Les diamants de Kruger/14

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Mercier & Cie (p. 179-190).

TROISIÈME PARTIE


XIV

CEDOFEITA


Par une belle nuit, Lourenço-Marquès évoque les ombres et les clartés d’une toile de Henner ; elle fait penser au « Nocturne » du peintre alsacien. La sensation d’art produite par le jeune visage emmailloté dans des reflets ouatés de lune reparaît quand on contemple ce bloc sombre pailleté de petites lumières scintillantes, dont l’élévation se dégrade peu à peu et qui semble vouloir glisser dans la mer. Là encore, les phosphorescences du plein océan persistent, elles se sont traînées jusqu’à ce lieu de repos ; à les voir se jouer sur la rive et lécher les quais, on dirait que la mer est une grande vasque où des almées viennent baigner leurs pieds chargés de chaînes d’or. Dans la partie élevée, ce sont des massifs de verdure. Par-ci, par-là, entre les cimes des arbres, perce le bout d’une tourelle, d’un toit blanc, d’une cheminée ; puis, en allant vers l’eau, la ville est de moins en moins belle, les magasins heurtent l’œil de leurs vérandahs chargées de caisses et de ballots éventrés, de cabanes de douaniers, même, sur les quais, de marchandises étalées, abandonnées là, sans ordre.

Comme dans toutes les vieilles villes, les masures sont mêlées aux constructions importantes ; des restes de cintres, de colonnes, se rencontrent, dans un même édifice, avec des constructions de style moderne et, dans les physionomies qu’on croit toujours voir aux choses, on devine le dédain et l’écœurement : pour un bel arc gothique, n’est-ce pas un déshonneur que d’être condamné à servir de cariatide aux trois ou quatre étages d’un entrepôt de coton ou de café ? Au fond, dans les massifs de la ville haute, il y a de belles résidences ; plusieurs sont banales, mais d’autres ont du cachet. C’est à l’une de ces dernières que nous conduirons le lecteur.

C’est un château un peu solennel, à cause du corps principal où règne l’ogive et que ne parviennent pas à égayer les colonnes torses qui soutiennent les deux avants-corps surmontés de tours légères. Sur le linteau d’une porte latérale, dans un guillochage très serré, se détachent les lettres gothiques du mot portugais CEDOFEITA — bientôt faite, — inscription empruntée à la cathédrale de San-Martinho, à Porto, en Portugal. Il est vrai que le château fut bâti en huit mois et que le mot lui aurait bien convenu. Mais il y a une autre raison, comme on va le voir. Vingt ans auparavant, le maître du lieu était entré par hasard à San-Martinho de Cedofeita, la vieille église romane que les siècles ont faite presque gothique, et il y avait vu, agenouillée dans l’ombre, une femme d’une grande beauté. Il la contemple, comme en extase ; elle sort, il la suit, fasciné, jusqu’à ce qu’elle lui échappe pour rentrer chez elle. Il en est déjà épris et brûle de savoir qui elle est. Comme il avait eu de grandes relations d’affaires et d’amitié avec un homme important de la ville, autrefois gouverneur à Lourenço-Marquès, il parvient à se renseigner et apprend que la belle jeune fille est héritière de l’immense fortune et du nom de Cunha. Nous ne raconterons pas par le menu le roman qui suivit cette rencontre. Un mois plus tard, le voyageur repartait pour Lourenço-Marquès avec sa conquête. Catherine de Cunha était belle comme les amours mais frêle comme une fleur. La fleur ne vécut pas longtemps, les lagunes de Lourenço la flétrirent. Et quand la tombe se fut refermée sur la pauvre jeune femme, le châtelain fit venir des maçons qui burinèrent sur l’une des portes, celle par où Catherine était entrée, à son arrivée de Portugal, le mot si triste : CEDOFEITA ! Bientôt faite, bientôt passée la fleur, bientôt passée la vie, bientôt fini l’amour ! Depuis ce jour lamentable, — depuis vingt ans — le château, enfoui dans la végétation exubérante, semblait dormir ; rien n’y bougeait, personne n’y parlait, et les timbres graves des lentes pendules y résonnaient avec l’amplitude de cloches de cathédrales, tellement le silence y était profond. Il semblait que la grande avenue qui aboutissait à la grille en fer forgé séparât le château du reste du monde et en défendît l’entrée.

