Les dieux ont soif/Chapitre V

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Calmann-Lévy (p. 63-73).

V

À neuf heures du matin, Évariste trouva dans le jardin du Luxembourg Élodie qui l’attendait sur un banc.

Depuis un mois qu’ils avaient échangé leurs aveux d’amour, ils se voyaient tous les jours, à l’Amour peintre ou à l’atelier de la place de Thionville, très tendrement, et toutefois avec une réserve qu’imposait à leur intimité le caractère d’un amant grave et vertueux, déiste et bon citoyen, qui, prêt à s’unir à sa chère maîtresse devant la loi ou devant Dieu seul, selon les circonstances, ne le voulait faire qu’au grand jour et publiquement. Élodie reconnaissait tout ce que cette résolution avait d’honorable ; mais, désespérant d’un mariage que tout rendait impossible et se refusant à braver les convenances sociales, elle envisageait au dedans d’elle-même une liaison que le secret eût rendue décente jusqu’à ce que la durée l’eût rendue respectable. Elle pensait vaincre, un jour, les scrupules d’un amant trop respectueux ; et, ne voulant pas tarder à lui faire des révélations nécessaires, elle lui avait demandé une heure d’entretien dans le jardin désert, près du couvent des Chartreux.

Elle le regarda d’un air de tendresse et de franchise, lui prit la main, le fit asseoir à son côté et lui parla avec recueillement :

— Je vous estime trop pour rien vous cacher, Évariste. Je me crois digne de vous, je ne le serais pas si je ne vous disais pas tout. Entendez-moi et soyez mon juge. Je n’ai à me reprocher aucune action vile, basse ou seulement intéressée. J’ai été faible et crédule… Ne perdez pas de vue, mon ami, les circonstances difficiles dans lesquelles j’étais placée. Vous le savez : je n’avais plus de mère ; mon père, encore jeune, ne songeait qu’à ses amusements et ne s’occupait pas de moi. J’étais sensible ; la nature m’avait douée d’un cœur tendre et d’une âme généreuse ; et, bien qu’elle ne m’eût pas refusé un jugement ferme et sain, le sentiment alors l’emportait en moi sur la raison. Hélas ! il l’emporterait encore aujourd’hui, s’ils ne s’accordaient tous deux, Évariste, pour me donner à vous entièrement et à jamais !

Elle s’exprimait avec mesure et fermeté. Ses paroles étaient préparées ; depuis longtemps elle avait résolu de faire sa confession, parce qu’elle était franche, parce qu’elle se plaisait à imiter Jean-Jacques et parce qu’elle se disait raisonnablement : « Évariste saura, quelque jour, des secrets dont je ne suis pas seule dépositaire ; il vaut mieux qu’un aveu, dont la liberté est toute à ma louange, l’instruise de ce qu’il aurait appris un jour à ma honte. » Tendre comme elle était et docile à la nature, elle ne se sentait pas très coupable et sa confession en était moins pénible ; elle comptait bien, d’ailleurs, ne dire que le nécessaire.

— Ah ! soupira-t-elle, que n’êtes-vous venu à moi, cher Évariste, à ces moments où j’étais seule, abandonnée ?…

Gamelin avait pris à la lettre la demande que lui avait faite Élodie d’être son juge. Préparé de nature et par éducation littéraire à l’exercice de la justice domestique, il s’apprêtait à recevoir les aveux d’Élodie.

Comme elle hésitait, il lui fit signe de parler.

Elle dit très simplement :

— Un jeune homme, qui parmi de mauvaises qualités en avait de bonnes et ne montrait que celles-là, me trouva quelque attrait et s’occupa de moi avec une assiduité qui surprenait chez lui : il était à la fleur de la vie, plein de grâce et lié avec des femmes charmantes qui ne se cachaient point de l’adorer. Ce ne fut pas par sa beauté ni même par son esprit qu’il m’intéressa… Il sut me toucher en me témoignant de l’amour, et je crois qu’il m’aimait vraiment. Il fut tendre, empressé. Je ne demandai d’engagements qu’à son cœur, et son cœur était mobile… Je n’accuse que moi ; c’est ma confession que je fais, et non la sienne. Je ne me plains pas de lui, puisqu’il m’est devenu étranger. Ah ! je vous jure, Évariste, il est pour moi comme s’il n’avait jamais été !

Elle se tut. Gamelin ne répondit rien. Il croisait les bras ; son regard était fixe et sombre. Il songeait en même temps à sa maîtresse et à sa sœur Julie. Julie aussi avait écouté un amant ; mais, bien différente, pensait-il, de la malheureuse Élodie, elle s’était fait enlever, non point dans l’erreur d’un cœur sensible, mais pour trouver, loin des siens, le luxe et le plaisir. En sa sévérité, il avait condamné sa sœur et il inclinait à condamner sa maîtresse.

