Les exploits d’Iberville/02

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C. Darveau (p. 23-34).

II

La nuit du 5 août 1689.

Jean Marie Kernouët, arrivé au pays depuis quatre ou cinq années avec quelques ressources pécuniaires, s’était établi sur la partie supérieure de l’Île de Montréal avec sa famille et deux garçons de ferme émigrés avec lui.

Quelques malheurs domestiques, la perte d’une femme adorée, et certains différents avec son seigneur, lui avaient fait prendre en grippe le séjour du pays natal et chercher refuge au Canada.

Grâce à son énergie, à son travail et à d’assez beaux bénéfices réalisés dans la traite avec les sauvages, le père Kernouët, comme l’appelait son entourage, jouissait d’un degré d’aisance et de considération très-rare à cette époque dans la colonie.

De retour à la ferme, après le départ d’Urbain, Yvonne prépara le repas du soir qui fut pris en commun, et la prière récitée par le père Kernouët, la jeune fille se retira dans sa chambre.

À part quelques hurlements plaintifs de chiens de garde, il n’y eut bientôt plus aucun bruit tant dans la ferme que dans tout le village. Chaque habitant prenait un repos légitimement gagné.

Et cependant, tandis que la brave population s’endormait confiante, sur elle planaient les ombres de la mort.

Nous avons dit la fureur des Iroquois à la nouvelle de l’enlèvement de leurs chefs et de l’invasion du canton des Tsonnontouans. Ils apprirent bientôt que l’Angleterre venait de déclarer la guerre à la France, ce qui les remplit d’une joie profonde ; car ils ne seraient plus ainsi empêchés par les gouverneurs anglais de tirer vengeance de l’insulte faite à leur nation.

Les députés des Tsonnontouans, des Goyogouins, des Onnontagués et des Onneyoutes s’étaient rendus à Albany, pour y consulter les marchands hollandais, et le 27 juin, ils renouvelèrent avec eux leur alliance.

À la suite de cette assemblée, les préparatifs de guerre se firent dans les cantons ; les guerriers s’assemblèrent sans bruit et descendirent le St-Laurent.

Le pays jouissait depuis quelques mois d’une tranquilité profonde que des bruits sourds d’invasion ne purent troubler. L’on s’étonna bien parfois de ce calme ; mais la lassitude générale empêchait de croire au danger. Informé positivement que le Canada allait être envahi par les Iroquois, M. de Denonville en parla aux jésuites qui l’assurèrent que celui qui avait apporté cette nouvelle n’était pas digne de foi.

D’ailleurs, accoutumés à ces invasions incessantes de tribus sauvages, les colons s’étaient familiarisés avec les dangers que présentait le voisinage de ces barbares, et ils vivaient presque dans l’oubli de la mort qui pouvait fondre sur eux à l’instant où ils y penseraient le moins.

Ici nous laisserons parler l’historien afin que l’on ne nous taxe pas d’exagération dans les tableaux que nous tracerons dans le cours de ce récit :

« On était rendu aux premiers jours d’août, 1689. Rien n’annonçait aucun événement extraordinaire lorsque tout à coup quatorze cents Iroquois traversent le lac St. Louis dans la nuit du 5, durant une tempête de grêle et de pluie qui les favorise, et débarquent en silence sur la partie supérieure de l’Île de Montréal. Avant le jour, ils se sont placés par pelotons à toutes les maisons sur une espace de plusieurs lieues. Les habitants sont plongés dans le sommeil. Les Iroquois n’attendent plus que le signal : il est donné. Alors s’élève dans les airs un effrayable cri de mort ; les portes sont rompues et le massacre commence partout en même temps. Les sauvages égorgent d’abord les hommes ; ils mettent le feu aux maisons qui résistent, et lorsque la flamme en fait sortir les habitants, ils épuisent sur eux tout ce que la férocité et la fureur peuvent inventer. Ils ouvrent le sein des femmes et contraignent des mères à rôtir vifs leurs enfants. Deux cents personnes périssent dans les flammes. Un grand nombre d’autres sont entraînées dans les cantons pour y souffrir le même supplice. L’île est inondée de sang et ravagée jusqu’aux portes de la ville de Montréal. De là, les Iroquois passent sur la rive opposée ; la paroisse de La Chenaie est incendiée toute entière, et une partie des habitants est massacrée.

