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Les deux testaments/17

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Imprimerie de l'Indépendance (p. 79-82).

CHAPITRE III

Depuis quelques temps, Marie Louise Bernier était atteinte d’une maladie dont rien ne semblait pouvoir la guérir : c’était l’ennui, ce mal de l’oisivité.

Entourée de tous les conforts, gâtée et choyée par ses parents, qui lui laissaient faire toutes ses volontés, et se pliaient à ses moindres caprices, elle ne se trouvait pas heureuse, cependant.

Ce n’était pourtant pas que les bals et les soirées, lui manquassent, car son père qui avait fini par mettre ses anciens préjugés de côté, ne se faisait jamais prier quand il s’agissait d’assister à un bal ou d’en donner un.

Elle ne manquait pas, non plus, d’amies de son âge ; au contraire, elle en possédait une demi douzaine qui étaient toutes, chacune à leur tour, des « meilleures amies », et pour qui elles n’avaient pas de secrets.

Quant aux amants, elle n’en aurait pas manqué non plus, si elle eut été coquette, car sa beauté, sa bonté gracieuse, et de plus son titre d’héritière eussent suffi pour lui en amener beaucoup, mais la coquetterie était un sentiment inconnu chez elle, et parmi les jeunes gens de sa connaissance, elle n’en avait rencontré aucun qui lui eut inspiré d’autre sentiment qu’une amitié fraternelle.

Elle allait aux bals pour le seul plaisir de danser, et si, parfois, un de ses danseurs assidus profitait d’une figure de contre-danse pour lui presser la main ou lui lancer une œillade bien tendre, le regard calme et étonné qu’elle levait sur lui, l’empêchait de recommencer pour longtemps.

Quant à elle, ces incidents s’effaçaient bien vite de sa mémoire, et ne l’empêchaient pas de s’amuser de plus en plus gaiement, jusques au matin.

Mais depuis quelque temps les bals et les soirées lui étaient devenus banals et ennuyeux ; son piano ne l’attirait plus ; elle ne chantait plus ses romances favorites ; et ses compagnes chéries ne savaient plus la distraire.

Ses parents ne tardèrent pas à s’apercevoir du changement qui s’était opéré chez leur fille bien aimée, et après bien des délibérations, ils en découvrirent la raison.

— Elle s’ennuie, la pauvre enfaut, dit son père, un soir. Elle a besoin de changement. Après tout, ce n’est pas gai de passer toute sa vie dans le même endroit. Et la pauvre petite n’a jamais vu d’autre place que ce village et Québec.

— Nous pourrions la mener à Montréal, dit la mère. J’ai encore quelques cousins, là, elle pourrait passer le reste de l’hiver chez-eux.

— Oui, mais ce sont des gens si tranquilles, et qui sortent si peu ; crois-tu qu’elle se plairait avec eux ?

— Je ne le sais pas trop, après tout.

Il me vient une autre idée, dit-elle, après un instant de silence. Vous savez que j’ai une cousine germaine à New York ?

— Non, je ne le savais pas.

— J’ai dû vous en parler, pourtant ; enfin elle est établie là depuis une vingtaine d’années et j’en ai eu des nouvelles dernièrement.

Quand M. Larocque est allé à New York, il y a deux mois, il s’est rencontré avec elle, et sachant qu’il venait de Beauport, elle s’est informée de moi, et m’a fait dire qu’elle aimerait bien à me voir. Sur le moment, je n’en ai pas pensé plus long, mais cela me revient à l’idée, à présent.

— Et comment sont-ils ces gens-là ? sont-ils à l’aise ?

— Oui, assez à l’aise, à ce qu’il parait. Le mari a une bonne position et ma cousine qui n’a pas d’enfants, fait tout ce qu’elle veut.

Autant que je puis me le rappeler, c’était une jeune fille bien gaie, aimant le monde et le plaisir, avant son mariage, et je ne crois pas qu’elle ait changé de caractère.

