Les dieux ont soif/Chapitre XXII

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Calmann-Lévy (p. 298-304).

XXII

Une montagne s’est élevée subitement dans le jardin des Tuileries. Le ciel est sans nuages. Maximilien marche devant ses collègues en habit bleu, en culotte jaune, ayant à la main un bouquet d’épis, de bleuets et de coquelicots. Il gravit la montagne et annonce le dieu de Jean-Jacques à la République attendrie. Ô pureté ! ô douceur ! ô foi ! ô simplicité antique ! ô larmes de pitié ! ô rosée féconde ! ô clémence ! ô fraternité humaine !

En vain l’athéisme dresse encore sa face hideuse : Maximilien saisit une torche ; les flammes dévorent le monstre et la Sagesse apparaît, d’une main montrant le ciel, de l’autre tenant une couronne d’étoiles.

Sur l’estrade dressée contre le palais des Tuileries, Évariste, au milieu de la foule émue, verse de douces larmes et rend grâces à Dieu. Il voit s’ouvrir une ère de félicité.

Il soupire :

— Enfin nous serons heureux, purs, innocents, si les scélérats le permettent.

Hélas ! les scélérats ne l’ont pas permis. Il faut encore des supplices ; il faut encore verser des flots de sang impur. Trois jours après la fête de la nouvelle alliance et la réconciliation du ciel et de la terre, la Convention promulgue la loi de prairial qui supprime, avec une sorte de bonhomie terrible, toutes les formes traditionnelles de la loi, tout ce qui a été conçu depuis le temps des Romains équitables pour la sauvegarde de l’innocence soupçonnée. Plus d’instructions, plus d’interrogatoires, plus de témoins, plus de défenseurs : l’amour de la patrie supplée à tout. L’accusé, qui porte renfermé en lui son crime ou son innocence, passe muet devant le juré patriote. Et c’est dans ce temps qu’il faut discerner sa cause parfois difficile, souvent chargée et obscurcie. Comment juger maintenant ? Comment reconnaître en un instant l’honnête homme et le scélérat, le patriote et l’ennemi de la patrie ?…

Après un moment de trouble, Gamelin comprit ses nouveaux devoirs et s’accommoda à ses nouvelles fonctions. Il reconnaissait dans l’abréviation de la procédure les vrais caractères de cette justice salutaire et terrible dont les ministres n’étaient point des chats-fourrés pesant à loisir le pour et le contre dans leurs gothiques balances, mais des sans-culottes jugeant par illumination patriotique et voyant tout dans un éclair. Alors que les garanties, les précautions eussent tout perdu, les mouvements d’un cœur droit sauvaient tout. Il fallait suivre les impulsions de la nature, cette bonne mère, qui ne se trompe jamais ; il fallait juger avec le cœur, et Gamelin faisait des invocations aux mânes de Jean-Jacques :

— Homme vertueux, inspire-moi, avec l’amour des hommes, l’ardeur de les régénérer !

Ses collègues, pour la plupart, sentaient comme lui. C’était surtout des simples ; et, quand les formes furent simplifiées, ils se trouvèrent à leur aise. La justice abrégée les contentait. Rien, dans sa marche accélérée, ne les troublait plus. Ils s’enquéraient seulement des opinions des accusés, ne concevant pas qu’on pût sans méchanceté penser autrement qu’eux. Comme ils croyaient posséder la vérité, la sagesse, le souverain bien, ils attribuaient à leurs adversaires l’erreur et le mal. Ils se sentaient forts : ils voyaient Dieu.

Ils voyaient Dieu, ces jurés du Tribunal révolutionnaire. L’Être suprême, reconnu par Maximilien, les inondait de ses flammes. Ils aimaient, ils croyaient.

