mais à votre place, je ne permettrais pas à ce vaurien de remettre les pieds chez vous. Il y a des gens qui s’étonnent de voir qu’il est reçu dans votre maison.

Ayant lancé ce dernier trait, Bernier prit congé du bonhomme Renaud qui resta plongé dans de graves réflexions, après son départ.

Au moment où il avait refusé si durement la demande de Xavier LeClerc, une scène de sa jeunesse lui était revenue à l’esprit.

Il s’était revu, lui, le pauvre garçon de vingt ans, sans fortune, demandant à un père sévère, la main de sa fille, tout troublé par la crainte d’un refus désespérant.

— Mais le père, sévère en apparence, possédait beaucoup de justice et de bonté.

— Tu n’as rien, avait il dit, mais tu es jeune, honnête, intelligent, courageux, et tu réussiras dans le monde. Dans tous les cas, ce n’est pas la richesse qui fait le bonheur. Ma fille t’aime, tu l’aimes, prends-la donc et que le bon Dieu vous bénisse tous les deux.

Le père Renaud s’était donc rappelé cette scène, au moment de son refus à Xavier, mais il s’était défendu contre le bon mouvement que ce souvenir lui avait inspiré.

Cependant il lui était resté une sorte de remords depuis ce temps.

Mais la conversation qu’il venait d’avoir avec le veuf soulageait tant soit peu sa conscience. Dans une autre occasion, il aurait peut être été moins disposé à ajouter foi aux histoires de Bernier ; mais en ce moment, il ne demandait qu’à croire tout le mal possible que l’on put dire contre Xavier, car il sentait que cela justifiait sa propre conduite.

Il quitta donc le magasin avec la ferme intention de refuser l’entrée de sa maison, à Xavier, à l’avenir.

Pendant ce temps, Edmond Bernier se rendait à sa demeure, où il ne tarda pas à arriver.

À peine était-il entré que le petit Joseph se précipita à sa rencontre et lui dit en pleurant.

— Oh ! mon oncle ! memère est tombée et s’est fait bien mal.

Tout effrayé, Bernier suivit le petit jusque dans la chambre de Mde Champagne.

La pauvre femme dont le visage était pâle comme celui d’une morte, gisait sur son lit vers lequel elle n’avait eu que tout juste la force de se traîner, avec l’aide de son petit-fils.

— Comment cela est-il arrivé ? demanda le veuf qui était lui-même très pâle, car la pensée que Mde Champagne n’avait pas encore fait son testament, le mettait hors de lui.

Tout en étouffant ses sanglots, le petit répondit.

Memère était montée sur une chaise pour prendre quelque chose dans le haut de l’armoire. Moi, je regardais par la fenêtre. Tout à coup, j’ai entendu un grand bruit et je me suis retourné. J’ai vu memère étendue par terre et j’ai couru vers elle en lui demandant si elle s’était fait bien mal. Elle ne m’a pas répondu tout de suite, et je me suis mis à pleurer bien fort. Puis elle a ouvert ses yeux qui étaient fermés et elle s’est soulevée un peu en me disant de l’aider. Elle réussit à se lever debout en s’appuyant sur moi ; elle gagna sa chambre et se jeta sur son lit. Elle est là depuis longtemps et ne parle pas.

Ayant fini son récit, l’enfant se remit à pleurer, tandis que son oncle, se penchant vers la veuve, qu’il avait cru morte, pendant un instant, constata qu’elle n’était que plongée dans une espèce d’évanouissement.

Il ne perdit pas de temps à prévenir quelques unes des voisines et à faire demander un médecin. Lui-même prodigua à sa belle-mère, les soins les plus dévoués et ne la quitta pas pendant plusieurs jours.

Dès sa première visite, le médecin avait déclaré que la veuve était atteinte d’une paralysie causée par sa chute ; mais il ne pouvait préciser encore jusqu’à quel point elle pourrait rester infirme, si elle ne succombait point à cette attaque.

Bernier écoutait avidement tous ces détails.

Tout ce qu’il désirait, lui, c’était que la veuve pût recouvrer assez de lucidité d’esprit et de vigueur pour dicter et signer son testament.

Au bout d’une semaine son désir s’accomplit, car la veuve put s’asseoir dans son lit et causer un peu.

Cependant, Bernier remarqua bien que ses discours avaient encore quelque chose d’incohérent et d’étrange, comme ceux d’une personne qui n’a pas toute sa raison. Mais loin de le contrarier, cette découverte le combla de joie.

— Elle est en mon pouvoir, se dit-il, je lui ferai bien faire tout ce que je voudrai, maintenant.