C’est ce que se demandait, peu de temps après les événements racontés dans les deux premières parties de cette histoire, un personnage que nous demanderons la permission de présenter à nos lecteurs. Très brun, les moustaches et l’impériale grisonnantes, les yeux noirs surmontés de sourcils épais, il semblait appartenir au pays qui nous a valu la ballade des cadets, ou mieux encore, à la patrie du chevaleresque don Quichotte ; pointant sa lèvre mince démentait le type espagnol ; il y avait de l’hindou dans ce visage et peut-être bien d’autres caractéristiques, mais elles y étaient tellement fondues qu’elles auraient rendu rêveur un Bertillon, peut-être le grand Lavater lui-même. Malgré son teint olivâtre, ses yeux noirs, ses moustaches fines, son impériale en pointe et son chapeau crânement campé sur l’oreille, il n’était ni Gascon, ni Espagnol ni même Portugais, mais tout simplement Anglo-Saxon. C’est du moins ce qu’avait conclu le douanier qui lui avait demandé son nom et sa profession et à qui il avait répondu :

— Aram Busbay, accordeur de pianos.

Puis il avait ouvert devant l’employé de sa Majesté le roi Carlos un petit sac de voyage, lequel ne paraissait contenir que les inoffensifs objets suivants : un accordoir, une corde en acier roulée sur elle-même, un canif, une gomme élastique, une brosse à dents et un peigne.

Une fois subi l’examen de la douane, Aram Busbay était sortit de la gare et s’était dirigé vers la ville haute. De temps en temps il s’arrêtait pour regarder une flèche où le sommet d’une tour qu’il avait pris pour amer, comme disent les marins. Parfois, au coin d’une rue, au milieu de la foule des piétons ou dans l’encombrement des camions et des voitures de place, un Cafre, traînant sa rickshaw — véhicule qui, en Afrique-sud, remplace le sapin de Paris et le hansom de Londres —, l’interpellait d’un guttural « Kommiça ». Mais il n’en était pas touché et il continuait son chemin tranquillement, posément, comme un homme dont la conscience est en repos ; on aurait dit un touriste, ou un employé en congé.

Il pouvait être neuf heures du soir quand Busbay arriva à la grille du château. Un calme extraordinaire y régnait. « Ce n’est pas bruyant par ici, se dit-il ; mes pas retentissent sur le sable comme des sabots sur le marbre, il ne sera pas facile de ne pas m’annoncer. Risquons toujours. » Le soliloque — ce collo que des âmes multiples qui sont en nous — a évidemment du bon, car, après s’être fait cette réflexion, il partit d’un pas plus décidé et plus léger.

De chaque côté de l’avenue s’épanouissait une flore probablement implantée là par l’homme, car les environs de Lourenço-Marqués sont arides et nus, les arbres y sont rares, et le châtelain de « Cedofeita » avait dû dépenser des sommes énormes pour s’entourer ainsi de fleurs. Les rosiers monstres de l’Afrique y grimpaient comme nos lierres le long des tonnelles et des kiosques et, par cette belle nuit, c’était un enchantement que de voir les touffes de roses et d’en respirer le parfum.

Tout à coup Busbay s’arrêta : il venait d’apercevoir, à l’avant-corps de droite, une fenêtre illuminée. Il se remit à songer : « Il y a quelqu’un dans l’aile droite. C’est ce que je pensais. Tout de même je n’entends rien, pas même de chien, c’est singulier. Quelle imprudence pour des femmes seules ! Allons toujours. »

Un instant après, il mettait la main à la tête de lion d’un lourd heurtoir suspendu comme une menace à une solide porte de chêne du rez-de-chaussée. Il heurta trois fois, mais rien ne vint. Alors, collant son oreille au bois de la porte, il écouta longuement. Seuls, dans le silence mystérieux de cette singulière demeure, neuf coups lents et sourds résonnèrent à intervalles réguliers et éloignés. Il regarda à sa montre : « Nous sommes d’accord, dit-il à voix basse, mais ce n’est pas une raison pour ne pas ouvrir. »

Il frappa de nouveau. Rien. Alors, ouvrant son sac, il en tira l’accordoir. « Pourtant, murmura-t-il, je ne voudrais pas entrer ici sans qu’on m’y invite, et l’on m’a bien dit qu’à neuf heures du soir, j’y trouverais Lady MacStainer. » Un sourire s’esquissa sur ses lèvres quand il répéta tout au long : « Lady Cecilia, Cordelia, Cornelia MacStainer » ; trois « C » mais une seule MacStainer ; heureusement. »

À ce moment, il perçut un léger bruit, mais ce fut tout. Il leva de nouveau le heurtoir et le laissa de nouveau retomber violemment. Il n’attendit plus longtemps : une porte intérieure, à ce qu’il jugea, s’ouvrit, il entendit des pas et en même temps, des cris féroces suivis d’un bruit ressemblant à celui d’une chaise ou d’un tabouret que l’on lance à force de bras. La porte extérieure s’ouvrit. L’étranger demanda :

— Lady MacStainer ?

— Oui, monsieur, c’est ici qu’elle demeure, mais elle ne reçoit pas à cette-heure-ci.

