Les deux testaments/07

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Imprimerie de l'Indépendance (p. 35-37).

CHAPITRE VII

Par le testament que Mde Champagne venait de signer, elle léguait toutes ses possessions à son petit-fils ; et son vieil ami, Charles Le-Compte était nommé tuteur, ce qui convenait très bien, puisqu’il devait bientôt venir s’établir définitivement à Montréal.

Quant à Edmond Bernier, son nom n’était pas même mentionné. Dans le cas de la mort du jeune enfant, l’héritage retournait à plusieurs couvents et auspices, auxquels la veuve portait intérêt.

Elle avait d’abord eu l’idée de laisser un petit legs à son gendre en récompense des services qu’il lui avait rendus.

Mais son vieil ami la détourna de ce projet.

— Il ne mérite aucune récompense, le gueux ! disait-il. Au fait, quels services vous a-t-il rendus ? Il est venu demeurer avec vous après la mort de sa femme, soit ; mais c’était bien son avantage, il me semble. Il vous a prodigué des consolations et des marques de sympathies hypocrites, puisqu’il faisait semblant de regretter, avec vous, sa défunte femme, pendant qu’il en avait déjà une nouvelle en vue.

Il retirait les loyers, mais il gardait tout, selon ce que vous m’avez dit. Cela le payait bien. Enfin, il a tout votre argent en mains et il ne vous rend jamais compte. Tout cela est louche, bien louche. Mon idée à moi, c’est qu’il a dû faire bien des économies pendant son séjour ici, et des économies à même votre bourse.

Il n’en restera pas trop pour votre petit-fils, soyez en certaine.

Et la veuve, ne pouvant méconnaître la justice de ce raisonnement, s’était décidée à ne rien laisser à son gendre.

Le testament étant terminé et signé, elle avait témoigné le désir de le garder elle-même.

Soupçonneuse et défiante, comme le sont bien des vieilles personnes, il lui semblait que ce précieux document serait plus en sûreté chez elle que chez le notaire, et qu’on l’y trouverait plus facilement en cas de besoin.

Mais le notaire s’étant retiré, son idée changea encore, et elle fut prise d’une peur terrible à la pensée de l’action importante qu’elle venait de faire.

Le sentiment de déférence et de soumission que son gendre lui inspirait reprit le dessus, et elle sentit qu’elle ne pourrait supporter sa colère et ses reproches, si jamais il découvrait le testament nouveau.

Elle pensa qu’il valait mieux qu’il n’en sache rien avant sa mort. Comme le grand monarque elle se disait « après moi le déluge ».

Elle pria donc Charles LeCompte qui se disposait à prendre congé, lui aussi, de porter le testament chez le notaire, en retournant chez lui.

Celui-ci prit donc le document et le glissa dans la poche de son habit. Et ayant souhaité le bonjour à la veuve, avec bien des paroles d’encouragement, il la quitta, lui promettant de se rendre tout de suite chez le notaire.

En chemin faisant, comme il se trouvait à passer devant l’hôtel où il logeait, depuis son arrivée à Montréal, il songea à y entrer pour voir si une lettre de chez lui, qu’il attendait avec impatience depuis plusieurs jours, n’était pas arrivée. Un des employés, en le voyant, s’avança vers lui et lui tendit une enveloppe adressée à son nom, mais d’une écriture qui lui était inconnue.

En s’apercevant que c’était un télégramme, il sentit son cœur se serrer.

Il déchira l’enveloppe d’une main tremblante et lut ces mots.

« Venez vite, maman est bien malade ».

C’était tout, mais c’était assez.

Cependant, bien qu’il se sentait chanceler, et qu’il lui semblait que la respiration allait lui manquer, il ne perdit pas son sang-froid, car il était doué d’un caractère ferme et d’une volonté énergique.

Il paya sa note au commis, donna des ordres pour sa valise et se rendit à la gare, où il eut la chance d’arriver quelques minutes avant le départ du train pour New York.

Ce qu’il souffrit d’abord, dans la première partie du trajet, ne peut se décrire.

Les minutes lui semblaient des heures. Le train qui allait cependant à toute vitesse, lui paraissait avancer avec une lenteur désespérante. Et en proie à une inquiétude dévorante et aux plus tristes pressentiments, il lui semblait, par moments, qu’il devenait fou.

Enfin, une espèce de torpeur succéda à cet état nerveux et le reste du voyage lui sembla être un rêve fatiguant.

Quelque chose d’étrange et de mystérieux s’était opéré en lui.

Arrivé à New York, il descendit du train tout machinalement et se dirigea à pieds vers sa demeure.

Le temps était sombre et gris ; une pluie fine et douce ruisselait sur les trottoirs. Les gouttes d’eau coulaient comme des larmes sur les joues du vieillard ; mais il ne les sentait pas. Un ami qui le rencontra le salua, mais il ne le vit même pas.

Enfin, il arriva à sa demeure.

Un long crêpe noir s’y balançait au vent.

Mais cette vue ne le fit pas sortir de sa torpeur. Au contraire, cela semblait une partie de son rêve.

Il monta lentement l’escalier et ouvrit la porte de son appartement.

Ses enfants, qui l’attendaient d’un instant à l’autre, se jetèrent dans ses bras en pleurant. Mais sans leur parler, il s’échappa de leur étreinte et se dirigea vers la chambre. où l’instinct lui disait qu’il trouverait celle qu’il cherchait.

Elle était là, pâle et froide, cette compagne de sa vie, celle qu’il avait le plus aimée au monde.

Ses beaux traits, dont les années n’avaient pu altérer la beauté, étaient calmes et doux.

Sa bouche, entr’ouverte, semblait sourire.

Mais ses yeux, fermés par la mort, ne devaient plus s’ouvrir pour regarder celui qu’elle avait tant aimé. Ses mains froides, croisées sur sa poitrine, ne devaient plus répondre à la pression de celles de son époux.

La voix douce qui avait tant de fois réjoui son oreille et qui lui avait murmuré tant de paroles de consolation dans les tristesses de l’existence ne devait plus se faire entendre.

Il s’agenouilla près du lit et appuya son front brûlant sur la poitrine froide et immobile de la morte.

Après quelques instants, ses enfants, plus effrayés de son silence et de son calme terrible qu’ils ne l’auraient été d’une douleur plus bruyante, s’approchèrent de lui et lui parlèrent tour à tour, essayant par tous les moyens possibles de le tirer de cet état alarmant.

Enfin, son fils aîné, terrifié par son immobilité, souleva doucement sa tête qui reposait toujours sur la poitrine de l’épouse morte.

Un cri terrible s’échappa de sa poitrine.

Son père était mort !

Les deux époux qui s’étaient tant aimés dans la vie ne devaient pas être séparés dans la mort !