Les exploits d’Iberville/01

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C. Darveau (p. 13-23).

LES
EXPLOITS D’IBERVILLE

I

La veille d’un massacre

Nous sommes à la veille du 5 août 1689.

La Nouvelle-France n’est encore qu’à son berceau. C’est à peine si l’on y compte une population de dix mille âmes dispersée sur une étendue de plusieurs cents lieues de pays.

Grâce au travail de Talon pendant son séjour au Canada, la colonie avait fait cependant sous ce rapport un immense progrès, puisque lors du retour de cet intendant en France, et même jusqu’en 1672, la population ne dépassait guère 3,418 âmes, dont 1,344 hommes en état de porter les armes.[1]

M. de la Barre avait été remplacé, en qualité de gouverneur de la Nouvelle-France, en 1684, par Jacques-René de Brisay, marquis de Denonville, colonel de dragons, qui était arrivé au pays avec 600 hommes de troupes et des instructions détaillées lui recommandant de tenir une conduite sage et modérée, afin de mettre un terme aux regrettables divisions qui avaient régné sous les régimes précédents entre les intendants et les gouverneurs.

À une époque malheureuse de notre histoire allait suivre une période plus malheureuse encore.

M. Denonville, personnage pieux, brave et distingué, ne possédait pas cependant les qualités nécessaires et indispensables pour faire face à la situation difficile dans laquelle la colonie était alors plongée.

« De fausses idées, dit Garneau, une connaissance imparfaite du caractère des relations politiques entre les Français et les sauvages, surtout les cantons iroquois, lui firent commettre des actes qu’aucune justice ne pouvait excuser, et qui eurent la conséquence qu’on doit toujours attendre d’une pareille conduite, c’est-à-dire, une rétribution plus ou moins tardive. »

Chose remarquable, il est peu de gouverneur qui ait tant écrit et tant donné de sages conseils sur le Canada, et il n’en est peut-être pas un qui ait laissé la colonie dans un si déplorable état. N’est-ce pas en effet M. de Denonville qui recommandait au ministre d’envoyer de bons paysans, qui « mettent la main à la hache et à la pioche » pour ouvrir les terres ? N’est-ce pas lui encore qui se plaignait du grand nombre de nobles — cadets de famille cherchant fortune et, dans les circonstances une source de nuisance — n’est-ce pas lui, disons-nous, qui se plaignait du grand nombre de nobles qu’il y avait dans la colonie ?

« À ce sujet, écrivait-il au ministre en 1686, je dois rendre compte à monseigneur de l’extrême pauvreté de plusieurs nombreuses familles, qui sont à la mendicité, toutes nobles ou vivant comme telles. La famille de St. Ours est à la tête. Il est bon gentilhomme du Dauphiné, parent du maréchal d’Estrades, chargé d’une femme et de dix enfants. Le père et la mère me paraissent dans un véritable désespoir de leur pauvreté. Cependant les enfants ne s’épargnent pas, car j’ai vu deux grandes filles couper des blés et tenir la charrue. Je crains que les fils de ces familles ne se livrent aux Anglais qui n’épargnent rien, ajoutait-il, pour s’attirer nos coureurs de bois et du côté du nord, et du côté de la Nouvelle-Angleterre. Je conseillerais de n’accorder des lettres de noblesse qu’aux riches ; car de faire de ce pays un noble pour n’être bon ni au commerce, ni à aucune autre chose, c’est augmenter le nombre des fainéants. »

Malgré ces bons avis dénotant un esprit judicieux et un raisonnement sûr, M. de Denonville laissa la colonie dans un état déplorable. C’est qu’il ne suffit pas pour faire un bon administrateur de proposer des plans possibles ; mais il s’agit surtout de les mettre en action et de se montrer essentiellement un homme d’action, sage et juste.

Tel ne fut pas M. de Denonville.

C’est ainsi qu’à peine remis des fatigues d’une orageuse traversée, il débuta, dans une campagne contre les Iroquois, par un acte qui déshonora le nom français chez les sauvages et mit en danger les jours du P. de Lamberville. À la demande de celui-ci les cinq cantons avaient envoyé des chefs en qualité d’ambassadeurs à Cataracoui. Le gouverneur les fit saisir et transporter en France chargés de fers.

