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Les diamants de Kruger/13

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Mercier & Cie (p. 161-178).

XIII

HEURES DE CALME


Comme une caresse, le vent entrait par le hublot de la cabine de Berthe Mortimer et le grand soleil du matin y jetait des rayons à demi voilés par un rideau de reps rouge. Pâle, d’une pâleur que sa chevelure noire accentuait encore, sa belle tête demeurait sans mouvement sur l’oreiller blanc. La mort qu’elle avait vue de si près avait, pour ainsi dire, laissé son empreinte sur ses traits ; il y avait dans ses yeux quelque chose de la terreur des derniers instants, un reste de l’horreur que doit éprouver l’âme, au moment où l’éternel inconnu lui apparaît comme en une vision. À peine un souffle soulevait-il sa poitrine. Pierre, qui venait la voir souvent dans la journée, n’avait pas encore retrouvé sur ses lèvres ce sourire divin qui avait fait de lui un héros ; et pourtant s’il venait là, c’était bien pour le revoir, ce sourire, pour s’en repaître comme de la récompense suprême de son dévouement. Il se consolait en pensant que dans quelques jours la malade reprendrait ses forces et que bientôt il pourrait lui dire toute sa tendresse.

Le lendemain de ce qui avait failli être une tragédie, les trois amis avaient tenu conseil encore une fois. Stenson voulait dénoncer la bande de l’évêque. À cela Wigelius répondait que personne n’avait vu Bilman dans la chambre aux machines, que personne encore moins ne l’avait vu les mettre en mouvement. De son côté, Dolbret prétendait avoir la preuve d’un complot contre la vie de John Mortimer, ce qui suffisait pour faire arrêter Horner et ses complices. Mais en discutant le pour et le contre, il s’aperçut bientôt que l’assassinat de Mortimer n’était pas décidé, qu’il n’était qu’éventuel, que c’était assumer une immense responsabilité que d’accuser l’évêque et le Dean sans être sûr de leur culpabilité. Du reste, Stenson, toujours prudent et plein de bon sens, disait : « Ces gens-là sont certainement coupables d’un attentat contre la vie de Miss Mortimer et ils ont certainement l’intention d’assassiner John Mortimer, si cela leur semble nécessaire ; mais, dans tout ceci il y a plusieurs choses à considérer : D’abord nous ne sommes pas personnellement intéressés à les dénoncer, et, par conséquent, nous aurions tort de nous substituer au ministère public, nous perdrions notre temps ; deuxièmement, les preuves que nous avons contre eux ne sont pas suffisantes, ou ne sont pas suffisamment établies, pour nous permettre de porter une accusation formelle ; troisièmement, la question de savoir si nous devons tirer vengeance d’eux regarde surtout Miss Mortimer, et qui sait si elle ne jugera pas à propos de laisser les choses où elles en sont ? Il faut donc attendre son rétablissement avant d’agir.

— Et si elle nous demande de la venger, dit Wigelius ?

— Je doute, reprit Stenson, qu’elle choisisse cette ligne de conduite. Elle vous demandera, Dolbret, de la protéger, elle et son parent, contre leurs entreprises. Et alors, ajouta-t-il, Wigelius et moi serons à votre disposition.

— Il s’agira probablement, dit Pierre, d’aller avertir John Mortimer des projets formés contre lui.

— Oui.

— Il faudra prendre les devants, en arrivant à Lourenço Marqués, et le mettre en garde.

— Il y a mieux que cela, dit Stenson. Au lieu d’attendre que le bateau arrive à Lourenço, sans en dire un mot, nous ferions mieux de débarquer à Durban et, de là, de nous rendre à Lourenço en passant par Prétoria. De cette façon, si nos ennemis ne se doutent de rien, nous arriverons avant eux, et John Mortimer sera sauvé.