— Pardon, c’est pour une affaire très importante.

— Je vais aller lui demander la permission de vous laisser entrer, mais je ne crois pas l’obtenir.

Comme la bonne rentrait à l’intérieur pour s’acquitter de sa commission, l’étranger entendit une voix cassée, vieille, branlante, qui disait : « Par ici, Minnie, par ici, je vous ai défendu d’aller à la porte quand vous me coiffez, par ici ! »

Minnie — c’était apparemment le nom de la bonne — revint dire que Lady MacStainer ne pouvait recevoir, que l’on eût à se présenter de nouveau le lendemain, à dix heures et demie.

— Dites à Lady MacStainer que je viens de la part de Miss Berthe Mortimer.

— De la part de Miss Berthe ! s’écria la bonne. Puis elle s’enfuit en criant tout le long du chemin : De la part de Miss Berthe, de la part de Miss Berthe !

Ce nom avait supprimé tous les obstacles : une minute plus tard, le visiteur voyait la porte du château céder devant lui. Il fut introduit dans une pièce assez spacieuse, une sorte de boudoir meublé avec luxe, au milieu duquel se tenait une vieille dame, toute petite, ratatinée, jaune, disparaissant à moitié dans un fauteuil bas. Sur un guéridon, à sa portée, s’étalaient des peignes de toutes sortes, des brosses, des broches, des rubans, des ciseaux.

— Minnie, dit la vieille dame, donnez une chaise.

Minnie s’exécuta et le visiteur s’assit. La vieille reprit la parole. Elle parlait par coups, par sauts ; chaque commencement de phrase était un petit cri.

— Monsieur, je vous ai fait la faveur…

L’homme salua. La vieille dame montra avec impatience comme il lui était désagréable d’être interrompue, même par un signe. Elle continua :

— Je vous ai fait la faveur de vous recevoir pendant ma toilette, parce que vous m’avez dit venir de la part de Miss Berthe, la nièce de mon neveu.

— Madame, je vous remercie.

— Ne m’interrompez pas, s’il vous plaît. Je vous ai fait une faveur. Quand je dis une faveur, je sais ce que je dis.

— Madame…

— Car je ne permets jamais qu’on me dérange pendant que Minnie me coiffe. Entendez-vous, Minnie, comprenez-vous Minnie, je ne permets jamais qu’on me dérange pendant que vous me coiffez. Souvenez-vous de cela à l’avenir.

Cette phrase avait été péniblement prononcée.

— Non, je ne permets jamais qu’on me dérange, car ma coiffure, c’est ma vie.

— Madame, je regrette…

— C’est ma vie ; je ne change jamais ma coiffure. jamais ; je mourrai coiffée comme je le suis en ce moment. Regardez, monsieur. Minnie, soutenez-moi.

La bonne la souleva et le visiteur eut toutes les peines du monde à ne pas s’éclater de rire en voyant l’échafaudage dont était couronnée la tête de la vieille dame. Les cheveux blancs, tirés de chaque côté de la tête, étaient remontés vers le sommet où ils s’amoncelaient en une touffe de six ou sept pouces de hauteur ; par-dessus le tout s’étalait un nœud de velours cramoisi. En se retournant, supportée par Minnie, la vieille dame fit osciller le chef-d’œuvre ; on aurait dit une tête de coq qui picote. Elle se rassit et continua :

— Cette coiffure est unique.

« Je le crois bien, » se dit l’étranger.

— Elle date de 1847, époque à laquelle j’eus l’honneur insigne d’être présentée à sa Majesté la reine Victoria, avec mon mari, Sir George, Richard Bolvin, McStainer. En souvenir de ce jour mémorable, je n’ai jamais changé ma coiffure ; c’est un devoir envers ma famille et envers moi-même ; je n’y ai jamais manqué et je n’y manquerai jamais.

Le coq cramoisi agita son bec de velours dans les rides de Lady Cordelia McStainer, qui se tut et laissa retomber sa tête sur sa poitrine. Évidemment cette évocation des anciens jours de gloire, cet appel à l’honneur familial avait épuisé ses forces. Ses yeux, ses vieux yeux chassieux avaient pourtant des rayons, ils semblaient exprimer un contentement extrême. L’étranger n’existait plus pour la bonne dame, elle le regardait sans le voir. Il s’en aperçut et, pour passer le temps, se mit à examiner la pièce. Le mur était coupé par trois fenêtres entre lesquelles des glaces régnaient depuis le plafond jusqu’aux plinthes ; en guise de cimaise, des guirlandes en stuc doré se détachaient sur un fond rouge, reliées entre elles par des médaillons où s’enlaçaient les lettres M et C, Mortimer et Cunha. De l’autre côté, une ouverture, communiquant avec le reste de l’édifice, était à demi dissimulée dans l’épaisseur des portières ; les fauteuils allongeaient leurs griffes de fauves sculptées dans le chêne ; sur une table en laque, un Mozart de marbre accordait son violon. Busbay songeait probablement qu’il ne serait jamais possesseur de tant de belles choses, lui, pauvre accordeur de pianos. Cette idée lui rappela le but de sa visite, il prit la parole :

— Madame, permettez-moi de vous faire part de la raison de ma présence ici.

