Les diamants de Kruger/15

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Mercier & Cie (p. 190-208).

XV

AFFAIRES DE CŒUR


Afin d’expliquer cette nouvelle manifestation de Natsé et la réapparition de Polson sous ses véritables traits, nous retournerons un peu en arrière.

Comme l’avait prévu Dolbret, son séjour et celui de ses amis sur le « City of Lisbon », durant toute la première journée d’escale à Durban, avait complètement trompé la bande de l’évêque. Le bateau était arrivé le matin de bonne heure, et aussitôt Horner était allé se promener dans la ville. José était aussi descendu à terre en compagnie de Frascani. À midi ils n’étaient pas encore revenus et Dolbret commençait à s’inquiéter. Après le dîner, il était tellement nerveux qu’il s’enferma dans sa cabine pour qu’on ne s’aperçût pas de son état. À onze heures du soir, P’tit-homme n’avait pas reparu. Dolbret dit à ses amis :

— José est débarqué sans me le dire, en compagnie de Frascani et il ne revient pas. Il se tirera bien d’affaires tout seul. Quant à nous, nous allons partir : nous ne pouvons compromettre le succès de notre affaire en restant ici plus longtemps.

Et ils s’étaient fait débarquer, comme l’horloge de l’hôtel-de-ville sonnait minuit.

Pendant ce temps, Ascot, Polson et Bilman étaient dans la cabine du Dean, où ils fumaient tout en causant.

Bilman disait :

— Que fait Horner ?

— Il s’amuse, comme toujours, dit Ascot.

— Au fond, c’est bien ce qu’il y a de mieux à faire, en attendant.

— Il y aurait peut-être quelque chose de mieux.

— Et quoi, Ascot ?

Ascot se leva, mit sa pipe de côté et dit :

— Messieurs, nous sommes joués !

— Par Horner ?

— Non, nous sommes joués par le docteur, qui est parti pour Lourenço-Marquès pendant que vous êtes ici à flirter avec les demoiselles O’Toole et que monsieur le Dean boit du scotch avec son ami Bilman.

— Alors je ne m’explique pas votre calme.

— Je vais vous l’expliquer moi-même.

— Parlez vite.

— Pendant que Horner se promène et que vous flânez, moi je travaille. Voici ce que j’ai fait.

Hier j’ai su par Natsé que Dolbret partait ce soir. Alors j’ai envoyé le Japonais à Durban. Natsé est bon télégraphiste, comme vous savez. Demain matin, il ira à la gare, il réussira, je le suppose, à détourner l’attention du télégraphiste ou à le faire sortir, et pendant son absence il télégraphiera ce qui suit au général Buller, en son camp de Chieveley :

« Dewet a été vu hier soir. Dois-je laisser partir les trains ? Répondez immédiatement. »

— Et qui signera le télégramme ? demanda Polson.

— Cela ne me regarde pas, c’est l’affaire de Natsé. Vous voyez d’ici la panique tout le long de la ligne du télégraphe, par exemple à la station de Pietermaritzburg où le télégramme sera certainement pris au passage. Le moins qu’on pourra faire, ce sera de contremander tous les trains.

— C’est bien, vous êtes un maître, Ascot. Mais il y a autre chose : Dolbret prendra tout simplement le train suivant.

Ascot se mit à rire :

— Vous ne connaissez pas le cœur humain.

— J’avoue, dit Polson.

— Moi, je le connais, je sais bien une chose : quand le docteur verra qu’il ne part pas de train ni le matin ni l’après-midi, il s’en ira tout bêtement voir Berthe Mortimer. Pendant ce temps-là, nous irons à la gare et nous filerons sur Pretoria, puis Lourenço-Marquès, car il est fort probable que la fausseté du télégramme de Natsé sera vite découverte et que, avant le soir, les trains reprendront leur circulation ordinaire.