Pendant que Miss Berthe sommeillait, Pierre repassait dans son esprit toutes ces choses : il se torturait l’esprit pour trouver une solution au problème. Mille fois il se posait la question : Faudra-t-il aller à Lourenço ? que va demander Berthe ?

Tout était rentré dans le calme habituel. La fin du bal avait chassé la gaîté qu’il avait fait naître et la vie monotone et ennuyeuse avait repris son cours, avec en plus une teinte de tristesse qui faisait désirer encore plus qu’auparavant la fin du voyage. Seule Alberta Block gardait sa bonne humeur, de même que le « private » Harkins à qui elle devait son succès comme soldat d’infanterie.

Un jour de plus et le bateau serait en vue du Cap. Les trois amis avaient encore le temps de former leurs plans, pourvu que Miss Mortimer se rétablît. Le troisième jour après le bal, Berthe était encore souffrante ; Dolbret n’y comprenait plus rien et s’inquiétait. Comme il venait d’entrer pour lui faire la dernière visite de la journée, elle lui dit :

— Je suis guérie, mais je suis restée au lit afin de pouvoir causer avec vous sans être dérangée.

— Dieu soit béni, dit Pierre. Parlez et surtout laissez-moi parler, laissez-moi vous dire comme je vous aime, comme je voudrais donner ma vie pour vous.

Berthe l’interrompit en souriant :

— Vous êtes prodigue de votre vie, et puisque vous me l’offrez une seconde fois, je la prends.

— Vous la prenez ?

— Oui, je la prends, comme je vous demande de prendre la mienne, pour toujours.

En disant ces mots, elle lui tendit sa main. Enfin, le rêve de sa vie — car sa vraie vie ne comptait que du jour où il avait vu le divin sourire de Berthe — se réalisait ! Ils restèrent silencieux longtemps, ils semblaient craindre de troubler par des paroles la douceur de cet instant.

Enfin, Pierre laissa retomber la main de Berthe. Comme il sortait, elle le rappela :

— Attendez, ne partez pas tout de suite.

— Ne vous fatiguez ças, Miss Berthe.

— Je suis forte, je suis assez forte pour parler d’affaires.

— Pour parler d’affaires ?

— Oui, d’affaires. Ce mot vous effraie ?

— Il me gêne un peu.

— Et pourquoi ?

— C’est que mes affaires à moi ne sont pas brillantes et qu’il me faut…

— Il vous faut ?

— Tenez Berthe, il vaut mieux que je m’explique tout de suite.

— Expliquez-vous.

— Me croyez-vous honnête homme ?

Berthe se mit à rire.

— Si je vous aime, Berthe, c’est que je veux faire de vous ma femme.

— Eh ! bien ?

— Comme je suis honnête homme, je ne puis pas vous épouser.

— Je ne comprends pas.

— Je dis que, en ma qualité d’honnête homme je ne puis pas vous épouser.

— Parce que ?

— Parce que vous êtes riche et que je suis pauvre.

— Et si je veux, moi, vous épouser ?

— Je ne consentirai jamais, pas du moins avant d’avoir fait fortune.

— Et encore une fois, si je veux vous épouser, tout pauvre que vous êtes ?

— Vous ne me forceriez pas à me déshonorer à mes propres yeux.

— Non, monsieur, ce ne serait pas pour vous un déshonneur, et si vous refusiez de m’épouser, ce serait m’empêcher à tout jamais de vous payer la reconnaissance que je vous dois.

— Ma détermination est irrévocable, mais puisque vous me demandez de parler d’affaires, je vous demande la permission d’en parler, moi aussi.

— Je vous écoute.