Cet acte fut hautement désapprouvé dans la colonie et désavoué par le roi. On trembla pour les jours de P. de Lamberville, instrument innocent de cette violation du droit des gens. Les anciens d’Onnontagué le firent appeler. « Tout nous autorise à te traiter en ennemi, lui dirent-ils, mais nous ne pouvons nous y résoudre. Nous te connaissons trop ; ton cœur n’a point eu de part à l’insulte qu’on nous a faite ; et il serait injuste de te punir d’un crime que tu détestes autant que nous. Mais il faut que tu nous quittes. Tout le monde ici ne te rendrait pas justice. Quand les jeunes gens auront entonné le chant de guerre, ils ne verront plus en toi qu’un perfide qui a livré nos chefs à un dur et honteux esclavage ; ils n’écouteront plus que leur colère, et nous ne serions plus les maîtres de te soustraire à leurs coups. »

À la tête de deux mille sept cents hommes, M. de Denonville marcha contre les cinq cantons, battit les Tsonnontouans et réduisit leurs villages en cendres. Mais au lieu de profiter de sa victoire, il retraita, laissant derrière lui un ennemi puissant n’attendant que l’occasion de prendre une éclatante revanche.

Un calme trompeur régna ensuite dans la colonie ; mais la tempête s’amoncelait et allait éclater bientôt, répandant partout une terreur profonde.

C’était donc, comme nous l’avons dit au commencement de ce chapitre, la veille du cinq août 1689. Il avait fait une chaleur étouffante tout le jour. Vers le soir, de gros nuages noirs, précurseurs d’un orage prochain, roulaient à l’horizon.

Trois personnes, avec lesquelles nous allons faire connaissance, se dirigeaient vers un canot d’écorce retenu au rivage par un jeune sauvage huron, à l’endroit où se trouve aujourd’hui l’entrée du pont de Lachine.

De ces trois personnes, l’une porte avec élégance l’uniforme d’officier de la marine française, costume un peu fantaisiste, il est vrai, mais que le genre de guerre qui se faisait alors dans la colonie rendait nécessaire.

Urbain Duperret-Janson — tel est le nom de ce personnage — a atteint toute sa croissance, bien que sa taille élancée et ses formes juvéniles indiquent que ses membres n’ont point acquis tout leur développement musculaire. Sa peau est brune, ses cheveux sont noirs comme l’aile d’un corbeau ; ses yeux, grands et expressifs, ses traits bien accentués. Ses machoires surtout, fortement accusées, sont des signes irrécusables de résolution et de fermeté : tout son air indique le courage.

Son caractère ne dément pas sa physionomie, car il possède à un degré remarquable les qualités que nous venons de mentionner.

On remarque, malgré sa jeunesse — il a à peine vingt-deux ans — une certaine gravité dans ses manières, non pas qu’il soit morose et enclin à la misanthropie, loin de là, seulement, la modestie et le bon sens répriment un peu chez lui la fougue du tempéramment. Cette gravité prématurée n’indique pas non plus l’ineptie ; au contraire, les traits du jeune homme révèlent un esprit délié, capable des résolutions les plus promptes et les plus énergiques. Sa froideur apparente est un indice de calme, et, dit à ceux qui l’interrogent avec soin que ce jeune homme possède déjà l’expérience des dangers passés sans avoir la crainte des dangers à venir.

En somme, toute sa personne respire cette expression de réserve et de force particulière qui frappe, au premier abord, chez les vrais marins, ces hommes qui passent leur vie au milieu des dangers.

Urbain Duperret-Janson donne le bras à une adorable jeune fille, à peine sortie de l’enfance, brune de teint, aux cheveux cendrés et aux yeux noirs, encadrés sous de magnifiques sourcils. Le nez présente les proportions exactes dont un statuaire eût rêvé. La bouche est peut-être un peu trop grande, mais elle est garnie de belles dents ; ce qui fait ressortir encore des lèvres dont le carmin vif tranche avec la pâleur du teint.

Mais ce que la plume ne saurait rendre, c’est l’air de candeur, de pureté virginale répandu sur cette jolie figure. Elle porte un costume qui rappelle celui des paysannes bretonnes.

De fait, Yvonne est la fille de Jean-Marie Kernouët, émigré du village de Landernau, paysan riche, établi depuis quelques années dans la partie supérieure de l’Île de Montréal.

Jean-Marie Kernouët, vieillard aux traits accentués, de grande taille, à la physionomie douce cependant, que les ans n’ont pu courber, suit les deux jeunes gens.

Il porte l’habit complet d’un coureur de bois. Ce vêtement, qui lui convient sous tous les rapports, se compose d’une blouse ou tunique de chasse en peau de daim, de guêtres et de mocassins de même matière. La blouse, les guêtres et les mocassins sont piquées avec soin et enjolivés de broderies en poil de porc-épic. Le capuchon de la blouse est orné d’une frange aussi bien que la blouse elle-même et le haut de la tige des mocassins. Sa tête est couverte d’un bonnet de fourrure taillé dans la peau d’un renard, dont la queue lui pend gracieusement sur l’épaule, comme la crinière d’un casque de dragon.