Maintenant, ce que nous avons de mieux à faire, c’est de décamper demain matin ; le capitaine a poussé l’amabilité jusqu’à envoyer conduire Dolbret et ses amis en chaloupe ; cela veut dire que le docteur est très bien avec le capitaine et que nous, nous sommes très mal. Il vaut mieux ne pas mettre plus longtemps notre bonne fortune à l’épreuve.

Le lendemain, vers midi, les roues légères d’un rickshaw blanc, traîné au pas menu d’un grand Hindou, faisaient craquer le sable de la rue Brighton, une des rues chics de Durban. Il avait à peine tourné le coin de l’avenue des Palmiers, qu’une autre voiture l’y suivit. Le voyageur du dernier rickshaw gourmandait le coolie, qui suait à grosses gouttes sous le soleil, mais le premier tenait bon et il arriva bientôt devant une grande maison de brique rouge, à quatre étages, aux fenêtres régulièrement alignées chaque côté de la porte centrale. Celui qui y avait pris place en descendit précipitamment, enjamba les marches du perron de pierre et sonna. La porte s’ouvrit, et, au fond d’un passage étroit, à travers le grillage d’un petit guichet, le visage d’une nonne toute blanche sous la guimpe et le voile, lui apparut timide et souriant. Il s’inclina et demanda :

— Madame la provinciale ?

— Madame la provinciale est sortie en ce moment, répondit la jolie nonne avec l’accent du plus pur cockney.

— Je le regrette, car j’ai à lui parler immédiatement pour une affaire très importante et qui ne peut se remettre.

— Il vous faudra attendre.

— Au fait, madame, c’est plutôt un renseignement que je voulais demander à madame la provinciale ; peut-être pourriez vous me le donner vous-même.

— Si je puis vous être utile ?

— Voici : vous avez ici une pensionnaire à laquelle je m’intéresse et que je désire voir.

— Nous n’avons qu’une pensionnaire et encore ne doit-elle pas rester longtemps avec nous ; est-ce de mademoiselle Mortimer que vous voulez parler ?

— Oui, et ce que vous venez de me dire me fait désirer encore plus ardemment de la voir. En effet, vous dites qu’elle doit rester ici très peu de temps ?

— Mais oui, si je ne me trompe, elle partira dans deux ou trois jours.

— Alors, madame, au nom de ses plus chers intérêts, je vous supplie de la prévenir que je désire la voir.

— Mais, monsieur, avant tout, faut-il que je sache qui vous êtes ; vous semblez être étranger au pays, et…

— Voici, reprit l’étranger, en lui tendant un morceau de papier sur lequel il écrivit quelques mots au crayon, remettez-lui ceci, je vais attendre la réponse.

Elle prit le papier et y lut :

« Il faut que je vous voie immédiatement.

Pierre Dolbret. »

— En attendant, reprit la nonne, veuillez entrer au parloir ; poussez la porte qui est à votre droite.

Évidemment Ascot avait bien jugé Dolbret, ou mieux, la nature humaine tout entière ; du reste, les événements lui avaient donné raison. Les trains ayant été contremandés, Dolbret avait une grande journée à passer à Durban et il ne pouvait mieux l’employer qu’en allant retrouver sa fiancée. Il avait donc quitté ses amis en leur donnant rendez-vous pour le soir.

Dans le silence du cloître, on entendait une vague mélopée. C’était l’heure du repas, il était probablement précédé de prières murmurées en chœur par les religieuses. Sur le mur, un christ, tordu sur sa croix de bois grossier, soulignait plutôt qu’il n’atténuait la nudité de la pièce. Ce décor rudimentaire convenait admirablement à l’état d’âme de Pierre Dolbret : l’homme vraiment épris n’a pas de sentiments compliqués, c’est un ascète qui vit de racines et voit le ciel dans ses rêves ; tout ce qui l’entoure lui rappelle l’objet aimé. Son imagination lui faisait voir Berthe sous la couleur dont ses yeux étaient remplis en ce moment ; pour lui, c’était la plus belle et la plus pure des saintes Thérèses du monastère.

