Les dimanches d’un bourgeois de Paris, Ollendorff/07

La bibliothèque libre.
Les dimanches d’un bourgeois de Paris, Texte établi par Librairie Paul Ollendorff, Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata06 (p. 119-132).

UNE TRISTE HISTOIRE


UNE TRISTE HISTOIRE  

Pour se reposer des fatigues de la fête, M. Patissot conçut le projet de passer tranquillement le dimanche suivant assis quelque part en face de la nature.

Voulant avoir un large horizon, il choisit la terrasse de Saint-Germain. Il se mit en route seulement après son déjeuner, et, lorsqu’il eut visité le musée préhistorique pour l’acquit de sa conscience, car il n’y comprit rien du tout, il resta frappé d’admiration devant cette promenade démesurée d’où l’on découvre au loin Paris, toute la région environnante, toutes les plaines, tous les villages, des bois, des étangs, des villes même, et ce grand serpent bleuâtre aux ondulations sans nombre, ce fleuve adorable et doux qui passe au cœur de la France : la Seine.

Dans des lointains que des vapeurs légères bleuissaient, à des distances incalculables, il distinguait de petits pays comme des taches blanches, au versant des coteaux verts. Et songeant que là-bas, sur ces points presque invisibles, des hommes comme lui vivaient, souffraient, travaillaient, il réfléchit pour la première fois à la petitesse du monde. Il se dit que, dans les espaces, d’autres points plus imperceptibles encore, des univers plus grands que le nôtre cependant, devaient porter des races peut-être plus parfaites ! Mais un vertige le prit devant l’étendue, et il cessa de penser à ces choses qui lui troublaient la tête. Alors il suivit la terrasse à petits pas, dans toute sa largeur, un peu alangui, comme courbaturé par des réflexions trop lourdes.

Alors qu’il fut au bout, il s’assit sur un banc. Un monsieur s’y trouvait déjà, les deux mains croisées sur sa canne et le menton sur ces mains, dans l’attitude d’une méditation profonde. Mais Patissot appartenait à la race de ceux qui ne peuvent passer trois secondes à côté de leur semblable sans lui adresser la parole. Il contempla d’abord son voisin, toussota, puis tout à coup :

— Pourriez-vous, monsieur, me dire le nom du village que j’aperçois là-bas ?

Le monsieur releva la tête et, d’une voix triste :

— C’est Sartrouville.

Puis il se tut. Alors Patissot, contemplant l’immense perspective de la terrasse ombragée d’arbres séculaires, sentant en ses poumons le grand souffle de la forêt qui bruissait derrière lui, rajeuni par les effluves printaniers des bois et des larges campagnes, eut un petit rire saccadé et, l’œil vif :

— Voici de beaux ombrages pour des amoureux.

Son voisin se tourna vers lui avec un air désespéré :

— Si j’étais amoureux, monsieur, je me jetterais dans la rivière.

Patissot, ne partageant point cet avis, protesta :

— Hé hé ! vous en parlez à votre aise ; et pourquoi ça ?

— Parce que cela m’a déjà coûté trop cher pour recommencer.

L’employé fit une grimace de joie en répondant.

— Tiens ! si vous avez fait des folies, ça coûte toujours cher.

Mais l’autre soupira avec mélancolie :

— Non, monsieur, je n’en ai pas fait ; j’ai été desservi par les événements, voilà tout.

Patissot, qui flairait une bonne histoire, continua :

— Nous ne pouvons pourtant pas vivre comme les curés ; ça n’est pas dans la nature.

Alors le bonhomme leva les yeux au ciel lamentablement…

— C’est vrai, monsieur ; mais, si les prêtres étaient des hommes comme les autres, mes malheurs ne seraient pas arrivés. Je suis ennemi du célibat ecclésiastique, moi, monsieur, et j’ai mes raisons pour ça.

Patissot, vivement intéressé, insista :

— Serait-il indiscret de vous demander ?…

— Mon Dieu ! non. Voici mon histoire : je suis normand, monsieur. Mon père était meunier à Darnétal, près de Rouen ; et, quand il est mort, nous sommes restés, tout enfants, mon frère et moi, à la charge de notre oncle, un bon gros curé cauchois. Il nous éleva, monsieur, fit notre éducation, puis nous envoya tous les deux à Paris chercher une situation convenable.

Mon frère avait vingt et un ans, et moi j’en prenais vingt-deux. Nous nous étions installés par économie dans le même logement, et nous y vivions tranquilles, lorsque advint l’aventure que je vais vous raconter.

Un soir, comme je rentrais chez moi, je fis la rencontre, sur le trottoir, d’une jeune dame qui me plut beaucoup. Elle répondait à mes goûts : un peu forte, monsieur, et l’air bon enfant. Je n’osai pas lui parler, bien entendu, mais je lui adressai un regard significatif. Le lendemain, je la retrouvai à la même place ; alors, comme j’étais timide, je fis un salut seulement ; elle y répondit par un petit sourire ; et, le jour d’après, je l’abordai.

Elle s’appelait Victorine, et elle travaillait à la couture dans un magasin de confections. Je sentis bien tout de suite que mon cœur était pris.

