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Les deux testaments/18

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Imprimerie de l'Indépendance (p. 83-86).

CHAPITRE IV

Il est un certain quartier de New-York qui a toujours été particulièrement affectionné des Canadiens que le destin, bon ou mauvais, a amenés dans la métropole, pour s’y établir.

Ce quartier, que l’on distingue sous le nom de Yorkville, s’étend de la Cinquante-neuvième rue à la Quatre-vingt-dix-neuvième, d’un côté, et de la East River à la Cinquième avenue, c’est-à-dire, jusqu’au Central Park, de l’autre côté.

Yorkville est un exemple frappant de l’agrandissement rapide de la ville de New York, et de l’accroissement extraordinaire de sa population.

Il y a une vingtaine d’années, ce n’était qu’un petit village très insignifiant, séparé de la ville par des grands champs vastes et incultes.

Pendant une dizaine d’années, les changements qui devaient faire de ce village un des quartiers populeux de la ville, se firent très graduellement.

Il n’y avait que peu de bâtiments entièrement bâtis, en 1877.

On voyait encore, de côté et d’autre, de grands champs, des bas-fonds et des coteaux verts, dont un bon nombre étaient agrémentés de misérables cabanes appelées shanties, demeures d’une certaine classe commune d’Irlandais.

Ces shanties’' étaient ordinairement groupés, et formaient ainsi des petits villages en miniature.

Pour une modique somme, leurs propriétaires s’étaient acquis le droit de les bâtir sur des terrains qui appartenaient, soit à la municipalité, soit à des particuliers ; et en général, il les chérissaient, et s’y trouvaient plus heureux que les rois dans leurs palais.

Mais leur bonheur, comme celui des rois, n’était pas éternel. Un jour venait où ils recevaient l’ordre d’évacuer le terrain, en emportant, les débris de leurs cabanes, s’ils le voulaient. C’était alors des scènes de désolation dans ces pauvres quartiers.

Nous avons vu, il y a quelques années, une vieille femme qui revenait tous les jours pleurer sur les ruines de son shanty’' qu’on était en train de démolir en compagnie de plusieurs autres, pour élever à leur place les hauts Flats qui se trouvent dans la Quatre-vingt-quatrième rue près de la Quatrième avenue.

C’était un spectacle étrange, mais navrant.

Assise sur une grosse roche, près de son ancienne demeure, la vieille pleurait et se lamentait avec une sorte de psalmodie qui faisait penser aux incantations de la Banshee, espèce de revenant ou sorcière d’Irlande, qui vaut certainement, pour la terreur qu’elle inspire aux habitants du pays, les loups-garous de France et du Canada.

Tous les jours, elle revenait s’asseoir à la même place, proférant les mêmes plaintes, jusqu’à ce que les dernières tracés de sa masure eussent disparu pour faire place aux fondations plus ou moins massives du nouvel édifice.

Alors, seulement, elle cessa son pèlerinage quotidien.

Nous avons toujours aimé à croire qu’elle avait trouvé une autre masure ressemblant à la première pour y transporter ses pénates.

Mais les shanties’' sont devenus assez rares, depuis ce temps.

En 1879, après la construction du chemin de fer aérien de la Troisième avenue, un changement rapide se fit dans Yorkville.

Une grande partie de la population newyorkaise qui commençait à se trouver à l’étroit par suite de son augmentation continuelle, émigra vers le haut de la ville, et surtout à Yorkville.

Les sociétés de construction entrèrent alors en scène.

On aplanit les coteaux verts, on fit sauter les rochers pittoresques où la chèvre légère aimait à bondir, on remplit les bas-fonds, les uns avec les cendres et les balayures dès rue, les autres avec la terre malsaine qu’on tirait en déblayant les profondeurs du tunnel de la Quatrième avenue, ce qui pourrait expliquer pourquoi la fièvre intermittente règne en maître, à présent dans tant de localités qui paraissent saines pourtant.

Pendant un temps on ne vit de tous côtés que des bâtiments en voie de construction et Yorkville perdit bientôt son aspect verdoyant et pittoresque.

On ne respecta pas même les belles vieilles résidences, entourées de terrains ombragée, qui embellissaient les rives de la East River. De tous côtés s’élevèrent bientôt, avec un triomphe brutal, les banals flats, immenses maisons, vulgairement carrées, qui font penser à des prisons et qui le sont en effet, d’une manière, puisque les appartements longs et étroits dont ils se composent à l’ordinaire, sont en général aussi sombres (éclairés comme ils le sont par des conduits de quelques pieds de largeur), et aussi lugubres que des cellules de prisons.