« Rien ne vient arrêter le torrent destructeur, qui fut maître de son cours pendant plusieurs semaines.

« À la première nouvelle de l’irruption, M. de Denonville perdit la tête. Il se présenta plusieurs troupes d’hommes pour marcher aux Iroquois, il les fit revenir ou leur défendit de remuer. Plusieurs fois on aurait pu surprendre ces barbares ivres de vin et dispersés dans la campagne, et les détruire, ou les attaquer en chemin avec avantage ; mais l’ordre positif, empêchait de rien faire. Les soldats et les habitants restaient immobiles sous les armes, devant ces ravages, sans pouvoir se venger. »[1]

 
 

Nous sommes sur la rive sud du lac St. Louis, à la veille du 5 août. Au milieu d’une immense clairière, bordée d’un bois touffu, une troupe de plusieurs cents Iroquois entoure une hutte où délibèrent les anciens dans le Grand Conseil, tandis que de nombreuses sentinelles veillent, à la sûreté commune. Nous sommes en présence d’un parti de guerre commandé par un jeune chef d’un grand renom parmi les tribus sauvages, Tête d’Aigle, tel est son nom.

Pénétrons dans la hutte du Conseil. Tête d’Aigle est entouré de sept autres chefs des cinq cantons.

Dès que ceux-ci furent réunis autour du feu du Conseil, le porte-calumet entra dans le cercle, tenant ce calumet tout allumé. Il s’inclina vers les quatre points cardinaux en murmurant une courte prière, puis le présenta au chef le plus âgé, mais en conservant dans sa main le fourneau de la pipe.

Lorsque tous les chefs eurent fumé l’un après l’autre, le porte-calumet en vida la cendre dans le feu en disant :

— Chefs de la grande nation iroquoise, que le grand manitou vous donne la sagesse ; faites que, quelle que soit la détermination que vous prendrez, elle se trouve conforme à la justice. J’ai dit !

Puis après s’être respectueusement incliné, il se retira.

Il y eut un moment de silence ! Enfin, Le Soleil, le plus âgé des chefs, se leva. Ce vieillard, dont le corps était sillonné de cicatrices innombrables, jouissait parmi les siens d’une grande réputation de sagesse.

— Mon fils, Tête d’Aigle, dit-il, a une importante communication à faire au conseil des chefs ; qu’il parle, nos oreilles sont ouvertes. Tête d’Aigle est un guerrier aussi sage qu’il est vaillant, ses paroles seront écoutées par nous avec respect. J’ai dit ![2]

— Merci, répondit le jeune chef, mon frère est la sagesse même, le grand manitou n’a rien de caché pour lui.

Les chefs s’inclinèrent en signe d’assentiment et Tête d’Aigle continua :

— Les visages pâles du pays des grands lacs, nos éternels persécuteurs, nous poursuivent et nous harcellent sans relâche, nous obligeant à leur abandonner un à un nos meilleurs territoires de chasses, et à nous réfugier au fond des forêts comme les daims timides. Beaucoup d’entre eux osent venir jusque dans les prairies qui nous servent de refuges, trapper les castors et chasser les élans qui sont notre propriété. Leur langue est menteuse comme celle d’une vieille femme, et naguère encore Ononthio, leur chef, a mis dans les fers et massacré nos ambassadeurs. Ces hommes sans foi nous volent et nous assassinent quand ils peuvent le faire impunément. Est-il juste que nous souffrions leurs rapines sans nous plaindre ? Nous laisserons-nous égorger comme des gazelles craintives sans essayer de nous venger ? Notre loi ne dit-elle pas œil pour œil, dent pour dent ? Les mânes de nos frères égorgés crient contre nous, les laisserons-nous sans vengeance et sans sépulture ? J’ai dit !

