Les deux testaments/06

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Imprimerie de l'Indépendance (p. 29-33).

CHAPITRE VI

Par une belle matinée de mai 1861, un homme assez âgé en apparence, mais dont les mouvements souples et pleins de vigueur contrastaient avec ses cheveux grisonnants, descendait lestement du train qui venait d’arriver à la gare Bonaventure, et se dirigeait d’un pas ferme et rapide vers un des hôtels environnants.

Chemin faisant, il regardait autour de lui avec un vif intérêt ; de temps en temps, ses yeux se levaient avec amour et admiration vers le beau ciel bleu, où flottaient placidement quelques légers nuages blancs. Et deux hommes étant passés près de lui en causant, il se retourna vivement pour les voir, bien que les paroles qu’ils avaient prononcées eussent été assez insignifiantes.

C’est que cet homme était un Canadien qui revenait au pays, après trente cinq ans d’absence.

Ceux qui n’ont jamais quitté leur pays natal ne pourraient comprendre le bonheur et le ravissement qu’on ressent en y retournant.

C’est un de ces sentiments qu’on éprouve sans pouvoir l’expliquer.

Ce ciel si bleu, cet air si pur semblent donner une vie nouvelle ; et le gai langage français, qui frappe l’oreille de tous côtés, remplit l’âme de plaisir.

Il en était ainsi de notre voyageur et son bonheur se peignait sur sa figure épanouie.

Parti de Montréal depuis l’âge de vingt-cinq ans, Charles LeCompte avait parcouru les États-Unis, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, pendant plusieurs années. Enfin il s’était établi à New York, où il avait trouvé un bon emploi et où il s’était marié avec une Canadienne, bonne et digne épouse, qui l’avait rendu et le rendait encore heureux. Il avait plusieurs enfants, tous mariés à l’époque de son voyage.

Bien qu’éloigné depuis longtemps de son pays natal, il en avait cependant gardé un vif souvenir et sa plus grande ambition avait toujours été d’amasser assez de fortune pour lui permettre d’aller y finir ses jours paisiblement. Ce beau rêve, que tant d’autres Canadiens émigrés ont fait et caressent encore vainement, semblait pourtant à la veille de se réaliser pour lui.

Ayant réussi, à force d’industrie et d’économies, à amasser une somme assez considérable, il venait à Montréal dans le but d’y acheter une propriété quelconque, ou il comptait finir ses jours avec sa digne épouse.

Ses enfants, à qui il avait inculqué son amour pour le Canada, devaient venir le rejoindre, tôt ou tard, eux aussi.

Cependant, bien que ce but fut le plus important de son voyage, il éprouvait le désir de chercher et de retrouver quelques uns des parents et des amis qu’il avait laissés a Montréal, trente-cinq ans auparavant.

Son père et sa mère étaient déjà morts à l’époque de son départ pour les États-Unis. Depuis il avait reçu la nouvelle de la mort de son frère, le seul qu’il eût. Il ne lui restait que quelques cousins et cousines, encore n’était-il pas certain de les retrouver vivants, car il n’en avait pas eu de nouvelles depuis longtemps.

Quant aux amis qu’il avait eus, il n’espérait pas de les retrouver, non plus.

Il commença d’abord à chercher ses cousins et cousines. Hélas ! ils étaient tous morts, et leurs enfants, bien que très sympathiques et hospitaliers envers le parent inconnu jusqu’alors, ne lui semblaient pourtant que des étrangers.

Ce fut la même chose avec les amis.

Il n’en restait plus un seul, à l’exception d’une vieille femme, la veuve d’un de ses amis d’enfance.

Cette veuve était Mde Champagne.

S’il fut désappointé en ne retrouvant qu’elle, de tous ceux qu’il avait connus et aimés, elle fut bienheureuse, isolée qu’elle était, de retrouver quelqu’un à qui elle pouvait parler du bon vieux temps et de son cher défunt, et à qui elle pouvait raconter toutes ses peines et ses chagrins.

Peu à peu l’espèce d’hébétement qui avait suivi son attaque de paralysie s’était dissipé et elle commençait à comprendre plus clairement ce qui se passait autour d’elle.

Hélas ! la pauvre vieille était devenue de plus en plus malheureuse depuis un an.

Son gendre, si bon et si dévoué, avait semblé changer de caractère, depuis ce temps ; il n’avait plus pour elle les mêmes attentions et les mêmes égards ; il rudoyait souvent le petit orphelin ; il lui refusait souvent, à elle et au petit, des choses qui lui semblaient pourtant bien nécessaires et dont elle n’avait jamais manqué avant. Les choses en étaient venues à ce point que la veuve n’avaient jamais un sou à sa disposition, et qu’il lui fallait demander tout ce dont elle sentait le besoin, à son gendre, qui semblait toujours prêt à l’accuser d’extravagance, elle qui avait toujours été si économe, pourtant.

Enfin, il agissait en maître dans la maison. Lui seul s’occupait des affaires des autres maisons, percevait les loyers, faisait ou ne faisait pas de réparations, selon son goût, et sous un prétexte ou sous un autre, trouvait moyen d’empocher tout l’argent qu’il recevait des locataires, sans en rendre aucun compte à la veuve.

La pauvre femme devenait de plus en plus alarmée et pleurait souvent, surtout quand elle songeait à l’avenir de son petit-fils. Mais elle n’avait plus la force morale nécessaire pour s’affranchir du joug de son gendre.

