Les erreurs de l’Église en droit naturel et canonique sur le mariage et le divorce/15

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XV


Arrivons à la dernière conséquence de la volteface de l’Église sur l’administration du mariage. Elle est aussi imprévue, je pourrais dire aussi amusante, quelle est réelle.

Depuis que le code civil existe, les évêques se pâment périodiquement de colère, parce que, disent-ils, le législateur a banni Dieu du mariage par l’institution civile. Impies ! ennemis de Dieu ! athées ! chiens hurlants contre l’Église !… et autres expressions de tendresse chrétienne en faveur de la brebis égarée qui tombent par douzaines des chaires où se prêche la parole de Dieu.

Mais quel est bonâ fide le fait réel ? Le fait réel, ami lecteur, est que c’est l’Église elle-même qui, longtemps avant le législateur, a banni Dieu de son sacrement de mariage. Voyons donc comment elle a opéré pour arriver à la réalisation de cette pieuse mise à la porte dans son système.

Sous l’ancienne méthode, Dieu — toujours dans son système — se trouvait en quelque sorte partie au mariage quand le prêtre, son représentant sous le sacrement de l’ordre, bénissait les époux, leur chantait la messe du mariage et prononçait, avec rectitude puisqu’il était considéré comme ministre du sacrement, le conjungo vos… C’était bien le prêtre alors qui unissait religieusement les époux, agissant dans la plénitude de ses attributions de ministre du sacrement. Voilà pourquoi Tertullien disait : « La bénédiction devient le sceau du mariage et le ratifie. » Or puisqu’elle le ratifiait, c’est donc que l’union existait déjà, et que l’on ne considérait nullement la bénédiction du prêtre comme créant le lien. On ne ratifie que ce qui a déjà une existence.

Mais quand l’Église eût enfin compris à la suite des Réformés, malgré l’horreur qu’elle professait pour tout ce qui venait d’eux, que le mariage n’était à toutes fins que de droit qu’une pure institution de droit naturel et d’organisation civile et qu’elle avait eu tort d’en faire un sacrement, il lui fallut bien comprendre qu’il était devenu nécessaire d’en modifier le mode d’administration. Mais il fallait le faire sans le dire et prétendre honnêtement que l’on ne changeait rien quand on changeait tout. Aussi le concile de Trente déclara dans son décret Tametsi que la présence seule du prêtre était nécessaire à la validité d’un mariage. L’administration du sacrement lui-même était transportée aux conjoints qui le produisent par eux-mêmes aujourd’hui, privilège énorme qu’on ne leur concédait certes pas autrefois ! Mais l’Église n’en continua pas moins, simplement pour ne pas paraître tout bouleverser, à faire prononcer le conjungo par ses prêtres, et cela tout en déclarant leur ministère et leur bénédiction absolument étrangers à la réception du sacrement. Elle lâchait le fond, mais conservait la forme, et par suite le conjungo, tout en n’ayant plus l’ombre de droit de s’en servir puisque ce n’était plus le prêtre qui unissait les époux. Le conjungo devenait ainsi une pure duperie, mais il fallait agir sur la galerie, et le susdit conjungo continua de faire croire aux fidèles que sans lui on n’était pas marié. L’Église coupait vraiment la tête à son sacrement en ne le faisant plus consister dans la bénédiction du prêtre, mais elle savait bien que ses bons aveuglés n’y verraient que du feu, et elle a compté juste, les connaissant à fond.

Et non seulement la grosse masse s’y est laissée prendre, mais certains législateurs eux-mêmes — j’entends ceux soumis à l’Église — n’ont jamais vu, ou au moins, bien confessés comme ils l’étaient, n’ont jamais indiqué qu’ils comprenaient quelle importante volte-face elle avait faite. Et sous des rois et des parlements bien confessés aussi, on continua de regarder le mariage comme une institution religieuse ressortant nécessairement de l’Église quand l’Église elle-même effaçait en fait le côté religieux de l’institution. Elle allait à gauche en regardant à droite et personne ne voyait sa tactique.