Des pas retentirent dans la pièce voisine ; un instant après, Berthe était devant lui, rougissante, mais avec un sourire sur les lèvres. Elle restait immobile dans la porte ouverte ; vêtue d’une longue robe noire, elle s’encadrait merveilleusement dans le chambranle peint en blanc. Une séparation d’un jour, la vie solitaire déjà entrée en son âme au point de changer un peu l’expression de ses traits, le silence, la sévérité du lieu, les habitudes tranquilles des pieuses filles, tout cela avait déjà comme reculé d’un pas l’abandon que mettait la jeune fille dans ses entretiens avec Dolbret, durant les derniers quinze jours passés sur le « City of Lisbon ». Maintenant elle semblait avoir peur, elle avait l’air de regarder le chemin avant d’y poser le pied. Pierre le comprit et ce fut avec une émotion dans la voix qu’il lui dit :

— Berthe, il y a bien longtemps que je vous ai vue.

Elle lui donna sa main sans parler et sans le regarder. Puis s’étant assise, elle demanda :

— Et vous n’êtes pas allé défendre Walter Mortimer, mon oncle ?

— Non, pas encore. Nous partons ce soir. Je comprends que ma présence ici vous étonne. Vous avez cru qu’au lieu de courir où mon devoir m’appelle, je venais chercher le bonheur près de vous. Je comprends votre étonnement et je souffre d’en avoir été la cause. Rassurez-vous, je n’ai pas faibli et si je suis ici en ce moment, c’est dans votre intérêt le plus cher.

— Je n’ai pas douté de votre courage un instant, croyez-moi.

— Merci alors ; je suis content de m’être trompé. Laissez-moi vous expliquer comment il se fait que je ne sois pas encore parti. Nous devions prendre le train, mes amis et moi, hier, durant la nuit. Nous sommes partis trop tard. Ce matin, au moment où nous arrivions à la gare, le train a été contremandé : on venait de recevoir une dépêche de Chieveley ordonnant de ne pas le laisser partir, parce que Dewet était signalé dans les environs. Il se peut qu’il parte ce soir ; en tous cas, nous serons là. Mais pour la minute, ce n’est pas ce que j’ai à vous dire de plus important. Comme vous me l’avez déjà dit, vous devez quitter Durban après demain pour aller rejoindre votre oncle à Lourenço.

— En effet.

— Eh ! bien, il ne faut pas que vous partiez, il faut que vous restiez ici jusqu’à nouvel ordre…

— Mais c’est impossible, que voulez-vous que je fasse dans ce cloître ?

— Vous allez comprendre en deux mots.

— Mon Dieu, dit Berthe, est-ce que nos ennemis ont encore machiné quelque plan contre nous ?

— Non, pas tout à fait. Ils sont encore à bord du « City of Lisbon » et se rendront à Lourenço dans deux jours. Mais il y a autre chose ; j’ai vu l’évêque sans sa barbe et habillé comme tout le monde.

— Ici, à terre ?

— Oui, à mon hôtel. J’étais seul dans ma chambre, quand j’entends frapper. Sans avoir attendu la réponse, on ouvre la porte et je me trouve face à face avec Daniel Horner. Je l’ai reconnu tout de suite. Je n’ai pas pu faire autrement que d’être poli avec lui ; il m’a demandé la permission de causer quelques instants, ce que je n’ai pu refuser.

— Monsieur Dolbret, a-t-il dit, je suis le seul honnête homme des quatre ministres avec lesquels vous avez fait le voyage jusqu’à Durban.

J’eus envie de lui faire remarquer qu’il se vantait peut-être un peu, mais c’était intempestif, je le laissai continuer.

— Et la preuve, c’est que je vais vous dire franchement ce que nous venons faire en Afrique-sud et comment nous voulons et pouvons le faire.

Je l’arrêtai là.

— Pardon, monsieur, lui dis-je, vous n’avez pas besoin de me dire ce que vous venez faire, je le sais.

Il ne fut pas surpris.