— Je suis pauvre, mais dans un an, peut-être avant, il se peut que j’aie fait fortune. Grâce à la générosité de mon ami Stenson, je représenterai à Durban la maison Stenson Waitlong et Cie, de Philadelphie, qui fait pour au-delà de vingt millions d’affaires par an. Stenson fait le voyage d’Afrique spécialement pour choisir un remplaçant à leur représentant, qui vient de mourir ; au lieu de le choisir immédiatement et de s’en retourner en Amérique, il restera un an, deux ans, s’il le faut en Afrique, afin de m’initier aux affaires de sa maison, et, après ce temps, je me serai fait une situation, il se peut que j’aie fait fortune même. Alors seulement j’oserai prétendre à votre main. D’ici là, je vivrai loin de vous, mais je vivrai pour vous, je deviendrai digne de vous. N’est-ce pas, Miss Berthe, que vous m’approuvez ?

— Vous semblez tellement tenir à votre décision que je ne veux plus la discuter, pour le moment. Parlons d’autre chose.

— Dites, au moins, que vous ne m’en voulez pas, que vous ne me méprisez pas.

— Je ne pourrais pas vous mépriser et je ne puis pas non plus vous en vouloir, parce que…

— Parce que ?

— Parce que… je vous aime trop.

Pierre se leva et dit solennellement :

— Je veux conquérir des millions pour racheter ce mot !

— Conquérir des millions, c’est bien facile, quand il y en a à conquérir.

— Que voulez-vous dire ?

— Je dis qu’avec votre courage et votre vaillance, ce vous serait chose facile, si l’on conquérait des millions comme on conquiert un pays.

— Hélas ! oui, vous avez raison, je parle comme un insensé, je donne des coups d’épée dans le vent.

— Vous ne parlez pas comme un insensé ; je sais, moi, où il y a des millions à conquérir.

Dolbret pâlit ; c’est avec un accent de surprise mêlée d’une sorte de terreur qu’il balbutia :

— Vous êtes la fille de John Walter Mortimer ?

— Non, sa nièce !

— Sa nièce, répéta Dolbret machinalement.

Il se laissa retomber sur sa chaise et répéta encore une fois à mi-voix :

— Sa nièce !

Miss Mortimer ne comprenait rien à l’espèce de surprise, ou plutôt d’effroi, que cette révélation semblait produire sur Pierre Dolbret. Elle l’interrogea, inquiète :

— Comment se fait-il que vous connaissiez John Walter Mortimer et comment se fait-il que son nom vous cause tant de terreur ?

— Ce serait trop long que de vous expliquer tout cela. Il y a des choses que vous ne devez pas connaître.

— Je veux tout connaître. Du reste, j’ai des soupçons qui me font craindre pour la tranquillité de mon oncle. Cette lettre dont je vous ai envoyé la copie, que veut-elle dire ?

— Qu’y voyez-vous ?

— Par sa teneur, je serais portée à croire qu’elle est adressée à mon oncle, mais il y a une chose qui me déroute, c’est que mon oncle n’a jamais rendu de services à la république du Transvaal.

— Eh ! bien ?

— Il n’est question, dans toute cette lettre, que de services rendus par son destinataire à la république et de l’amitié qu’il a pour Kruger.

— Il y a bien des manières de rendre service à quelqu’un ; peut-être votre oncle a-t-il pu être utile à la république sans que cela paraisse, surtout sans que vous vous en aperceviez, car vous étiez bien jeune au temps où ils ont eu des relations ensemble.

— Peut-être avez-vous raison.

— Il y a longtemps de cela ?

– Je le crois. Tout de même j’ai vu mon oncle en 1898, et c’est à propos de certaines choses qu’il m’a dites en ce temps-là que je veux vous parler.

— Je ne voudrais pas être indiscret, mademoiselle, mais il me semble que si vous me donniez tous les détails que vous connaissez sur les relations entre votre oncle et Kruger, peut-être pourrais-je établir un lien entre la lettre du docteur Aresberg et ce que vous savez.

— Je veux bien, mais avant de commencer, voulez-vous que nous lisions la lettre tous les deux, bien attentivement ?

— Je l’ai sur moi, je vais vous la lire.

Il s’approcha de la lumière, déplia les feuillets minces que lui avait envoyés Miss Mortimer et commença :


Prétoria, 10 mai 97.