Mais la grande Révolution apporta enfin la lumière dans la question. Les législateurs, dégagés des ignorances théologiques ou des ruses du probabilisme, comprirent que l’Église se moquait des fidèles en faisant prononcer un conjungo auquel elle avait clairement renoncé en principe en déclarant que la présence seule du prêtre, et non plus sa bénédiction, était nécessaire à la validité d’un mariage, et que le sacrement n’existait plus en réalité quand on le faisait consister dans le seul consentement des parties.

Des hommes comme Tronchet, Portalis, Malleville, Bigot-Préameneu virent d’emblée, dès qu’ils eurent étudié les définitions et les décrets de l’Église, qu’elle s’était lourdement trompée à Trente sur la question du mariage. Et comme on ne courait plus alors le risque de la prison pour oser penser autrement que l’Église, ils décidèrent, non contre l’Église, mais emboîtant le pas derrière elle, que le sacrement n’existait plus au point de vue ecclésiastique puisque Liguori et d’autres théologiens avaient déclaré, du plein assentiment de l’Église, que les époux seuls étaient les producteurs et auteurs du sacrement à l’exclusion du prêtre, c’est-à-dire qu’il n’y avait plus de sacrement au sens propre du mot par le fait de l’Église elle-même !

Ce n’est donc pas le législateur qui a banni Dieu du sacrement. Il y avait longtemps que l’Église l’en avait banni en renonçant à la bénédiction, c’est-à-dire en plaçant le sacrement dans le seul consentement des conjoints quoiqu’ils n’eussent aucune mission soit de produire, soit d’administrer un sacrement, surtout à eux-mêmes !

Le législateur n’a donc fait — tout en riant sous cape sans aucun doute — que suivre l’Église dans la voie qu’elle lui avait ouverte en déplaçant le sacrement sans apercevoir la conséquence forcée de son acte. Cela montre tout simplement que l’on aurait grand besoin de retourner sur les bancs des lycées pour recommencer sa logique.

La masse aveugle ne voyait naturellement rien au petit jeu de l’Église, mais le législateur affranchi de sa férule a compris pourquoi elle avait changé de tactique. Il l’a vue cherchant à conserver un pied dans son ancien régime et glissant discrètement l’autre pied dans un régime nouveau, et il a compris qu’il fallait renoncer à tous les aveuglements d’autrefois et à toutes les petites ruses ecclésiastiques pour asseoir enfin l’institution sur ses seules bases rationnelles : le droit naturel et l’organisation purement civile.

Que le législateur n’ait pas été fâché de trouver le bon Dieu à la porte par le fait de l’Église, c’est excessivement probable, mais enfin il l’a trouvé à la porte et il l’y a laissé. C’est donc tout simplement tant pis pour l’Église, qui n’a pas compris la portée de sa modification. Elle regrette amèrement aujourd’hui son péché mais cela lui apprendra peut-être à moins compter sur l’ignorance générale de la question qui est son œuvre.

Dans tous les cas ce qui reste indiscutable pour ceux qui ont étudié la question en dehors de l’idée préconçue ecclésiastique, c’est :

1o  Que les saints évêques qui insultent à la brasse le législateur civil mentent à Dieu et essaient de tromper les hommes en affirmant que c’est lui, législateur, qui a mis le bon Dieu à la porte dans l’administration du mariage ;

2o  Que ce sont les saints évêques eux-mêmes et leurs théologiens multipliant leurs distinguo sans en voir la portée réelle, qui l’y ont mis longtemps avant que le législateur ne fût entré dans le sentier qu’ils lui avaient ouvert ;

3o  Enfin, que s’il n’a été nullement fâché de la phénoménale bourde commise par les théologiens ceux-ci n’auraient dû songer à l’excommunier qu’après s’être excommuniés eux-mêmes puisqu’ils avaient placé le sacrement là où il ne devait pas être. Les légistes n’ont fait que suivre le prêtre et il n’a pas assez d’injures à leur service !

Franchement je ne connais pas dans l’histoire des religions une plus amusante inadvertance que celle-là !

Encore une fois, cher Père Didon, où sont les naïfs ?