Élodie reprit d’une voix très douce :

— J’étais imbue de philosophie ; je croyais que les hommes étaient naturellement honnêtes. Mon malheur fut d’avoir rencontré un amant qui n’était pas formé à l’école de la nature et de la morale, et que les préjugés sociaux, l’ambition, l’amour-propre, un faux point d’honneur avaient fait égoïste et perfide.

Ces paroles calculées produisirent l’effet voulu. Les yeux de Gamelin s’adoucirent. Il demanda :

— Qui était votre séducteur ? Est-ce que je le connais ?

— Vous ne le connaissez pas.

— Nommez-le-moi.

Elle avait prévu cette demande et était résolue à ne pas le satisfaire.

Elle donna ses raisons.

— Épargnez-moi, je vous prie. Pour vous comme pour moi, j’en ai déjà trop dit.

Et, comme il insistait :

— Dans l’intérêt sacré de notre amour, je ne vous dirai rien qui précise à votre esprit cet… étranger. Je ne veux pas jeter un spectre à votre jalousie ; je ne veux pas mettre une ombre importune entre vous et moi. Ce n’est pas quand j’ai oublié cet homme que je vous le ferai connaître.

Gamelin la pressa de lui livrer le nom du séducteur : c’est le terme qu’il employait obstinément, car il ne doutait pas qu’Élodie n’eût été séduite, trompée, abusée. Il ne concevait même pas qu’il en eût pu être autrement, et qu’elle eût obéi au désir, à l’irrésistible désir, écouté les conseils intimes de la chair et du sang ; il ne concevait pas que cette créature voluptueuse et tendre, cette belle victime, se fût offerte ; il fallait, pour contenter son génie, qu’elle eût été prise par force ou par ruse, violentée, précipitée dans des pièges tendus sous tous ses pas. Il lui faisait des questions mesurées dans les termes, mais précises, serrées, gênantes. Il lui demandait comment s’était formée cette liaison, si elle avait été longue ou courte, tranquille ou troublée, et de quelle manière elle s’était rompue. Et il revenait sans cesse sur les moyens qu’avait employés cet homme pour la séduire, comme s’il avait dû en employer d’étranges et d’inouïs. Toutes ces questions, il les fit en vain. Avec une obstination douce et suppliante, elle se taisait, la bouche serrée et les yeux gros de larmes.

Pourtant, Évariste ayant demandé où était à présent cet homme, elle répondit :

— Il a quitté le royaume.

Elle se reprit vivement :

— … la France.

— Un émigré ! s’écria Gamelin.

Elle le regarda, muette, à la fois rassurée et attristée de le voir se créer lui-même une vérité conforme à ses passions politiques, et donner à sa jalousie gratuitement une couleur jacobine.

En fait, l’amant d’Élodie était un petit clerc de procureur très joli garçon, chérubin saute-ruisseau, qu’elle avait adoré et dont le souvenir après trois ans lui donnait encore une chaleur dans le sein. Il recherchait les femmes riches et âgées : il quitta Élodie pour une dame expérimentée qui récompensait ses mérites. Entré, après la suppression des offices, à la mairie de Paris, il était maintenant un dragon sans-culotte et le greluchon d’une ci-devant.

— Un noble ! un émigré ! répétait Gamelin, qu’elle se gardait bien de détromper, n’ayant jamais souhaité qu’il sût toute la vérité. Et il t’a lâchement abandonnée ?

Elle inclina la tête.

Il la pressa sur son cœur :

— Chère victime de la corruption monarchique, mon amour te vengera de cet infâme. Puisse le ciel me le faire rencontrer ! Je saurai le reconnaître !

Elle détourna la tête, tout ensemble attristée et souriante, et déçue. Elle l’aurait voulu plus intelligent des choses de l’amour, plus naturel, plus brutal. Elle sentait qu’il ne pardonnait si vite que parce qu’il avait l’imagination froide et que la confidence qu’elle venait de lui faire n’éveillait en lui aucune de ces images qui torturent les voluptueux, et qu’enfin il ne voyait dans cette séduction qu’un fait moral et social.

Ils s’étaient levés et suivaient les vertes allées du jardin. Il lui disait que, d’avoir souffert, il l’en estimait plus. Élodie n’en demandait pas tant ; mais, tel qu’il était, elle l’aimait, et elle admirait le génie des arts qu’elle voyait briller en lui.

