Les exploits d’Iberville/00

La bibliothèque libre.
C. Darveau (p. v-xi).

PRÉFACE

— Populariser, vulgariser quelques pages de l’Histoire du Canada : tel est votre but ; cela se voit dans votre livre, me dit le haut personnage, aussi remarquable par ses rares vertus que par ses connaissances théologiques, littéraires et scientifiques auquel j’avais soumis mon manuscrit. Mais je lui trouve un bien grand défaut…

— Et ce grand défaut ? Quel est-il ?

— C’est celui d’avoir pris la forme d’un roman. Hélas ! on a, de nos jours, tant abusé de ce genre, que j’en suis presque venu à la conclusion que les meilleurs ne valent rien.

— Permettez-moi d’être respectueusement d’un avis contraire, répliquai-je, et de vous démontrer qu’il ne faut pas être trop exclusif sous ce rapport. À l’appui de cette idée, je vous citerai l’opinion de Louis Veuillot qui est une autorité auprès de vous, je le sais.

Mon illustre interlocuteur sourit et prenant une pose attentive :

— Voyons cette opinion, dit-il.

— Je la trouve dans la préface de Corbin et d’Aubécourt, charmante création démontrant que Veuillot, s’il l’eût voulu, aurait été aussi brillant romancier qu’il était polémiste incomparable. Je cite :

« C’est d’une conversation, dit-il, qu’est né ce petit ouvrage.

« On avait agité le pour et le contre sur les romans, et je m’étais prononcé en faveur de ce genre de littérature. J’avais soutenu qu’il n’était nullement antipathique aux règles strictes de la morale et du bon sens, et que l’on pouvait intéresser et émouvoir même un lecteur français, sans aborder l’étrange, sans outrer les sentiments, en un mot, sans sortir de la vie commune ni de ses devoirs, et rien qu’en faisant tout marcher par les seuls battements du cœur le plus droit et le plus ingénu. »

J’irai plus loin, continuai-je, et je soutiendrai que le roman, le bon roman, bien entendu, fut-il un moyen assez précaire de moraliser la jeunesse, est devenu nécessaire. Permettez-moi de m’expliquer.

Depuis quelques années, l’amour de la lecture a fait un immense progrès parmi le peuple, grâce au journal à un sou et au feuilleton à bon marché. C’est un vrai déluge qui a envahi nos campagnes les plus reculées, je vous en parle en connaissance de cause. Et que lit-on ? Le roman français du jour, c’est-à-dire, même parmi ceux qui sont réputés les moins mauvais, ce qu’il y a de plus dangereux pour le cœur et l’esprit de la jeunesse, un ramassis de songes creux, d’aventures impossibles et de doctrines subversives. Ce poison dangereux et subtil a pénétré à leur insu au sein des familles les plus chrétiennes. Vous en doutez ?

— Que lisez-vous là ? mademoiselle, demandais-je, la semaine dernière, à une petite fillette de 16 ans.

Le secret du fou ! me répondit-elle.

— Connaissez-vous cet ouvrage, madame ? repris-je, en m’adressant à la mère qui était assise à mes côtés ?

— Oui, monsieur, c’est bien beau ! fit-elle avec admiration.

Je restai terrifié en présence de cette candeur dans le mal. Ce livre, signé Pierre Ninous, est l’œuvre infâme d’une femme qui gaspille un réel talent à faire du réalisme en littérature, cette école monstrueuse dont Émile Zola est le pontife et Jean Richepain le grand-prêtre.

La Terre, de Zola, a été tirée à soixante mille exemplaires et l’on assure qu’il n’en a été vendu que dix mille en France, les cinquante mille autres se plaçant plus facilement à l’étranger. Il en est ainsi de tous les ouvrages du même genre.

Si le Canada, du moins dans nos campagnes, ignore Pot Bouille, La Terre, l’Assommoir et Nana, en revanche les romans de George Sand, de Montépin surtout, d’Ohnet, etc., etc., sont beaucoup lus et fort prisés. Questionnez certains libraires sur ce point ! Comparez la circulation des journaux qui servent ces romans à leurs lecteurs, sous un titre de contrebande et sans nom d’auteur, avec celle des feuilles qui publient les ouvrages de la bibliothèque catholique.

Le voyageur surpris dans la plaine par l’incendie désastreux qui ravage tout sur son passage, ne trouve son salut, dit-on, qu’en allumant un contre-incendie qui neutralise, qui arrête le premier.

— Vous voudriez allumer ce contre-incendie ? interrompit mon interlocuteur avec un sourire bienveillant, mais ironique un peu.

— À Dieu ne plaise ! monsieur, que je nourrisse cette prétention exagérée, repris-je avec vivacité. Je connais trop bien la faiblesse de mes ressources et les proportions très-bornées de mon jeune talent. Qui m’empêcherait pourtant d’apporter ma pierre, une toute petite pierre, bien humble, à l’édifice ? L’idée est généreuse et patriotique ; qui m’assure qu’elle ne charmera pas les écrivains canadiens, et que nous ne verrons pas avant peu un grand mouvement dans le sens que je viens d’indiquer, mouvement national que j’appelle de tous mes vœux !

Chaque page de notre histoire renferme un drame. Eh bien ! dramatisons l’Histoire du Canada, faisons mouvoir devant les yeux de notre peuple ces grandes figures de nos annales avec leurs vertus, leurs passions, et le peuple nous lira. Puisqu’il veut du roman moderne, puisqu’il est gâté sous ce rapport, eh bien ! donnons-lui du roman, mais du roman vraiment bon, honnête, vertueux, national. Il y a dans ce sens à exercer un véritable apostolat.

— Je ne vous le cache pas, fit le haut personnage, cette idée renferme quelque chose qui me ravit. Si vous vous faisiez illusion cependant ? Nous avons déjà, sur l’Histoire du Canada, une masse de bons livres essentiellement indigènes. Quel est le nombre de leurs lecteurs ? — Une poignée, quelques érudits.

— Précisément parce qu’ils ne sont faits que pour les érudits. Je salue sans doute l’apparition de ces livres avec joie, avec orgueil même, parce que la gloire en rejaillit sur le nom canadien. Mais je désirerais que l’on fit la part plus large à la masse du peuple. Je trouve trop rare l’apparition d’un François de Bienville, d’un Intendant Bigot, des nouvelles de Legendre, d’une Chien d’Or même, pourvu, toutefois, que l’auteur ne vienne plus faire jouer si triste rôle à une Caroline de St. Castin.

Dans cet humble ouvrage, continuai-je en désignant du geste mon manuscrit, je me suis placé au point de vue du lecteur frivole, qui est le plus grand nombre. En lui racontant les amours de mes héros, je lui fais lire Garneau, Ferland, — et que sais-je — car ce livre n’est peut-être qu’une compilation. — Je lui évite, à ce lecteur inconstant, jusqu’à la fatigue de digérer les notes nombreuses dont j’aurais pu émailler mon livre, tant j’ai peur qu’il ne me quitte, après ce travail, pour courir à des livres dangereux, mais, hélas ! — et voilà le malheur — si attrayants, si alléchants et si bien faits.

— Eh bien ! mon jeune ami, je souhaite de tout cœur que votre idée réussisse ! reprit mon interlocuteur en se levant pour me donner congé.

À vous, chers lecteurs, de rendre complets ces vœux d’un grand cœur, en accueillant ce nouveau-né avec toute l’indulgence dont vous êtes capables.

EDM. ROUSSEAU.

Château-Richer, mars 1888.