Deux baudriers de cuir se croisent sur sa poitrine. À l’un d’eux pend un sac à balles ; l’autre soutient une grande corne en forme de croissant, ornée de toutes sortes de dessins et d’incrustations. Une courroie lui sert de ceinturon et supporte, outre une fonte de laquelle sort à moitié la crosse d’un pistolet, un long couteau de chasse. Un mousquet est jeté sur son épaule.

— Partir dans un pareil moment, c’est insensé, mon cher Urbain ! disait la jeune fille à son compagnon. Voyez comme le ciel est menaçant.

— Sans compter que les bandes iroquoises ont entonné le chant de guerre, du moins à ce qu’on m’assure ! dit Jean Kernouët qui rejoignait en ce moment les deux jeunes gens.

— Raison de plus pour profiter de la nuit, répliqua le jeune homme ; nous aurons peut-être ainsi la chance de les éviter. Du reste, vous savez que mon congé expire dans quelques jours, que le commandant d’Iberville est prêt à mettre à la voile et qu’il ne badine pas avec la discipline.

— Mais vous croyez savoir que les bandes iroquoises sont entrées en campagne ? ajouta Urbain, d’un air inquiet. Vos renseignements sont-ils positifs, M. Kernouët ?

— Malheureusement non ; mais après l’attentat dont leurs chefs ont été victimes, et l’ineptie connue du gouverneur, j’ai raison de supposer que nous ne serons pas longtemps sans entendre parler de leurs exploits.

— Eh bien ! voilà précisément ce qui m’inquiète, ce qui me navre de partir. La pensée que vous pouvez être exposés à la barbarie de ces féroces sauvage et que je ne serai pas là pour vous protéger, pour vous défendre, me torture le cœur et l’esprit.

— Bah ! rassurez-vous, mon cher monsieur Urbain, reprit le père Kernouët, et partez l’esprit en repos : le vieux breton de Landernau est encore solide et sait se servir de son mousquet. Dans l’occasion, il saura bien défendre, et sa fille, et son bien.

— Et dire que vous n’aurez même pas le secours de votre fils Olivier, enchaîné comme moi par le devoir sur un vaisseau du roi.

— Ne vous plaignez pas, Urbain, reprit la jeune fille : c’est une noble profession que celle que vous avez l’honneur d’exercer tous les deux ; c’est un noble devoir que celui de combattre pour son roi, et de courir sus à l’Anglais, sous les ordres d’un brave marin comme le commandant d’Iberville !

— Vous vous êtes mépris sur le sens de mes paroles. Car je l’aime, ma profession et c’est avec joie que je verserai tout mon sang pour la France et le Canada. Mais la joie de reprendre la mer, de retrouver le commandant que j’aime comme un frère aîné, est gâtée par la pensée de l’isolement et du danger dans lesquels je vous quitte.

— Encore une fois, rassurez-vous, mon ami, et ne pensez qu’à bien faire votre devoir, si vous voulez qu’on vous accorde la main de mon Yvonne.

À ces mots du vieillard, et sous le regard affectueux du jeune marin, Yvonne rougit et baissa les yeux. Mais un instant après, tendant bravement et sans fausse pudeur la main au jeune homme :

— Oui, faites bien votre devoir, Urbain, dit-elle ; mais ne vous exposez pas trop, veillez sur mon frère, et jusqu’à votre retour, je prierai bien la Sainte Vierge de vous avoir tous les deux en sa bonne et sainte garde !

— Merci, Yvonne, répondit Urbain, je vous promets d’être toujours digne de vous.

Tous trois étaient arrivés au canot retenu par le jeune huron. Quelques minutes après, la frêle et légère embarcation, glissant sur l’eau avec la rapidité de la flèche, disparaissait aux regards de Jean Kernouët et de sa fille restés sur le rivage.

La jeune fille s’essuya les yeux, prit le bras de son père, et tous deux se dirigèrent silencieux vers le village.

  1. La correspondance officielle de Paris, vol. 1, p. 134, donne ainsi la répartition de la population de la colonie à cette époque :
    Québec
    555
    Beaupré
    678
    Beauport
    172
    Île d’Orléans
    471
    St. Jean, St. François, St. Michel
    156
    Sillery
    217
    Notre-Dame-des-Anges, rivière St. Charles
    118
    Côte de Lauzon
    6
    Montréal
    584
    Trois-Rivières
    461

    3,461