Au sortir du Luxembourg, ils rencontrèrent des attroupements dans la rue de l’Égalité et tout autour du Théâtre de la Nation, ce qui n’était point pour les surprendre : depuis quelques jours une grande agitation régnait dans les sections les plus patriotes ; on y dénonçait la faction d’Orléans et les complices de Brissot, qui conjuraient, disait-on, la ruine de Paris et le massacre des républicains. Et Gamelin lui-même avait signé, peu auparavant, la pétition de la Commune qui demandait l’exclusion des Vingt et un.

Près de passer sous l’arcade qui reliait le théâtre à la maison voisine, il leur fallut traverser un groupe de citoyens en carmagnole que haranguait, du haut de la galerie, un jeune militaire beau comme l’Amour de Praxitèle sous son casque de peau de panthère. Ce soldat charmant accusait l’Ami du peuple d’indolence. Il disait :

— Tu dors, Marat, et les fédéralistes nous forgent des fers !

À peine Élodie eut-elle tourné les yeux sur lui :

— Venez, Évariste ! fit-elle vivement.

La foule, disait-elle, l’effrayait, et elle craignait de s’évanouir dans la presse.

Ils se quittèrent sur la place de la Nation, en se jurant un amour éternel.


Ce matin-là, de bonne heure, le citoyen Brotteaux avait fait à la citoyenne Gamelin le présent magnifique d’un chapon. C’eût été de sa part une imprudence de dire comment il se l’était procuré : car il le tenait d’une dame de la Halle à qui, sur la pointe Eustache, il servait parfois de secrétaire, et l’on savait que les dames de la Halle nourrissaient des sentiments royalistes et correspondaient avec les émigrés. La citoyenne Gamelin avait reçu le chapon d’un cœur reconnaissant. On ne voyait guère de telles pièces alors : les vivres enchérissaient. Le peuple craignait la famine ; les aristocrates, disait-on, la souhaitaient, les accapareurs la préparaient.

Le citoyen Brotteaux, prié de manger sa part du chapon au dîner de midi, se rendit à cette invitation et félicita son hôtesse de la suave odeur de cuisine qu’on respirait chez elle. Et, de fait, l’atelier du peintre sentait le bouillon gras.

— Vous êtes bien honnête, monsieur, répondit la bonne dame. Pour préparer l’estomac à recevoir votre chapon, j’ai fait une soupe aux herbes avec une couenne de lard et un gros os de bœuf. Il n’y a rien qui embaume un potage comme un os à moelle.

— Cette maxime est louable, citoyenne, répliqua le vieux Brotteaux. Et vous ferez sagement de remettre demain, après-demain et tout le reste de la semaine, ce précieux os dans la marmite, qu’il ne manquera point de parfumer. La sibylle de Panzoust procédait de la sorte : elle faisait un potage de choux verts avec une couenne de lard jaune et un vieil savorados. Ainsi nomme-t-on dans son pays, qui est aussi le mien, l’os médullaire si savoureux et succulent.

— Cette dame dont vous parlez, monsieur, fit la citoyenne Gamelin, n’était-elle pas un peu regardante, de faire servir si longtemps le même os ?

— Elle menait petit train, répondit Brotteaux. Elle était pauvre, bien que prophétesse.

À ce moment, Évariste Gamelin rentra, tout ému des aveux qu’il venait de recevoir et se promettant de connaître le séducteur d’Élodie, pour venger en même temps sur lui la République et son amour.

Après les politesses ordinaires, le citoyen Brotteaux reprit le fil de son discours :

— Il est rare que ceux qui font métier de prédire l’avenir s’enrichissent. On s’aperçoit trop vite de leurs supercheries. Leur imposture les rend haïssables. Mais il faudrait les détester bien davantage s’ils annonçaient vraiment l’avenir. Car la vie d’un homme serait intolérable, s’il savait ce qui lui doit arriver. Il découvrirait des maux futurs, dont il souffrirait par avance, et il ne jouirait plus des biens présents, dont il verrait la fin. L’ignorance est la condition nécessaire du bonheur des hommes, et il faut reconnaître que, le plus souvent, ils la remplissent bien. Nous ignorons de nous presque tout ; d’autrui, tout. L’ignorance fait notre tranquillité ; le mensonge, notre félicité.

La citoyenne Gamelin mit la soupe sur la table, dit le Benedicite, fit asseoir son fils et son hôte, et commença de manger debout, refusant la place que le citoyen Brotteaux lui offrait à côté de lui, car elle savait, disait-elle, à quoi la politesse l’obligeait.