— Je sais que vous le savez, continua-t-il. Ne m’interrompez pas, je vous parle dans vos intérêts. Nous sommes venus en Afrique chercher le trésor de Kruger, et si je ne me trompe pas, vous m’avez l’air d’avoir légèrement modifié l’itinéraire de votre voyage, monsieur Dolbret, et de mettre le cap un peu dans la même direction, ajouta-t-il en me regardant de travers.

Je ne répondis rien. J’avais trop parlé en disant que je connaissais le but de leur voyage, je me tenais maintenant sur mes gardes. Voyant que je restais muet, il reprit :

— Je sais cela, et vous aussi le savez. Pour être plus intéressant, je vais vous dire quelque chose de nouveau.

— J’avoue, lui dis-je, que je commençais à trouver que vos nouvelles n’étaient pas de la première fraîcheur.

— Bien, bien, bien, vous avez raison, docteur. Voici qui va vous intéresser peut-être un peu plus. Nous ne savons pas où se trouve exactement le trésor et c’est pour l’apprendre que nous nous rendons à Lourenço-Marquès. Mes compagnons sont décidés à tout pour obtenir le secret ; je vous prie de bien remarquer mes paroles : Ils sont décidés à tout.

Comme il prononçait ces mots, sa bouche eut une sorte de crispation et laissa voir le bout de la canine de droite. Je n’avais jamais remarqué ce détail de sa physionomie, mais en ce moment il était tellement accentué par la rage qu’il ne pouvait passer inaperçu. Je tremblais pour vous, car je savais bien ce qu’il voulait dire quand il appuyait sur les mots : « ils sont décidés à tout ». Je résistai à l’envie que j’avais de lui sauter à la gorge. Du reste j’étais curieux jusqu’à un certain point de savoir ce qu’il voulait me confier ; j’espérais en tirer quelque chose d’utile pour vous ou pour moi ; je l’interrompis :

— Ne devriez-vous pas dire, monsieur Horner : Nous sommes décidés à tout ?

Il sourit :

— Il y a deux jours, vous auriez eu raison de me faire cette observation, mais aujourd’hui, ce n’est pas la même chose. Tenez, me dit-il en se levant, rien ne sert de cacher plus longtemps ce que j’ai à vous dire, je vous propose un marché.

La proposition me parut saugrenue, mais je voulais voir jusqu’où pouvait aller son audace.

— Je vous propose un marché, dit-il. Partons ensemble à la recherche du trésor, que nous partagerons, et je vous dévoile nos plans.

— Monsieur, lui dis-je, vous pouvez sortir d’ici ; je n’achète pas plus de secrets que je n’en vends.

Il se leva tout droit.

— Je connais, ajoutai-je, les plans de vos amis, vos plans à vous tous, mais tout est prévu et je vous préviens, monsieur l’évêque, que si vous tentez la moindre chose contre moi ou mes amis, la justice s’occupera de punir ceux qui ont fait partir les machines du « City of Lisbon, » le soir du bal masqué.

Il ne fit aucun mouvement de surprise, seulement, il tira tranquillement de sa poche deux revolvers de calibre 38 et les braqua sur moi. Je ne bougeai pas. Il sourit méchamment et me dit :

— Je pourrais vous tuer, et je voudrais vous tuer, car je vous déteste, mais cela ferait trop de bruit dans l’hôtel…

— Du reste, ajoutai-je en riant, vous êtes trop honnête pour cela.

— Riez, riez, monsieur le docteur, rira bien qui rira le dernier ; nous nous reverrons.

Il sortit à reculons et, avant de fermer la porte :

— Veillez bien sur le trésor et sur Amphitrite, monsieur le docteur, j’ai le bras long !

Vous voyez donc, mademoiselle, que vous ne pouvez voyager en sûreté tant que nous n’aurons pas trouvé moyen de nous débarrasser de Horner et de ses compagnons, et qu’il vaut mieux pour vous rester ici, en attendant.