— Dites-moi, d’abord, reprit Lady McStainer, en l’interrompant, si vous avez vu notre Berthe.

— Oui, je l’ai vue à Durban, où elle reste en attendant qu’elle reçoive la garde qu’elle a demandée.

— La garde lui a été envoyée, elle pourra voyager en sûreté.

— La garde lui a été envoyée, j’en suis bien content. Pourvu qu’elle soit suffisante.

— Elle n’est pas bien considérable, mais elle est dévouée.

— Elle n’est pas considérable, dites-vous ?

— Non, je n’avais que quatre hommes ici, je les lui ai envoyés. Mais ce sont de bons hommes, de bons tireurs, et qui sont dévoués à John Mortimer et à sa famille.

— Permettez-moi de vous faire remarquer, madame, que vous avez commis une imprudence.

— Une imprudence ?

— Oui, une imprudence. Vous avez commis une imprudence en restant seule ici.

— Oh ! reprit Lady Cornelia, avec un gloussement, il n’y a pas de danger pour moi, je ne suis pas une héritière, je n’ai que mon nom, le nom de Sir George Bolvin McStainer…

« Et la coiffure de la reine Victoria, » murmura l’accordeur.

— …tandis que Berthe, c’est bien différent ; elle est riche et elle le sera encore plus quand mon pauvre Walter ne sera plus. Il n’en a pas pour longtemps…

— Il va mourir ?

— Cette nouvelle semble vous affecter. Quelle relation peut-il y avoir entre vous et lui ?

— Aucune, je ne l’ai jamais vu ni connu ; mais mademoiselle Berthe en a parlé devant moi.

— Comment se fait-il, monsieur, que vous connaissiez Berthe ?

— J’allais justement vous demander la permission de vous en parler. D’abord, veuillez lire ce billet.

Il lui remit une enveloppe carrée, scellée de rouge.

— Minnie, dit la vieille dame, lis-moi ça.

La bonne brisa le cachet et commença de lire, en hésitant sur les mots trop longs :

« Mon bon oncle Walter,

Monsieur Aram Busbay est un pauvre jeune homme qui gagne sa vie à accorder les pianos. Il s’est recommandé à moi et je vous prie de lui être utile. À bientôt. Je vous embrasse tendrement.

Berthe. »

Lady McStainer prit la feuille des mains de Minnie, en examina la grosse écriture anglaise, regarda Aram Busbay, se tourna vers la bonne, regarda de nouveau l’étranger, puis, comme si son corps eût été mis tout à coup en contact avec une pile électrique, il fut secoué par les convulsions d’un rire nerveux, brutal, irrésistible. Les cris qui d’ordinaire accompagnaient le commencement de chacune de ses phrases s’étaient transformés en hurlements ; elle étouffait, et Minnie dut la prendre dans ses bras pour empêcher le coq de velours d’aller déshonorer la famille McStainer en piquant une crête sous le fauteuil à roulettes.

De crainte de voir le guéridon renversé avec la lampe et l’abat-jour, Busbay transporta le tout à quelques pas de la chaise où Lady Cordelia se tordait et le plaça près d’une des fenêtres.

Dix secondes plus tard, on heurta à la porte. À peine Minnie avait-elle disparu pour aller ouvrir que l’étranger, bondissant sur Lady McStainer, la prenait à la gorge, lui fourrait un mouchoir dans la bouche et lui ligotait les bras et les jambes. Le coq gisait sur le parquet, la coiffure 1847 avait vécu.

L’agresseur, une fois son œuvre accomplie, s’arrêta pour regarder sa victime ; mais une expression d’angoisse se répandit sur son visage, il se détourna pour ne pas voir cette chose horrible : des larmes de vieux. Entendant en même temps des cris dans la direction de l’entrée, il sourit ; il venait de reconnaître la voix jeune de Minnie. Les cris cessèrent, un pas lourd et décidé retentit sur les tuiles du parquet et la silhouette du Dean Polson se profila dans l’encadrement de la porte.

— Eh ! bien, Natsé, vous ne réussissez pas mal dans votre nouveau métier d’accordeur de pianos, dit-il, en tendant la main à Busbay qui, comme on voit, n’était autre que le Japonais.