Je vous écris cette lettre à la demande expresse de notre père, Paul Kruger. Depuis deux jours, il m’a fait demander quatre ou cinq fois pour me parler de vous. Il m’a dit les services que vous avez rendus à la république du Transvaal, au risque de votre vie et de votre fortune. Il compte encore sur vous pour l’avenir. Il se sent vieux et fatigué et, dans son vieil âge, il est triste quand il pense que nous serons probablement obligés de faire la guerre. Cependant, grâce à vous, me dit-il, nous vaincrons, car nous sommes admirablement préparés. Dans son rude et fort langage, il a dit : « Le Seigneur a racheté Jacob et l’a délivré d’un ennemi plus puissant que lui. » Il a confiance dans la Providence et dans le courage des Boers. Toutefois il pense à l’avenir, il prévoit le cas où nous serions vaincus et, en prévision de cette éventualité, il m’a prié de vous écrire. « Je mourrai bientôt, m’a-t-il dit, mais, même après ma mort, je veux travailler encore pour le Transvaal. En 1866, j’ai trouvé une fortune immense dans une de mes expéditions. J’en ai gardé une partie et j’ai déposé l’autre dans les environs de Kimberley. Une partie de cette fortune se compose de dix millions en or et de deux millions en diamants, et elle est cachée dans une grotte, sous le kopje appelé Halscopje, à six milles de Kimberley, en gagnant vers l’est. On y entre par un taillis épais dont la description exacte se trouve sur la carte incluse. Trois milles plus loin, à gauche du taillis, il y a une autre grotte — dont la description est donnée sur la même carte — où sont enfouis des diamants pour une valeur de deux millions et demi de dollars. »

Le président Kruger veut que vous vous serviez de ces valeurs pour le bonheur des Boers et voici, précisément, quelles sont ses volontés. Si nous sommes vaincus dans la lutte que nous allons certainement avoir à soutenir contre l’Anglais, nous nous soumettrons après avoir combattu jusqu’à la dernière heure ; mais ce ne sera que pour quelque temps. Dans cinq, dix ou quinze ans, quel que soit le sort qui nous attende, nous recommencerons la guerre. C’est alors que vous devrez vous rendre à Halscopje, près Kimberley, et prendre les douze millions de la première grotte pour les remettre à celui que le peuple boer aura choisi pour chef. Quant au trésor de la deuxième grotte, il est à vous dès aujourd’hui : Paul Kruger vous le donne en récompense des services précieux que vous avez rendus au Transvaal et des travaux que vous avez accomplis pour le bien de la république.

Dr Aresberg.


Pierre se tut, replia les feuillets et les remit soigneusement dans la poche de son veston ; comme Miss Mortimer restait absorbée dans ses réflexions, il-prit le premier la parole :

— À quoi songez-vous ?

— J’essaie de me rappeler.

— De vous rappeler quoi ?

— De me rappeler la date où mon oncle m’a parlé de ces millions.

— Il vous en a parlé ?

— Oui, il m’en a parlé ; même il m’a dit une chose que je ne vous cacherai pas plus longtemps car d’elle dépend tout notre bonheur.

Pierre était suspendu à ses lèvres. Sa position cependant était si fausse, il se sentait si humilié, si pauvre, qu’il se faisait violence pour cacher son émotion. Berthe lut ces sentiments sur son visage, elle se hâta de poursuivre :