— Mais, monsieur, mon oncle m’attend à Lourenço, il est prévenu de mon arrivée ; même, en sa qualité de tuteur, il m’a fait savoir qu’il désirait me revoir le plus tôt possible ; je ne sais trop ce que je dois faire. Je tremble de partir, mais j’ai peur aussi de rester ; il me semble maintenant que je suis entourée de dangers de toutes parts…

— Cependant vous êtes plus en sûreté ici que n’importe où en Afrique, il faut que vous y restiez.

— Puisqu’il le faut, je resterai. Ne pouvez-vous pas attendre, vous aussi ?

— Non, je pars tout de suite. D’abord, je me dois au salut de John Mortimer, j’en ai pris l’engagement ; de plus, je me dois à moi-même de conquérir les diamants de Halscopje, pour devenir digne de vous.

Sa voix avait un accent si décidé et sa figure, que la vie nouvelle avait rendue plus énergique, sous le bronze qu’y avait posé le soleil, accusait une telle volonté, un désir si inébranlable, que Berthe n’osa pas discuter. Elle souffrait à l’idée qu’il partirait, que sa vie serait menacée, qu’il endurerait les fatigues, la misère, qu’il serait loin d’elle ; mais elle se laissait maintenant prendre au charme de l’imprévu et tous les motifs de son cœur et de sa raison s’évanouissaient petit à petit, à mesure que s’ajoutait un épisode à cette aventure qui prenait les proportions d’un roman. De son côté, malgré la douleur de la séparation, Pierre était impatient de partir, il n’avait pas encore assez fait, à son gré, pour les Mortimer ; en gentilhomme, il trouvait qu’ils lui donnaient trop, qu’ils promettaient trop pour ce que lui, sans fortune et sans avenir, pourrait tenir peut-être. Et ce cloître désert et terne augmentait encore sa tristesse ; il lui semblait que le christ qui pendait là, ensanglanté, lui eut pris déjà l’âme, sinon le cœur de sa fiancée, et en touchant sa main, il avait peur de voler quelque chose à quelqu’un. Il se leva en lui disant :

— Ne partez pas d’ici sans un mot de ma part, c’est plus prudent. Adieu et aimez-moi.

Comme il tournait le coin de la rue Brighton, un autre rickshaw arrivait à la porte du couvent. Horner en descendit et se présenta au guichet :

— Pardon, madame de vous déranger ; mon maître, qui vient de sortir, a oublié de donner cette bourse à mademoiselle Mortimer et il m’a demandé de la lui remettre à elle-même.

— Entrez, poussez la porte de droite, répondit la nonne.

Berthe vint pour la seconde fois. À la vue de l’étranger, elle resta tout étonnée ; elle se demandait depuis quand Pierre Dolbret avait pris un domestique, et comment il se faisait qu’il lui envoyait une bourse. Horner, vêtu d’un complet blanc, rasé de frais, avait très bonne apparence ; d’ailleurs l’expression mauvaise dont Dolbret avait été si frappé disparaissait pour faire place à un sourire aimable, et Berthe ne savait trop que penser. Il la regardait toujours en souriant.

— Vous ne me reconnaissez pas, mademoiselle Mortimer ?

Berthe, au son de cette voix, se ressouvint ; elle recula effrayée et, étendant la main, comme pour se garer, elle se laissa tomber sur une chaise en murmurant :

— L’évêque !

Horner ne fit pas un pas, pas un mouvement, pas un geste, mais il parla lentement, comme un homme qui a préparé ce qu’il a à dire et veut le dire avec tout l’effet possible :

— Non pas l’évêque, non pas celui que vous avez vu sur le paquebot et que vous avez peut-être appris à mépriser, mais Daniel Horner, honnête homme, Daniel Horner qui n’a plus aucune relation avec Polson ni avec Bilman, ni avec Ascot, mais qui a été trompé par eux ; Daniel Horner, à qui une part était promise dans le trésor de Kruger, qui l’a sacrifiée, qui l’a abandonnée pour venir se jeter à vos genoux et vous dire qu’il vous aime et qu’il veut mourir si vous refusez de l’entendre…

— Assez, assez, essaya de dire Berthe Mortimer ; allez-vous-en, je sais tout.