Nous nous aimions beaucoup, elle et moi, et je suis certaine qu’elle serait toute disposée à bien accueillir ma fille et, d’un autre côté, je crois que Marie Louise serait enchantée de ce voyage.

— Oui, je crois qu’un voyage à New York ne manquerait pas de la distraire. Dans tous les cas, nous pourrons lui en parler pour voir ce qu’elle en dira.

En ce moment, Marie revenait de sa promenade quotidienne.

— Dis donc, Marie Louise, lui dit son père, cela te plairait-il de faire un petit voyage à New York ?

— À New York ? ah ! oui, papa, répondit la jeune fille dont les yeux s’animèrent.

— Eh bien, si tu le veux, ma chérie, tu feras ce voyage.

— Oh papa, que je suis heureuse ! dit la jeune fille en sautant de joie comme une enfant. Quand partirons-nous ?

— Pas tout de suite toujours, petite folle, il faut d’abord se préparer, et puis tu ne songes pas à t’informer chez qui nous irons là, à New York.

— C’est vrai, papa, connaissez-vous quelqu’un là ?

— Certainement, ma fille, et il lui raconta la conversation qu’il avait eu avec sa mère à ce sujet.

Marie Louise ne pouvait contenir sa joie.

Blasée et envoyée qu’elle était de tout ce qui l’entourait, la perspective d’un voyage, surtout un voyage à New York, lui rendait la gaieté qu’elle semblait avoir perdue depuis quelque temps.

Son père était ravi de l’effet qu’avaient produit ses paroles.

— Puisque tu es consentante dit-il, nous allons écrire à Mde Prévost, la cousine de ta mère, et nous ferons tous les arrangements pour partir aussitôt que possible.

— Oh ! oui, papa, car j’ai bien hâte de partir. Mais maman viendra avec nous, n’est-ce pas ?

Le changement d’air lui fera du bien, à elle aussi.

— Non ; ta mère ne tient pas du tout à ce voyage, et elle ne veut pas entendre parler de laisser la maison aux soins des servantes. Cependant si tu pouvais la décider à venir avec nous, je serais plus heureux.

Mais les instances de Marie Louise n’eurent pas le pouvoir de fléchir la détermination de sa mère.

— Toujours la même, dit Bernier avec amertume.

Autant sa présence est essentielle à mon bonheur, autant la mienne lui est indifférente et même désagréable.

Sa pensée se reportait vers le temps où il avait cru qu’il lui suffirait de devenir l’époux de Maria pour être à jamais heureux, au temps où il avait cru qu’il lui serait facile de se faire aimer d’elle.

Vaines espérances ! L’aversion qu’elle avait d’abord éprouvée pour lui semblait s’augmenter avec les années.

— Je donnerais toute ma fortune, se disait il, pour être aimé d’elle comme l’a été Xavier LeClerc, mon misérable rival.

Hélas ! elle est tout pour moi, et moi, je ne suis rien pour elle.

Elle n’a jamais été touchée par mon amour, ma fidélité, ma patience. mon dévouement.

Froide comme le marbre elle a toujours été et sera toujours pour moi, je le crains.

Pourquoi donc ne peut-elle pas m’aimer, moi, qui l’aime tant ?

Pourtant, hormis son manque d’affection, elle est une épouse modèle. Elle ne m’a jamais donné aucun sujet de plainte ou de blâme.

Je n’ai jamais eu occasion de la reprendre ou de la gronder.

Mais cette froide perfection m’exaspère. J’aimerais mieux qu’elle fût capricieuse, violente, boudeuse et qu’elle montrât un peu d’amour pour moi.

Pourquoi ; oh, pourquoi ne m’aime-t-elle pas ?

Il ignorait, le misérable, qu’entre lui et sa femme se dressait encore le spectre de Xavier LeClerc, pâle et désespéré, comme il lui était apparu devant l’église Notre-Dame, le jour de son mariage.