Son esprit, jamais bien profond, devenait moins ferme à mesure qu’elle vieillissait.

Elle commençait à comprendre sa triste situation, mais elle n’y voyait et n’y supposait pas de remède, d’autant plus qu’avant l’arrivée de Charles LeCompte, son vieil ami, elle n’avait personne à qui elle pût demander conseil.

Tous ces détails étonnèrent et indignèrent profondément le bon vieillard qui ne pouvait comprendre cet excès de hardiesse perverse, surtout de la part d’un homme qui avait l’air si honnête et si religieux.

Lors de sa première visite à la veuve, il avait cru comprendre que Mde Champagne avait signé un acte de donation en faveur de son gendre et il en avait été bien désolé.

Mais après qu’elle lui eut expliqué les affaires avec plus de clarté et de précision, et qu’elle lui eut parlé du testament, il reprit courage et se mit en devoir de songer à ce qu’il pourrait faire pour la tirer d’embarras.

Il s’agissait d’abord de faire un autre testament, et cela au plus tôt, crainte de malheur.

Ensuite, il faudrait tâcher d’inspirer à la veuve assez de fermeté et de courage pour qu’elle se décidât à signifier à son gendre que sa présence chez elle n’était plus nécessaire.

C’était là, le plus difficile, car Edmond Bernier avait, peu-à-peu, pris un tel ascendant sur la pauvre femme, qu’elle n’osait jamais lui adresser la parole la première, le traitant en tout point comme un être supérieur.

Cependant le temps passait, et le bon vieillard qui avait terminé avec satisfaction toutes ses affaires à lui, avait hâte de retourner à New York, pour y chercher sa femme et la ramener avec lui.

— Elle et Mde Champagne feront deux bonnes amies, pensait-il. Cependant, on ne sait pas ce qui peut arriver. La pauvre vieille pourrait bien être morte, à mon retour, et, alors, malheur à son pauvre petit-fils !

Il serait trop long de décrire comment il s’y prit pour influencer l’esprit de la veuve. Il lui parla de son devoir, comme seule parente et protectrice de l’enfant que le Seigneur lui avait laissé ; il lui parla de son digne époux qui lui aurait certainement enjoint d’écouter les conseils de son ancien ami, s’il pouvait lui apparaître et lui parler.

Mais la veuve hésita toujours.

Heureusement qu’une circonstance imprévue vint à son aide, au moment où il commençait à désespérer de réussir dans ses projets bienveillants.

Un de ses amis de New York l’avait prié, lors de son départ pour Montréal, de faire une visite et de donner de ses nouvelles à un de ses parents qui demeurait sur la rue St-Laurent.

Comme il commençait à penser à son départ, il songea à exécuter sa commission.

Il se rendit donc chez le parent en question et fut reçu avec une cordialité toute canadienne.

S’étant assis près de la fenêtre, il remarqua tout à coup le veuf Bernier (il l’avait vu une fois chez Mde Champagne), qui passait de l’autre côté de la rue et entrait un peu plus loin dans une belle épicerie.

— Tiens ! ne put-il s’empêcher de s’écrier, le gendre de Mde Champagne !

— Comment, le connaissez-vous ? dit son hôte.

— Mais, oui, il est le gendre de ma plus ancienne amie. Le connaissez-vous, vous aussi ?

— Rien qu’à le voir, comme cela, Je sais qu’il doit épouser bientôt, à ce qu’on dit, la fille de Renaud, l’épicier, chez qui il est entré tout à l’heure. Et on dit qu’il doit hériter de sa belle-mère, qui est très riche. C’est même pour cela que le père Renaud a renvoyé le premier amoureux de sa fille qui était un gentil garçon, mais pas riche du tout.

Du moins, c’est ce que disaient les commères des environs. Dans tous les cas, l’amoureux de la jeune fille, qui était, comme j’ai dit, un gentil garçon et l’orgueil de sa vieille mère, est devenu depuis ce temps un ivrogne et un bon à rien. Le père Renaud dit qu’il l’a toujours été, mais je sais mieux que cela, moi. C’est le chagrin qui la rendu comme ça, j’en suis certain.

Mais vous allez dire que je suis un vieux bavard, monsieur.

— Pas du tout. Ce que vous me racontez là est bien intéressant, au contraire.

— Je m’intéressais à ce jeune homme là, continua le bonhomme. Il avait l’air si franc et si bon, et son visage était si radieux quand il arrivait à la porte de M. Renaud, le dimanche après midi.

La conversation ayant continué sur ce ton quelques temps, Charles LeCompte se retira, tout heureux de sa découverte, car il sentait que cette circonstance aurait plus de poids, auprès de la veuve, que tous ses plus solides raisonnements.

Il se rendit donc chez elle sans plus tarder, et lui apprit la nouvelle avec une gravité de circonstance.

Il ne s’était pas trompé dans son attente. En apprenant que son gendre songeait à se remarier, et qu’il était même fiancé avec une jeune fille, elle entra dans une grande colère et résolut de refaire son testament immédiatement.

Profitant de ses bonnes dispositions, son ami s’occupa de trouver un bon notaire, à qui il expliqua les circonstances, et qu’il amena un beau jour en triomphe chez la veuve.

Deux heures après, le notaire sortit, et le bon vieillard qui le reconduisait à la porte, se disait en lui-même :

— Te voilà vaincu, mon bon M. Bernier !