— Vous savez tout, et qu’est-ce que vous savez ?

— Je sais, dit Berthe, reprenant courage, que vous êtes un imposteur comme les autres, que vous avez conspiré pour me faire mourir et que, n’ayant pas réussi, vous essayez maintenant de me déshonorer en m’offrant ce que vous appelez votre amour. Allez-vous-en.

Horner s’avança en grinçant des dents ; lui saisissant le bras, il le lui tordit en disant :

— Si vous criez, je vous loge une balle dans la tête.

Et il lui présenta le pistolet que Dolbret connaissait déjà.

— Que voulez vous de moi, au nom de Dieu, est-ce de l’argent, est-ce le secret ?

— Le secret ? vous avez le secret ? Non, vous ne l’avez pas.

Berthe sentit qu’il y allait de sa vie ; l’idée du secret d’Halscopje la frappa, elle s’y rattacha. Elle se disait : Je vais tâcher de discuter cela avec lui ; pendant ce temps, peut-être quelqu’un viendra-t-il. Son cœur se gonflait quand elle songeait que Pierre était peut-être à deux pas de là et qu’il ne la savait pas dans une position si terrible. Cependant elle eut la force de dire à Horner :

— Oui, je l’ai et vous l’aurez, si vous voulez. Demandez-moi tout mon or, toute ma fortune, mais ne me parlez plus de votre amour.

Horner était réellement épris de Berthe Mortimer, mais il n’avait jamais pensé sérieusement à lui faire l’aveu de sa passion ; c’était par pur hasard qu’il en avait parlé et sans espoir d’être entendu. Toute sa vie passée et actuelle lui était trop lourde à porter pour qu’il songeât à en offrir les restes à une femme honnête et innocente comme Berthe et c’était plutôt pour satisfaire une fantaisie d’un moment qu’il s’était engagé dans cette aventure. La tournure que prenaient les choses n’était pas pour lui déplaire ; il espérait maintenant arracher le secret et l’apporter à ses amis ; ce lui serait un bon motif de demander une meilleure part dans le butin. Ce fut donc avec un sourire, un sourire qui n’avait plus rien de méchant, qu’il railla doucement Berthe :

— Oui, je sais, mon amour vous fait horreur. Pensez-y, l’amour d’un homme taré, d’un aventurier…

Il s’interrompit et reprit :

Oh ! pardon, mademoiselle, je ne devrais pas prononcer ce mot devant vous.

— Quel mot ?

— Le mot aventurier. En effet je suppose que toute allusion malveillante à ce jeune homme, ce jeune médecin, doit être mal reçue de vous.

Berthe bondit de colère et s’écria :

— Tuez-moi, si vous voulez, monsieur l’évêque, mais je vous dirai une chose, c’est que celui dont vous parlez est un honnête homme, que sa mauvaise fortune a mis sur votre chemin…

— Et que sa bonne fortune a mis sur le vôtre.

— En tous cas, s’il est un aventurier, l’amour que j’ai pour lui le lave de tout reproche à mes yeux. Mais je n’ai pas le loisir de discuter cela avec vous ; dites vite ce que vous voulez et allez-vous-en.

— Je veux le secret, dit Horner tranquillement.

— Attendez, je vais chercher un chiffon de papier et je vous écris exactement l’endroit où se trouve le trésor.

Elle fit mine de sortir. Horner la prit une seconde fois par le bras et lui dit :

— Pas si vite, ma belle, nous connaissons ce truc ; nous sommes assez vieux dans le métier pour ne pas nous en laisser conter par une fillette.

En même temps, il la force à se rasseoir.

— Tenez, dit-il, voilà du papier et un crayon ; écrivez devant moi, et vite, s’il vous plaît.