— En 98, avant de partir pour New-York, j’ai passé une semaine chez mon oncle, John Walter Mortimer, à Lourenço Marqués. Mon oncle n’a pas d’enfant et il m’aime beaucoup. Un jour, il me fit venir dans son cabinet de travail et il me dit : Ma fille, j’ai des millions qui sont pour toi. J’en ai d’autres qui sont enfouis à un certain endroit sur la frontière. Ceux-la appartiennent à un ami qui m’a chargé de les remettra à quelqu’un, plus tard. Cependant il y en a une partie que j’ai le droit de m’approprier. Il se présente une difficulté : pour avoir ces millions, il faut presque les conquérir, car ils sont dans un pays où l’or et les diamants sont un danger. Je me fais vieux, je suis même trop vieux pour remplir la mission qui m’a été confiée, je ne pourrai jamais aller chercher ni le trésor qui doit être remis ni celui qui m’appartient. Un jour tu te marieras, et celui que tu choisiras sera, j’en suis sûr, bon et brave. Tu lui diras mon secret et, en mon nom tu lui donneras la tâche à moi confiée par mon ami. Sa récompense sera le petit trésor de la frontière. Tout ce que je te dis là, je l’ai mis dans mon testament, tu pourras le constater toi-même après ma mort.

Pierre, en proie à la plus grande émotion, avait sorti de nouveau la lettre de sa poche et la froissait nerveusement.

— Eh ! bien, vous ne dites rien ?

— Je suis bien malheureux.

— Vous ne comprenez donc pas que l’homme bon et brave, c’est vous, que c’est vous qui irez conquérir le trésor, le petit trésor, ce qui ne peut-être autre chose que le trésor d’Halscopje, les deux millions et demi…

— Berthe, dit Dolbret tristement, tout me viendra de vous, ce sera toujours vous qui m’aurez fait ce que je serai.

— Non pas, non pas, ce sera Paul Kruger, car remarquez une chose, le petit trésor est à vous pourvu que vous vous engagiez à aller chercher le grand et à le remettre au chef des Boers, quand cela sera utile. Je n’ai donc rien à y voir, vous ne ferez que remplir une tâche pour laquelle mon oncle se sentait sans forces.

Et comme il ne répondait pas :

— Votre silence est presque injurieux.

— Oh ! Miss Berthe, comment pouvez-vous croire ?

— Je ne me trompe pas, votre silence est une injure. Vous refusez ma main ?

— Berthe, ne dites pas une telle chose. Si vous saviez ce que je souffre ! Mais enfin, il le faut et si j’accepte, c’est que, en même temps, il me reste un autre devoir à remplir.

— Et lequel ?

— Aller dire à John Mortimer que ses jours sont en danger !

— Ses jours sont en danger, et comment le savez-vous ?

— Pierre vit qu’il était difficile maintenant de cacher plus longtemps la vérité et il raconta à Miss Mortimer ce qu’il avait vu et entendu, les révélations de Frascani à José et les soupçons de ce dernier à l’endroit de Bilman. Berthe tremblait en entrevoyant tous les dangers qui menaçaient Pierre. En effet ces menaces contre John Mortimer et cette tentative contre elle-même ne pouvaient qu’avoir des suites terribles pour celui qui s’était fait son défenseur et à qui elle venait de confier une tâche encore plus dangereuse que les embûches de Horner. Dix problèmes terribles se présentaient à la fois à Dolbret et à Berthe ; leurs fiançailles se faisaient sous de mauvais auspices. Mais Pierre était plein de courage et le bonheur où il nageait depuis deux jours doublait ses forces. Il rassura vite Miss Mortimer ; on ferait bonne garde autour d’elle et autour de son oncle. Et comme elle doutait qu’il pût venir à bout de tous les obstacles, il lui dit :

— Je ne suis pas tout seul. Si vous vouliez, vous trouveriez cent personnes pour exécuter vos ordres, tant votre bonté et votre beauté vous ont conquis de cœurs. Mais mon amour ne pourrait souffrir que vos faveurs fussent distribuées avec tant de générosité et ce n’est pas sans lutter contre ma jalousie, contre la volonté et le besoin de vous savoir à moi seul, que j’ai accepté les offres de services de deux amis sincères, de deux frères, Wigelius et Stenson.

— Vous dites qu’ils vous ont offert leurs services ?

— Oui, ils viendront avec moi où vous voudrez bien nous envoyer.