— La vengeance est permise ! répliqua le vieux chef.

— Bon ! mon père a parlé comme un homme sage ! reprit Tête d’Aigle, qu’en pensent mes frères ?

— Le Soleil ne peut mentir, tout ce qu’il dit est bien ! répondirent les chefs ainsi interpellés.

— Ouach ! reprit Tête d’Aigle, sur l’autre rive de ce lac reposent dans la sécurité nos ennemis. Nos guerriers sont vaillants et prêts à marcher sous mes ordres.

— Les mânes de nos guerriers massacrés par les blancs demandent la sépulture, je le répète ; mes frères les laisseront-elles gémir en vain longtemps encore ? Levons la hache de guerre ; entonnons le chant du combat ; allons promener dans leurs villages le fer et le feu, et dans bien des lunes la terreur de nos ennemis dira le courage et la vaillance de nos guerriers. J’ai dit !

Quelques instants après, une activité fébrile régnait par tout le camp. Il était alors neuf heures du soir. Les guerriers iroquois, au nombre de quatorze cents, montèrent dans leurs canots et se dirigèrent en silence vers le village de Lachine, favorisés par une tempête de grêle et de pluie.

Bientôt toute la troupe atteignit les premières maisons du village. À droite de la modeste chapelle était située la ferme du père Kernouët. Tête d’Aigle y plaça trente guerriers avec ordre de faire bonne garde, de ne pas toucher à ses habitants, de les empêcher seulement de quitter la maison.

Une telle attention de la part du chef sauvage mérite explication.

Quelque temps auparavant, des ambassadeurs iroquois avaient été envoyés à M. de Frontenac, qui était alors gouverneur. L’entrevue, qui eut lieu à Montréal, fut le prétexte d’une grande démonstration afin de frapper l’imagination de ces enfants des bois. Tête d’Aigle remarqua Yvonne parmi les jeunes filles qui assistaient à la fête, et sa beauté fit une impression profonde sur son esprit. De retour dans son pays, l’image de la jeune fille le suivit et depuis lors, il n’eût qu’une pensée : la ravir à ses parents pour l’emmener et en faire l’ornement de son wigwam.

De distance en distance, la troupe s’arrêtait, quelques guerriers s’en détachaient et demeuraient stationnaires devant la maison désignée, ne devant commencer l’attaque que sur le signal donné par le chef.

Bientôt le village fut ainsi entièrement bloqué ; sans qu’aucun des habitants se doutât du danger qui le menaçait.

Ça et là quelques chiens lançaient bien dans l’air un lugubre hurlement d’alarme, mais les Iroquois demeurant immobiles et silencieux, les vigilants gardiens se contentaient de grogner sourdement, et, le péril passé, regagnaient leurs chenils.

Tout à coup retentit du milieu de la place un cri de démon, répété comme un écho par toute la troupe, qui se précipita vers les maisons et en enfonça les portes à coup de hache.

Déjà deux de ces maisons étaient la proie des flammes et deux ou trois cadavres gisaient dans la rue éclairée par ce commencement d’incendie.

Surpris à l’improviste dans leur sommeil, les malheureux paysans, aux premières détonations, s’étaient élancés aux fenêtres, les autres aux portes de leurs habitations et partout les avaient assaillis les balles et la hache des barbares.

Mais nos pères étaient des braves et ne reculaient pas en face de la mort.

Le premier moment de surprise passé, un immense cri de rage et de menace succéda au cri d’alarme, et ce cri, hommes, femmes, enfants, vieillards le poussèrent à la fois.

Tout devint une arme entre ces mains désireuses de repousser la force par la force.