Sa voix était redevenue rude et brutale. Berthe commençait à se désespérer, une grosse larme coula sur sa joue. Horner en profita pour lui dire :

— Signez-moi tout de suite un billet au porteur pour cinquante mille livres sterling.

— Mais je ne les ai pas, dit Berthe, qui ne comprenait rien à tout cela.

— Écrivez toujours ce que je vais vous dicter ; si vous ne les avez pas, je vais vous aider à les trouver.

Elle se disposa à obéir et prit le crayon en tremblant. Horner dicta à mi-voix :

À demande, moi, Berthe Mortimer, je paierai…

Pour la troisième fois, depuis une heure, la nonne qui remplissait les fonctions de portière vit une face masculine à travers la petite grille en bois du guichet. Cette figure n’était rien moins que belle. Son propriétaire dit en français — en mauvais français — à la jolie nonne :

— Ça commence à faire ; terrinée que j’ai donc eu peur de ne pas le trouver !

Cout’donc, ma mère, ma sœur, mam’zelle, — excusez, je ne sais trop comment on vous appelle, vous autres — le docteur Pierre est venu ici, hein ? voulez-vous me dire où il est allé ? et la demoiselle, elle ?

José — c’était lui, comme on peut le voir — parlait devant un mur, car, à son apparition, la portière s’était enfuie. Dans son excitation, le pauvre garçon ne s’était pas aperçu qu’il n’y avait plus personne pour lui répondre et qu’il perdait son temps.

José n’était jamais en peine ; quand il vit que le guichet était fermé et que ses questions restaient sans réponse, il regarda à droite et à gauche, puis de nouveau à droite et, apercevant une porte, il la poussa, au hasard : Berthe, terrorisée par Horner qui la tenait par le bras, écrivait sous sa dictée. À ce spectacle, P’tit-homme bondit en s’écriant :

— Terrinée !

— Ah ! mon Dieu ! dit Berthe, qui avait reconnu la voix et le juron de José — tout ce qu’elle savait de français —.

Dans son exclamation, il y avait de la surprise et de la joie en même temps ; sans comprendre tout à fait ce qui arrivait, elle avait vu tout de suite que c’était du secours. La pauvre jeune fille était à bout de force ; à la vue de José, elle se laissa tomber en arrière et le crayon glissa de ses mains.

— Signez, lui dit Horner, il ne reste plus que votre signature à mettre ; signez et je m’en vais.

Berthe se sentait forte maintenant de la protection de José ; elle ne fit pas un mouvement.

— Signez, répéta Horner en braquant son pistolet sur elle.

Mais un formidable « Terrinée » suivit les derniers mots de Horner ; en deux sauts, l’ancien matelot fut sur lui et lui arracha le pistolet des mains. Horner s’enfuit, abandonnant son arme aux mains de José, et en disant :

— Vous me reverrez !

— Oui, oui, le monsieur, dit José ; au revoir.

Horner avait cru prudent de disparaître, car le bruit de l’entrée de José avait attiré l’attention des religieuses qui s’en venaient voir la cause du tapage.

En mettant le pied sur le sable de la rue, le faux évêque se trouva face à face avec deux soldats en kaki qui lui demandèrent :

— Avez-vous vu passer par ici un matelot, un petit homme barbu, très laid ?

— Habillé de jaune, sale ?

— Oui, c’est ça. Vous l’avez-vu ?

— Je viens de le voir.

— Où est-il ? nous avons ordre de l’arrêter comme déserteur.

Horner se ressouvint de l’embauchage de José par Polson. Son œil eut une expression féroce et sa dent de chien eut envie de mordre.

— Là, dit-il ; passez la rue Brighton et prenez celle des Palmiers, le petit homme est entré au couvent.

— Le couvent des Franciscaines ?

— Je crois que oui.

— Merci.

« En voilà toujours un dont nous sommes débarrassés, murmura Horner. Au fait, si je faisais arrêter le docteur aussi. Tiens, ce bon Frascani, je crois qu’il s’occupe un peu de sa petite vengeance. »