Je lui dis : — Mademoiselle, il me semble que je ne pourrai plus vivre loin de vous. Elle baissa les yeux sans répondre ; alors je lui saisis la main, et je sentis qu’elle serrait la mienne. J’étais pincé, monsieur ; mais je ne savais comment m’y prendre, à cause de mon frère. Ma foi, je me décidais à tout lui dire, quand il ouvrit la bouche le premier. Il était amoureux de son côté. Alors il fut convenu qu’on prendrait un autre logement, mais qu’on ne soufflerait mot à notre bon oncle, qui adresserait toujours ses lettres à mon domicile. Ainsi fut fait ; et, huit jours plus tard, Victorine pendait la crémaillère chez moi. On y fit un petit dîner où mon frère amena sa connaissance, et, le soir, quand mon amie eut tout rangé, nous prîmes définitivement possession de notre logis…

Nous dormions peut-être depuis une heure, quand un violent coup de sonnette m’éveilla. Je regarde la pendule : trois heures du matin. Je passe une culotte, et je me précipite vers la porte, en me disant : « C’est un malheur, bien sûr… » C’était mon oncle, monsieur… Il avait sa douillette de voyage, et sa valise à la main :

— Oui, c’est moi, mon garçon ; je viens te surprendre, et passer quelques jours à Paris. Monseigneur m’a donné congé.

Il m’embrasse sur les deux joues, entre, ferme la porte. J’étais plus mort que vif, monsieur. Mais comme il allait pénétrer dans ma chambre, je lui sautai presque au collet :

— Non, pas par là, mon oncle ; par ici, par ici.

Et je le fis entrer dans la salle à manger. Voyez-vous ma situation ? que faire ?… Il me dit :

— Et ton frère ? il dort ? Va donc l’éveiller.

Je balbutiai :

— Non, mon oncle, il a été obligé de passer la nuit au magasin pour une commande urgente.

Mon oncle se frotta les mains :

— Alors, ça va, la besogne ?

Mais une idée me venait.

— Vous devez avoir faim, mon oncle, après ce voyage ?

— Ma foi ! c’est vrai, je casserais bien une petite croûte.

Je me précipite sur l’armoire (j’avais les restes du dîner), et c’était une rude fourchette que mon oncle, un vrai curé normand capable de manger douze heures de suite. Je sors un morceau de bœuf pour faire durer le temps, car je savais bien qu’il ne l’aimait pas ; puis, lorsqu’il en eut suffisamment mangé, j’apportai les restes d’un poulet, un pâté presque tout entier, une salade de pommes de terre, trois pots de crème, et du vin fin que j’avais mis de côté pour le lendemain. Ah ! monsieur, il faillit tomber à la renverse :

— Nom d’un petit bonhomme ! Quel garde-manger !…

Et je le bourre, monsieur, je le bourre ! Il ne résistait pas, d’ailleurs (on disait dans le pays qu’il aurait avalé un troupeau de bœufs).

Lorsqu’il eut tout dévoré, il était cinq heures du matin ! Je me sentais sur des charbons ardents. Je traînai encore une heure avec le café et toutes les rincettes ; mais il se leva, à la fin.

— Voyons ton logement, dit-il.

J’étais perdu, et je le suivis en songeant à me jeter par la fenêtre… En entrant dans la chambre, prêt à m’évanouir, attendant néanmoins je ne sais quel hasard, une suprême espérance me fit bondir le cœur. La brave fille avait fermé les rideaux du lit ! Ah ! s’il pouvait ne pas les ouvrir ? Hélas ! monsieur, il s’en approche tout de suite, sa bougie à la main, et d’un seul coup il les relève… Il faisait chaud : nous avions retiré les couvertures, et il ne restait que le drap, qu’elle tenait fermé sur sa tête ; mais on voyait, monsieur, on voyait des contours. Je tremblais de tous mes membres, avec la gorge serrée, suffoquant. Alors, mon oncle se tourna vers moi, riant jusqu’aux oreilles ; si bien que je faillis sauter au plafond, de stupéfaction.

— Ah ! ah ! mon farceur, dit-il, tu n’as pas voulu réveiller ton frère ; eh bien, tu vas voir comment je le réveille, moi.

Et je vis sa grosse main de paysan qui se levait ; et, pendant qu’il étouffait de rire, elle retomba comme le tonnerre sur… sur les contours qu’on voyait, monsieur.

Il y eut un cri terrible dans le lit ; et puis comme une tempête sous le drap ! Ça remuait, ça remuait ; elle ne pouvait pas se dégager. Enfin, elle apparut, presque tout entière d’un seul coup, avec des yeux comme des lanternes ; et elle regardait mon oncle qui s’éloignait à reculons, la bouche ouverte, et soufflant, monsieur, comme s’il allait se trouver mal !

Alors, je perdis tout à fait la tête, et je m’enfuis…… J’errai pendant six jours, monsieur, n’osant pas rentrer chez moi. Enfin, quand je m’enhardis à revenir, il n’y avait plus personne… »

Patissot, qu’un grand rire secouait, lâcha un : « Je le crois bien ! » qui fit taire son voisin.

Mais, au bout d’une seconde, le bonhomme reprit :

— Je n’ai jamais revu mon oncle, qui m’a déshérité, persuadé que je profitais des absences de mon frère pour exécuter mes farces.

Je n’ai jamais revu Victorine. Toute ma famille m’a tourné le dos ; et mon frère lui-même, qui a profité de la situation, puisqu’il a touché cent mille francs à la mort de mon oncle, semble me considérer comme un vieux libertin. Et cependant, monsieur, je vous jure que, depuis ce moment, et, jamais… jamais… jamais !… Il y a, voyez-vous, des minutes qu’on n’oublie pas.

— Et qu’est-ce que vous faites ici ? demanda Patissot.

L’autre, d’un large coup d’œil, parcourut l’horizon, comme s’il eût craint d’être entendu par quelque oreille inconnue ; puis il murmura, avec une terreur dans la voix :

— Je fuis les femmes, monsieur !