Les fusils, les faulx, les bâtons, les pierres se transformèrent en armes, en moyens de défense, en projectiles dangereux, et la lutte s’engagea en même temps sur tous les points du village avec une furie et un ensemble que l’on ne rencontre que dans les horreurs de cette espèce de guerre.

Les sauvages, étonnés d’une telle résistance, furent tout d’abord repoussés ; mais ayant l’avantage du nombre, ils ne devaient pas tarder à triompher.

Tête d’Aigle, les animant de sa parole et de l’exemple, les lança à l’assaut de ces maisons devenues chacune de petites citadelles.

Un feu roulant s’étendait sur une même ligne, car, suivant la coutume, le village se composait d’une seule rue aboutissant sur la place de l’église.

Bientôt encore, l’incendie se propageant, les habitants se virent contraints d’abandonner leurs demeures pour combattre dans la rue.

La lutte alors n’était plus possible.

Femmes, enfants, vieillards gisaient étendus à côté de leur mari, de leur frère, de leur fils.

Quelques hommes, combattant avec cet élan désespéré que donne la certitude d’une mort prompte et glorieuse, essayaient seuls encore, non pas de repousser les sauvages, mais de tuer le plus possible d’ennemis avant de succomber eux-mêmes.

Cependant, dès le commencement de l’action, le père Kornouët, suivi de ses garçons de ferme, s’était précipité au dehors, armé d’une hache.

Le gigantesque breton, tel qu’un faucheur pressé de finir sa journée ou un bûcheron dont la cognée déblaye un jeune taillis, semblait, en frappant ses ennemis d’un bras irrésistible, tracer un cercle de fer infranchissable autour de lui, quand il entendit un cri désespéré venant de la maison, le cri d’Yvonne enlevée par Tête d’Aigle et deux de ses guerriers.

Faisant volte-face pour courir au secours de sa fille adorée, il se découvrit et c’est alors qu’il reçut sur la nuque un coup de bâton. Il tomba comme le chêne frappé par la foudre, et un iroquois se préparait à lui enlever la chevelure, quand Tête d’Aigle, arrivant sur le théâtre du combat, donna l’ordre de ne lui faire aucun mal et de le garder prisonnier auprès de sa fille.

La rue offrait alors un aspect étrange et saisissant.

Dix ou douze maisons embrasées l’éclairaient mieux que n’eût pu le faire l’illumination la plus splendide.

Les flammes, dardant leurs langues rougeâtres vers les nuages et s’entourant par moment d’un voile épais de fumée que balayait par rafale la brise du matin, couraient rapides vers les habitations voisines.

On eût dit qu’elles avaient hâte d’accomplir leur œuvre fatale et de prendre leur part active à la destruction entière du village.

De minute en minute, des gerbes de feu, s’élançant horizontalement, venaient lécher les murailles et les toitures des maisons demeurées jusqu’alors à l’abri du péril, puis ces murailles noircissaient, ces toitures craquaient, et tout à coup bois et charpente s’embrasaient avec un pétillement sec.

Une pluie d’étincelles et de flammèches incandescentes voltigeait dans les airs et retombait sur le sol en cendres brûlantes.

La teinte noire du ciel faisait ressortir plus encore la nuance rougeâtre qui s’élevait au-dessus du village.

Aucun pinceau ne parviendrait à rendre cette scène effrayante de désolation.

Plus de deux cents personnes femmes, enfants, vieillards avaient été massacrés, mutilés, déchirés, et formaient un immense charnier au côté duquel on voyait les cadavres des hommes valides ayant combattu jusqu’au dernier, et près desquels étaient les corps inanimés de plus de deux cents iroquois.

Ce spectacle était quelque chose d’épouvantable, de hideux.

  1. Garneau, Histoire du Canada.
  2. Les orateurs des cinq cantons terminaient invariablement leurs discours par l’expression suivante : Iro qui signifie : J’ai dit. Pour exprimer la joie ou la douleur, ils se servaient du mot : quois ! De là vient le nom générique d’Iroquois qui désignait les cinq cantons. (Note de l’auteur.)