— Qu’ils sont bons ! Dites-leur comme je leur suis reconnaissante.

— Je le leur dirai aujourd’hui même et je suis sûr que cette parole de votre bouche mettra du bonheur dans le cœur de Stenson pour longtemps.

— Et pourquoi ?

— Ah ! Berthe, John Stenson est comme moi, il est votre esclave. Je tremble en vous confiant ces choses, mais dans mon bonheur, il faut que je sois généreux, et la moindre générosité de ma part me commande de vous faire cet aveu.

— Pauvre garçon, dit Berthe moitié riant moitié sérieuse.

— Ah ! ne riez pas, Berthe, dit Pierre avec presque des larmes dans la voix, ne riez pas : vous ne pouvez comprendre la torture dont mon âme a été crispée quand Stenson m’a embrassé en me disant : « Merci pour elle » ! J’ai souffert pour moi et surtout pour ce pauvre ami.

Berthe ne riait plus. Son front se penchait et peut-être, en cet instant, malgré son insouciance de jeune fille heureuse, entrevoyait-elle un peu des douleurs innombrables que les femmes sèment sur leurs pas, un peu des pleurs qu’un simple regard de leurs yeux peut faire couler.

Elle dit à Dolbret :

— Allez les chercher que je les remercie.

Pierre sortit et revint bientôt avec Wigelius et Stenson.

Comme ils hésitaient, Miss Mortimer leur dit :

— Entrez, entrez, n’ayez pas peur, monsieur Dolbret ne vous fera pas de mal.

— Mes amis, dit Pierre, Miss Mortimer a voulu vous voir pour vous remercier de ce que vous voulez bien faire pour son oncle. Elle comprend toute votre grandeur d’âme de vous sacrifier ainsi pour un homme que vous ne connaissez même pas, et comme elle sait que c’est beaucoup à cause d’elle que vous laissez vos affaires et que vous risquez peut-être votre vie, elle veut vous dire toute la reconnaissance dont son cœur est plein…

— Je vous en prie, Dolbret, dit Stenson, n’exagérez pas la valeur du service que nous rendrons à Walter Mortimer.

— Si vous voulez bien, Miss Mortimer reprit Dolbret, j’expliquerai à ces messieurs ce que nous devrons faire, une fois arrivés à Durban.

— Parlez, monsieur Dolbret.

— Voici, messieurs, la tâche que nous avons devant nous. Comme vous le savez, la vie de Walter Mortimer, dont mademoiselle est la nièce…

— Sa nièce !

— Oui, sa nièce. La vie de John Mortimer, dis-je, est en danger. Vous savez comme moi que Horner a dit qu’il aurait la carte de Halscopje ou que Mortimer mourrait.

— Oui, nous savons cela.

Berthe l’interrompit :

— J’oubliais cette carte. Lorsque mon oncle m’a parlé des millions de Kruger, j’étais dans son cabinet de travail. Il m’a montré du doigt une case de son bureau — je me la rappelle fort bien, c’est la première de la seconde rangée, à gauche — en me disant : C’est là que ton mari trouvera les indications nécessaires à la localisation du trésor.

— Comment expliquez-vous que Horner ait la lettre et que la carte se trouve en la possession de votre oncle ?

— Je ne sais trop. Je suppose que mon oncle, n’ayant pas reçu la première lettre, puisqu’elle avait été volée, en reçut une seconde.

— Mais, dit Wigelius, la première lettre devait contenir la carte, elle aussi ?

— Je n’y comprends rien, dit Berthe.

— Il est certain, dit à son tour Dolbret, que Horner n’a pas la carte. Je l’ai moi-même entendu dire qu’il fallait aller la chercher à Lourenço, chez Walter Mortimer, et se la procurer à tout prix, même au prix de la mort de Mortimer.

— En effet, dit Stenson.

— Remarquez aussi que la lettre dont Miss Berthe a pris une copie est datée du 10 mai 1897, tandis que ce n’est qu’en 1898 que Walter Mortimer en a parlé à Miss Berthe…

— En décembre 1898, dit Miss Mortimer.

