Les dimanches d’un bourgeois de Paris, Ollendorff/06

La bibliothèque libre.
Les dimanches d’un bourgeois de Paris, Texte établi par Librairie Paul Ollendorff, Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata06 (p. 101-118).

AVANT LA FÊTE


AVANT LA FÊTE

La fête approche, et des frémissements courent déjà par les rues, ainsi qu’il en passe à la surface des flots lorsque se prépare une tempête. Les boutiques, pavoisées de drapeaux, mettent sur leurs portes une gaieté de teinturerie, et les merciers trompent sur les trois couleurs comme les épiciers sur la chandelle. Les cœurs peu à peu s’exaltent ; on en parle après dîner sur le trottoir ; on a des idées qu’on échange :

— Quelle fête ce sera, mes amis, quelle fête !

— Vous ne savez pas ? tous les souverains viendront incognito, en bourgeois, pour voir ça.

— Il paraît que l’empereur de Russie est arrivé ; il compte se promener partout avec le prince de Galles.

— Oh ! pour une fête, ce sera une fête !

Ce sera une fête ; ce que M. Patissot, bourgeois de Paris, appelle une fête : une de ces innommables cohues qui, pendant quinze heures, roulent d’un bout à l’autre de la cité toutes les laideurs physiques chamarrées d’oripeaux, une houle de corps en transpiration où ballotteront, à côté de la lourde commère à rubans tricolores, engraissée derrière son comptoir et geignant d’essoufflement, l’employé rachitique remorquant sa femme et son mioche, l’ouvrier portant le sien à califourchon sur la tête, le provincial ahuri, à la physionomie de crétin stupéfait, le palefrenier rasé légèrement, encore parfumé d’écurie. Et les étrangers costumés en singes, des Anglaises pareilles à des girafes, et le porteur d’eau débarbouillé, et la phalange innombrable des petits bourgeois, rentiers inoffensifs que tout amuse. Ô bousculade, éreintement, sueurs et poussière, vociférations, remous de chair humaine, extermination des cors aux pieds, ahurissement de toute pensée, senteurs affreuses, remuements inutiles, haleines des multitudes, brises à l’ail, donnez à M. Patissot toute la joie que peut contenir son cœur !

Il a fait ses préparatifs après avoir lu sur les murs de son arrondissement la proclamation du maire.

Elle disait, cette prose : « C’est principalement sur la fête particulière que j’appelle votre attention. Pavoisez vos demeures, illuminez vos fenêtres. Réunissez-vous, cotisez-vous, pour donner à vos maisons, à votre rue, une physionomie plus brillante, plus artistique que celle des maisons et des rues voisines. »

Alors M. Patissot chercha laborieusement quelle physionomie artistique il pourrait donner à son logis.

Un grave obstacle se présentait. Son unique fenêtre donnait sur une cour, une cour obscure, étroite, profonde, où les rats seuls eussent pu voir ses trois lanternes vénitiennes.

Il lui fallait une ouverture publique. Il la trouva. Au premier étage de sa maison habitait un riche particulier, noble et royaliste, dont le cocher, réactionnaire aussi, occupait, au sixième, une mansarde sur la rue. M. Patissot supposa que, en y mettant le prix, toute conscience peut être achetée, et il proposa cent sous à ce citoyen du fouet, pour lui céder son logis de midi jusqu’à minuit. L’offre aussitôt fut acceptée.

Alors il s’inquiéta de la décoration.

Trois drapeaux, quatre lanternes, était-ce assez pour donner à cette tabatière une physionomie artistique ?… pour exprimer toute l’exaltation de son âme ?… Non, assurément ! Mais, malgré de longues recherches et des méditations nocturnes, M. Patissot n’imagina rien autre chose. Il consulta ses voisins, qui s’étonnèrent de sa question ; il interrogea ses collègues… Tout le monde avait acheté des lanternes et des drapeaux, en y joignant, pour le jour, des décorations tricolores.

Alors il se mit à la recherche d’une idée originale. Il fréquenta les cafés, abordant les consommateurs ; ils manquaient d’imagination. Puis, un matin, il monta sur l’impériale d’un omnibus. Un monsieur d’aspect respectable fumait un cigare à son côté ; un ouvrier, plus loin, grillait sa pipe renversée ; deux voyous blaguaient près du cocher ; et des employés de tout ordre allaient à leurs affaires moyennant trois sous.

Devant les boutiques, des gerbes de drapeaux resplendissaient sous le soleil levant. Patissot se tourna vers son voisin.

— Ce sera une belle fête, dit-il.

Le monsieur lui jeta un regard de travers, et, d’un air rogue :

— C’est ça qui m’est égal !

— Vous n’y prendrez pas part ? demanda l’employé stupéfait.

L’autre remua dédaigneusement la tête et déclara :

— Ils me font pitié avec leur fête ! De quoi la fête ?… Est-ce du gouvernement ?… Je ne le connais pas, le gouvernement, moi, monsieur !

Mais, Patissot, employé du gouvernement lui-même, le prit de haut, et, d’une voix ferme :

— Le gouvernement, monsieur, c’est la République.