Le fauteuil de l’accusé avait été remplacé par une vaste estrade pouvant contenir cinquante individus : on ne procédait plus que par fournées. L’accusateur public réunissait dans une même affaire et inculpait comme complices des gens qui souvent, au tribunal, se rencontraient pour la première fois. Le Tribunal jugea avec les facilités terribles de la loi de prairial ces prétendues conspirations des prisons qui, succédant aux proscriptions des dantonistes et de la Commune, s’y rattachaient par les artifices d’une pensée subtile. Pour qu’on y reconnût en effet les deux caractères essentiels d’un complot fomenté avec l’or de l’étranger contre la République, la modération intempestive et l’exagération calculée, pour qu’on y vît encore le crime dantoniste et le crime hébertiste, on y avait mis deux têtes opposées, deux têtes de femmes, la veuve de Camille, cette aimable Lucile, et la veuve de l’hébertiste Momoro, déesse d’un jour et joyeuse commère. Toutes deux avaient été renfermées par symétrie dans la même prison, où elles avaient pleuré ensemble sur le même banc de pierre ; toutes deux avaient, par symétrie, monté sur l’échafaud. Symbole trop ingénieux, chef-d’œuvre d’équilibre imaginé sans doute par une âme de procureur et dont on faisait honneur à Maximilien. On rapportait à ce représentant du peuple tous les événements heureux ou malheureux qui s’accomplissaient dans la République, les lois, les mœurs, le cours des saisons, les récoltes, les maladies. Injustice méritée, car cet homme, menu, propret, chétif, à face de chat, était puissant sur le peuple…

Le Tribunal expédiait, ce jour-là, une partie de la grande conspiration des prisons, une trentaine de conspirateurs du Luxembourg, captifs très soumis, mais royalistes ou fédéralistes très prononcés. L’accusation reposait tout entière sur le témoignage d’un seul délateur. Les jurés ne savaient pas un mot de l’affaire ; ils ignoraient jusqu’aux noms des conspirateurs. Gamelin, en jetant les yeux sur le banc des accusés, reconnut parmi eux Fortuné Chassagne. L’amant de Julie, amaigri par une longue captivité, pâle, les traits durcis par la lumière crue qui baignait la salle, gardait encore quelque grâce et quelque fierté. Ses regards rencontrèrent ceux de Gamelin et se chargèrent de mépris.

Gamelin, possédé d’une fureur tranquille, se leva, demanda la parole, et, les yeux fixés sur le buste de Brutus l’ancien, qui dominait le tribunal :

— Citoyen président, dit-il, bien qu’il puisse exister entre un des accusés et moi des liens qui, s’ils étaient déclarés, seraient des liens d’alliance, je déclare ne me point récuser. Les deux Brutus ne se récusèrent pas quand, pour le salut de la république ou la cause de la liberté, il leur fallut condamner un fils, frapper un père adoptif.

Il se rassit.

— Voilà un beau scélérat, murmura Chassagne entre ses dents.

Le public restait froid, soit qu’il fût enfin las des caractères sublimes, soit que Gamelin eût triomphé trop facilement des sentiments naturels.

— Citoyen Gamelin, dit le président, aux termes de la loi, toute récusation doit être formulée par écrit, dans les vingt-quatre heures avant l’ouverture des débats. Au reste, tu n’as pas lieu de te récuser : un juré patriote est au-dessus des passions.

Chaque accusé fut interrogé pendant trois ou quatre minutes. Le réquisitoire conclut à la peine de mort pour tous. Les jurés la votèrent d’une parole, d’un signe de tête et par acclamation. Quand ce fut le tour de Gamelin d’opiner :

— Tous les accusés sont convaincus, dit-il, et la loi est formelle.

Tandis qu’il descendait l’escalier du Palais, un jeune homme vêtu d’un carrick vert bouteille et qui semblait âgé de dix-sept ou dix-huit ans, l’arrêta brusquement au passage. Il portait un chapeau rond, rejeté en arrière, et dont les bords faisaient à sa belle tête pâle une auréole noire. Dressé devant le juré, il lui cria, terrible de colère et de désespoir :

— Scélérat ! monstre ! assassin ! Frappe-moi, lâche ! Je suis une femme ! Fais-moi arrêter, fais-moi guillotiner, Caïn ! Je suis ta sœur.

Et Julie lui cracha au visage.

La foule des tricoteuses et des sans-culottes se relâchait alors de sa vigilance révolutionnaire ; son ardeur civique était bien attiédie : il n’y eut autour de Gamelin et de son agresseur que des mouvements incertains et confus. Julie fendit l’attroupement et disparut dans le crépuscule.