Il ne se trompait pas. La veuve était d’une docilité parfaite et au premier mot qu’il dit sur la nécessité de faire son testament, elle lui répondit sans hésiter.

— Oui ! oui ! Edmond, il faut que je fasse mon testament. Faites venir le notaire. Mais arrangez tout cela vous-même, car j’ai la tête trop fatiguée, moi, et vous savez ce qu’il faut faire aussi bien que moi.

Sans perdre un instant, Bernier fit venir un notaire de sa connaissance, et se mit en devoir de lui dicter un testament.

La fortune de Mde Champagne se composait des quatre maisons sur le chemin Papineau et de dix mille piastres placées dans la banque de Montréal.

Selon le testament que Bernier dicta au notaire, en présence de la veuve, qui le regardait d’un air approbatif, car elle n’y comprenait rien, la pauvre femme, les dix mille piastres devaient échoir en partage au petit Joseph, et les quatre maisons, à Bernier. De plus, il était, nommé exécuteur testamentaire et tuteur du petit.

Quand le document fut terminé, Mde Champagne le signa sans hésiter, et retombant sur son oreiller, elle s’endormit d’un profond sommeil.

 

Bernier ne perdit pas de temps à annoncer au père de Maria la nouvelle du testament de sa belle-mère.

— Permettez-moi de vous féliciter, mon ami, avait dit le bonhomme, en apprenant cette nouvelle. Mais, il faut dire que avez bien mérité cela, par les soins que vous prodiguez à cette pauvre femme et l’affection toute filiale que vous lui portez… À propos, comment est-elle ?

— Beaucoup mieux, je vous assure ; mais je crains bien qu’elle ne reste paralysée partiellement.

Quel âge a-t-elle, donc ?

— Soixante-cinq ans.

— Pauvre vieille ! elle n’en aura pas pour longtemps, probablement.

— Ne dites pas cela, M. Renaud ! car cette pensée m’afflige profondément. Vous savez, ajouta-t-il, que j’aime autant Mde Champagne que si elle était ma véritable mère.

— Vous avez un si noble cœur, Bernier !

Le veuf baissa les yeux modestement.

Au bout de quelques instants, il reprit la parole, mais avec une voix un peu incertaine, comme celle d’un homme qui craint d’aborder un sujet.

— Je voudrais vous parler de quelque chose qui me tient bien au cœur, M. Renaud.

— Eh bien, parlez, mon ami ! dit le père de Maria, d’un ton encourageant, car il devinait ce dont il s’agissait.

Après une certaine hésitation, plutôt affectée que véritable, s’il faut le dire, le veuf commença.

M. Renaud, vous êtes un homme d’honneur et de probité, je le sais.

Très flatté, M. Renaud s’inclina.

— Vous garderez le secret que je vous confie.

J’aime votre fille depuis deux ans.

Du reste, cela ne doit pas vous étonner, car avec votre perspicacité ordinaire, vous avez dû deviner mes sentiments.

— Vous ne vous trompez pas, mon cher ami, il y a longtemps, déjà, que je me suis aperçu de votre amour pour ma fille, et je dois ajouter que cette découverte m’a fait bien plaisir, car vous possédez des qualités qui ne peuvent manquer de rendre une femme heureuse.

Mais une chose s’oppose à la réalisation de vos désirs. C’est l’attachement de Maria pour ce jeune fou de Xavier LeClerc.

— Quant à cela, il ne faut pas désespérer, dit le veuf, Maria finira par changer de sentiments, quand elle s’apercevra que celui qu’elle aime, est indigne d’elle. Patientons un peu. J’aime assez votre fille pour attendre avec patience qu’elle soit mieux disposée à mon égard.

Tout ce que je vous demande pour le présent, c’est la permission de faire mon possible pour me faire aimer d’elle et la promesse que vous me la donnerez en mariage quand elle-même y consentira.

— De grand cœur, Bernier ! oui, de grand cœur ! et j’espère que vous réussirez à lui faire oublier ce misérable LeClerc.

Le veuf avait ses raisons en disant qu’il était tout disposé à attendre le bon plaisir de Maria, car il savait bien qu’il ne pouvait songer sérieusement au mariage avant la mort de sa belle mère, car celle-ci ne lui aurait certes pas pardonné de songer à une nouvelle épouse, alors qu’elle le croyait encore occupé à pleurer sa première femme.

Il était donc important de continuer à lui cacher soigneusement ses relations avec les Renaud, s’il ne voulait pas risquer de perdre l’héritage tant convoité.