— Il y a donc un intervalle de près de vingt mois entre la première lettre et ce qui doit être la seconde.

— Vous avez raison ; Aresberg ne recevant pas de réponse, ou plutôt ayant été informé par ses courriers que la lettre avait été volée, en aura envoyé une autre.

— C’est probable, dit Berthe, car enfin, mon oncle connaissait, en 1898, l’existence des deux trésors. Mais continuez, monsieur Dolbret.

Pierre reprit :

— En arrivant à Durban, il va nous falloir prendre la route de terre pour Lourenço-Marquès.

— Le paquebot arrivera avant vous.

— Pardon, il fait une escale de trois jours à Durban ; pendant ces trois jours, nous avons le temps de faire le tour par Prétoria. D’ailleurs, de Durban à Lourenço-Marquès, la route est tellement peu sûre que le paquebot ne fera guère plus de cinq nœuds par jours. Tout cela nous donne du temps, et pourvu qu’ils n’aient pas vent de notre projet, nous arriverons bons premiers chez Walter Mortimer.

— Pourvu, comme vous dites, reprit Wigelius, qu’ils ne sachent pas notre intention. C’est là l’important. En arrivant à Durban, s’ils nous voient débarquer et ne plus reparaître, ils vont certainement se mettre à nos trousses.

— Nous allons les dépister. Nous allons d’abord leur donner le change sur nos intention. À Durban, au lieu de débarquer tout de suite, nous resterons une journée à bord ; durant ce temps, nous ne paraîtrons que pour les repas. Vers dix heures du soir, une fois tout le monde couché, nous débarquerons et, en supposant même que Horner s’aperçoive de notre disparition, nous aurons toujours la nuit entière d’avance, peut-être toute la journée du lendemain.

— Votre plan est parfait, dit Stenson.

— Et puis, reprit Wigelius, vous renonçez à parler de cette affaire au capitaine ?

— Qu’en pense mademoiselle Berthe, dit Dolbret.

— Je pense comme vous, que vous perdriez votre temps à dénoncer Horner et ses complices. En outre, il est important que le petit trésor soit enlevé de la grotte aussitôt que possible, car si le capitaine prenait des mesures pour faire arrêter les cinq copains, il y en aurait toujours deux, trois même, qui s’échapperaient et contre lesquels vous auriez à lutter. Sachant que vous les auriez dénoncés, ils sauraient aussi que vous connaissez mon oncle et que vous avez déjoué leurs plans ; peut-être compromettriez-vous ainsi le succès de votre entreprise. Donc, c’est entendu : Nous débarquerons tous à Durban et, une fois l’expédition finie, vous viendrez m’y rejoindre. Maintenant, monsieur Dolbret, voici une lettre d’introduction pour mon oncle.

Berthe écrivit quelques mots à la hâte sur un bout de papier et le lui tendit. Il y lut ces mots :

Le 2 décembre 99 à bord le « City of Lisbon. »

Le porteur, Pierre Dolbret, est celui que j’ai choisi pour mari ; ayez confiance en lui.

Berthe Mortimer

Dolbret, très ému, montra la lettre à ses amis, la mit dans sa poche puis dit à Berthe :

— Nous arriverons à Cape-Town demain probablement, et à Durban quelques jours après. D’ici là, nous ne devons plus nous voir ; faisons comme si rien n’existait entre nous. De notre côté, nous serons comme tout le monde vis-à-vis de vos persécuteurs. Quant à vous, continuez à voir Natsé. Pour plus de sûreté et pour ne pas avoir à nous reprocher d’avoir rien négligé, je vais confier au capitaine notre intention de débarquer à Durban. Au revoir Miss Berthe, à Durban.

Wigelius et Stenson serrèrent la main de la jeune fille, Dolbret la lui baisa avec respect, et ils sortirent.