Cependant, quelques rues conservèrent plus longtemps leur aspect gracieux d’autrefois.

Une de ces rues est la Quatre-vingt-troisième, qui garda longtemps ses jolis cottages à parterres fleuris, et les beaux arbres qui l’ombrageaient sur presque toute sa longueur.

Hélas ! les jolis cottages s’en vont les uns après les autres aujourd’hui pour être remplacés par le flat envahisseur.

Mais en 1882, l’œuvre de destruction n’était pas encore commencée.

Mde Prévost, la cousine de Mde Bernier, occupait alors un de ces cottages attrayants, et c’est vers cet endroit qu’elle se dirigea en quittant la demeure des Bonneville qui demeuraient, eux, dans la Quatre-vingt-unième rue.

Malgré le vent qui entravait sa marche, elle ne mit pas grand temps à parcourir la distance qui la séparait de sa maison, où elle arriva, un peu essoufflée, mais joyeuse et de bonne humeur.

Son mari, un contremaître plâtrier, qui était grand et aussi mince que sa femme était grosse et ronde, était déjà arrivé et demanda à sa femme, d’un air tant soit peu indigné, d’où elle venait, et si elle comptait le faire jeûner ce soir là.

Mde Prévost, qui connaissait bien le caractère de son mari, ne répondit à ces questions que par un sourire aimable et, tout en préparant le souper à la hâte, elle se mit à lui raconter ce qu’elle appelait l’événement de la journée.

Subitement intéressé, M. Prévost oublia qu’il avait faim, et ne songea plus à son repas en retard, jusqu’au moment où sa femme, ayant terminé ses préparatifs, l’invita à se mettre à table.

La maison de Mde Prévost était propre et confortable. Sans être d’une grande richesse, son mobilier était joli et de bon goût.

Un serin doré s’agitait dans une cage. Un petit chat gris s’étirait paresseusement sous le poêle de la salle à manger.

Enfin tout dans cette maison annonçait une grande propreté et beaucoup d’ordre.

Les deux époux venaient de se mettre à table, quand Mde Prévost dit tout à coup.

— Mais où est donc M. Allard. N’est-il pas rentré encore ?

— Non, pas encore, répondit son mari, mais il ne peut tarder à venir.

M. Allard était un jeune homme qui pensionnait depuis quelques mois chez les Prévost.

Aimable et sympathique, il avait su conquérir l’amitié et l’estime des époux qui le traitaient comme un parent plutôt que comme un pensionnaire.

En effet, il ne tarda pas à rentrer. Sans être précisément beau, il était intéressant et gracieux.

D’une taille moyenne, mais souple et élancée, sa démarche aisée formait un contraste avec les manières un peu gauches et raides du mari de Mde Prévost.

Il était brun, et pâle à l’ordinaire, bien qu’en ce moment son teint fut animé par le froid et le vent qui l’avait fouetté en pleine figure.

Son visage était sérieux, mais ne manquait pas de douceur.

Ses yeux étaient grands, noirs, et rêveurs ; cependant, ils pouvaient se ranimer parfois, et changer complètement l’expression de son visage.

Une moustache noire et soyeuse ombrageait sa lèvre supérieure.

Ses cheveux aussi étaient noirs et légèrement frisés.

Ce qu’il avait de plus agréable, c’était son sourire franc, gai, et légèrement railleur, mais non pas d’une raillerie antipathique.

Il paraissait âgé de vingt-cinq à trente ans.

Après avoir mangé de bon appétit, et fumé un cigare en compagnie de M. Prévost, il remit son pardessus, prit son chapeau et se disposa à sortir.

— Où allez vous donc, par ce temps là, M. Allard ? demanda Mde Prévost.

— Je vais faire un bout de veillée chez les Bonneville. Est-ce que vous n’auriez pas envie de venir avec moi ?

— Merci bien ; j’en viens ; et le vent est trop incommode. Et toi, mon vieux, as tu envie d’aller chez les Bonneville ?

— J’pense pas, déclara sentencieusement M. Prévost. J’ai été assez ballotté par ce vent abominable. Je m’endors et je compte me coucher de bonne heure, ce soir.

— C’est bien, j’irai bien tout seul. Bonsoir donc ! et il partit sans avoir l’air de redouter le vent qui s’engouffrait avec fracas dans la rue sombre.