Son voisin ne fut pas démonté, et, mettant tranquillement ses mains dans ses poches :

— Eh bien, après ?… Je ne m’y oppose pas. La République ou autre chose, je m’en fiche. Ce que je veux, moi, monsieur, je veux connaître mon gouvernement. J’ai vu Charles X et je m’y suis rallié, monsieur ; j’ai vu Louis-Philippe, et je m’y suis rallié, monsieur ; j’ai vu Napoléon, et je m’y suis rallié ; mais je n’ai jamais vu la République.

Patissot, toujours grave, répliqua :

— Elle est représentée par son Président.

L’autre grogna :

— Eh bien, qu’on me le montre.

Patissot haussa les épaules.

— Tout le monde peut le voir ; il n’est pas dans une armoire.

Mais tout à coup le gros monsieur s’emporta.

— Pardon, monsieur, on ne peut pas le voir. J’ai essayé plus de cent fois, moi, monsieur. Je me suis embusqué auprès de l’Élysée : il n’est pas sorti. Un passant m’a affirmé qu’il jouait au billard, au café en face ; j’ai été au café en face : il n’y était pas. On m’avait promis qu’il irait à Melun pour le concours : je me suis rendu à Melun, et je ne l’ai pas vu. Je suis fatigué, à la fin. Je n’ai pas vu non plus M. Gambetta, et je ne connais pas même un député.

Il s’animait.

— Un gouvernement, monsieur, ça doit se montrer ; c’est fait pour ça, pas pour autre chose. Il faut qu’on sache : tel jour, à telle heure, le gouvernement passera par telle rue. De cette façon on y va et on est satisfait.

Patissot, calmé, goûtait ces raisons.

— Il est vrai, dit-il, qu’on aimerait bien connaître ceux qui vous gouvernent.

Le monsieur prit un ton plus doux :

— Savez-vous comment je la comprendrais, moi, la fête ?… Eh bien, monsieur, je ferais un cortège avec des chars dorés, comme les voitures du sacre des rois ; et je promènerais dedans les membres du gouvernement, depuis le Président jusqu’aux députés, à travers Paris, toute la journée. Comme ça, au moins, chacun connaîtrait la personne de l’État.

Mais un des voyous, près du cocher, se retourna :

— Et le bœuf gras, où’s qu’on le mettrait ? dit-il.

Un rire courut sur les deux banquettes. Patissot comprit l’objection et murmura :

— Ça ne serait peut-être pas digne.

Le monsieur, après avoir réfléchi, le reconnut.

— Alors, dit-il, je les mettrais en vue quelque part, afin qu’on puisse les regarder tous sans se déranger ; sur l’arc de triomphe de l’Étoile, par exemple, et je ferais défiler devant toute la population. Ça aurait un grand caractère.

Mais le voyou, encore une fois, se retourna :

— Faudrait des télescopes pour voir leurs balles.

Le monsieur ne répondit pas ; il continua :

— C’est comme la distribution des drapeaux ! Il faudrait un prétexte, organiser quelque chose, une petite guerre ; et on remettrait ensuite les étendards aux troupes comme récompense. Moi, j’avais une idée, que j’ai écrite au ministre ; mais il n’a point daigné me répondre. Puisqu’on a choisi la date de la prise de la Bastille, il fallait organiser le simulacre de cet événement : on aurait fait une bastille en carton, brossée par un décorateur de théâtre, et cachant dans ses murailles toute la colonne de Juillet. Alors, monsieur, la troupe aurait donné l’assaut ; ça aurait été un beau spectacle et un enseignement en même temps de voir l’armée renverser elle même les remparts de la tyrannie. Puis on l’aurait incendiée, cette Bastille ; et au milieu des flammes serait apparue la colonne avec le génie de la Liberté, symbole d’un ordre nouveau et de l’affranchissement des peuples.

Tout le monde, cette fois, l’écoutait sur l’impériale, trouvant son idée excellente. Un vieillard affirma :

— C’est une grande pensée, monsieur, et qui vous fait honneur. Il est regrettable que le gouvernement ne l’ait pas adoptée.

Un jeune homme déclara qu’on devrait faire réciter, dans les rues, les Iambes de Barbier, par des acteurs, pour apprendre simultanément au peuple l’art et la liberté.

Ces propos excitaient l’enthousiasme. Chacun voulait parler ; les cervelles s’exaltaient. Un orgue de Barbarie, en passant, jeta une phrase de la Marseillaise ; l’ouvrier entonna les paroles, et tout le monde, en chœur, hurla le refrain. L’allure exaltée du chant et son rythme enragé allumèrent le cocher dont les chevaux fouaillés galopaient. M. Patissot braillait à pleine gorge en se tapant sur les cuisses, et les voyageurs du dedans, épouvantés, se demandaient quel ouragan avait éclaté sur leurs têtes.

On s’arrêta enfin, et M. Patissot, jugeant son voisin homme d’initiative, le consulta sur les préparatifs qu’il comptait faire :

— Des lampions et des drapeaux, c’est très bien, disait-il ; mais je voudrais quelque chose de mieux.

L’autre réfléchit longtemps, mais ne trouva rien. Alors M. Patissot, en désespoir de cause, acheta trois drapeaux avec quatre lanternes.