Les exploits d’Iberville/14

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C. Darveau (p. 116-125).

XIV

L’enfant d’adoption


« Au moment même où cheval et cavalier débouchaient de la forêt, à quelques pas du sentier, un artiste aurait trouvé un spectacle digne du pinceau le plus délicat. Près d’un gros chêne, ayant un manteau de verdure enlacé au tronc de l’arbre pour alcôve, un enfant d’une huitaine d’années, blonde tête innocente et rose, reposait d’un sommeil profond sur un amas de fougère. Ses petits bras recourbés gracieusement lui servaient d’oreiller. Il avait à ses côtés un trébuchet, son instrument de chasseur, et quelques oiseaux passés dans une ficelle comme les grains d’un chapelet.

« Réveillé en sursaut par le bruit des sabots du cheval frappant le sol rocailleux de la route, l’enfant d’un coup d’œil reconnut le marquis et le danger qui menaçait ses jours.

« Si jeune pourtant, l’enfant n’hésita pas une seconde.

« D’un bond, il était entre l’abîme et le cheval qui allait, en moins de dix élans, disparaître dans le gouffre et y précipiter son cavalier. Aussi rapide que le trait de l’arbalète, il passa près de l’enfant ; mais celui-ci, avec l’agilité du chat sauvage, s’était déjà élancé à sa tête et de ses deux petites mains se tenaient cramponné aux branches du mors. Le cheval, étourdi et étonné par cette agression subite, se cabra et secoua la tête pour se débarrasser de son nouveau fardeau ; mais épuisé par la course qu’il venait de fournir, il manqua à la fois des deux pieds de derrière et s’abattit en heurtant de sa tête la poitrine de son jeune dompteur.

« M. Duperret-Janson était sauvé, mais l’enfant gisait sur le sol évanoui et tout sanglant.

— J’abrège, commandant, ce trop long récit ! fit le jeune officier après un silence de quelques instants.

— Non, en vérité, mon cher Urbain, interrompit d’Iberville, ne me privez d’aucuns détails, je vous en prie ; ce récit m’intéresse plus que je ne saurais dire.

« Quand je repris connaissance, continua Urbain en parlant cette fois-ci à la première personne, j’étais couché dans notre masure sur mon grabat et ma pauvre mère me prodiguait ses soins en pleurant. Sans avoir de blessures graves, l’ébranlement nerveux me retint cependant quelques jours à la maison. Un bon matin, cette bonne mère m’ayant lavé, bouclé mes cheveux blonds, habillé le plus convenablement possible, je partis avec mon père et nous nous dirigeâmes vers le château.

« Voici, en peu de mots, ce qui me valait cette visite inattendue. »

« Rentré dans ses sombres appartements, le soir de l’accident, le marquis s’était plongé dans de profondes réflexions. Il se demanda si la Providence n’avait pas des vues secrètes en jetant ainsi sur son douloureux chemin cet enfant, si cette même Providence ne lui désignait pas ce petit être chétif et maltraité comme devant remplacer le fils qu’il avait perdu et qu’il pleurait encore ? C’est vous dire, mon commandant, que la pensée de m’adopter et de me faire l’héritier de sa fortune et de son nom se présentait déjà à son esprit.

« Tout l’engageait, du reste à nourrir ce projet à mon intention. Le marquis ne se connaissait que quelques collatéraux éloignés, riches eux-mêmes, pour lesquels il ne professait qu’une indifférence marquée, sinon une aversion réelle, ayant eu à se plaindre de leur part, lors de son mariage, de certains procédés peu délicats, et contre lesquels par conséquent il n’avait à craindre d’exercer aucune spoliation. Ces collatéraux ne portaient pas le même nom, et la pensée que celui de Duperret-Janson allait disparaître avec lui et qu’après sa mort, son vieux manoir et ses immenses domaines iraient grossir la fortune de ces parents éloignés et hostiles, avait toujours été une des nombreuses douleurs de sa vie.

« D’ailleurs — faut-il l’avouer — il avait senti naître dans son cœur qu’il croyait mort à toutes nouvelles affections, une vive sympathie pour ce petit paysan dont le sang avait coulé pour lui. Qui sait ! si cet intérêt ne viendrait pas apporter quelques rayons de soleil dans sa vie brisée ?

Voilà ce qui lui fit d’abord demander ma mère pour s’assurer des qualités de l’enfant et lui faire les premières ouvertures. En face de ce brillant avenir, la pauvre femme consentit à déchirer son cœur maternel en se séparant de son fils. Voilà pourquoi nous nous dirigions vers le château, mon père et moi, dont le consentement était indispensable.

« Un valet de chambre nous introduisit auprès du marquis qui nous accueillit d’un geste gracieux et la conversation suivante — conversation qui est restée gravée dans mon esprit comme si c’était d’hier — s’engagea entre le marquis et mon père :

— Eh bien ! maître Pierre, dit le marquis, on sera donc toujours braconnier ? Mes gardes m’ont appris qu’hier encore ils vous avaient surpris sur mes terres en flagrant délit.

— Pour l’amour du bon Dieu, peut-on me calomnier jusqu’à ce point, monsieur le marquis.

— Passe encore pour cette fois, maître Pierre ; mais je vous avertis que ce sera la dernière.

— Je vous jure…

— Assez, maître Pierre ; aussi bien c’est un autre motif qui m’a fait vous appeler par votre femme au château.

— Je vous écoute de mes deux oreilles, monsieur le marquis.

— Bien. Approchez, mon enfant, fit-il en m’invitant du geste et du sourire.

« Confondu, intimidé de me voir dans ce beau salon et en présence de ce personnage imposant, j’obéis à l’intimation cependant, un peu aidé du reste par le regard sévère de mon père.

— Savez-vous, continua le marquis, en me posant la main sur la tête, que votre enfant, maître Pierre, m’a sauvé la vie ?

— Ma femme m’a dit quelque chose comme cela, et je bénis le hasard…

— Dites la Providence, mon ami…

— Vous avez raison, monsieur le marquis, la Providence, c’est sûr et certain…

— L’aimez-vous bien, cet enfant ?

— Oh ! oui, monsieur le marquis, comme la prunelle de mon œil.

— Il est même venu à ma connaissance que vous l’aimez d’une drôle de manière et que vos caresses sont un peu… brutales.

— Est-ce que ma femme se serait plaint ? reprit mon père avec un éclair de colère dans les yeux.

— Non, pas précisément, répondit le marquis, elle vous a même défendu.

— C’était son devoir de dire la vérité.

— Venons au but, dit tout-à-coup le marquis, après un silence de quelques instants. Consentiriez-vous à vous séparer de cet enfant ?

— Dame ! si c’était pour son bien.

— Si un gentilhomme riche, seul sur la terre, se chargeait d’élever cet enfant ; s’il vous offrait de l’adopter pour son fils et de lui transmettre son nom et sa fortune ?

— Ça serait bien beau, monsieur le marquis, si on me l’offrait… mais on ne me l’offre pas.

— Vous vous trompez.

— Comment ! monsieur le marquis ?…

— Oui, moi.

— Ma femme m’avait conté la chose, mais je n’avais pas voulu la croire.

— Ainsi donc, c’est convenu ?

« Mon père se gratta l’oreille, ce qui était chez lui le signe d’une forte préoccupation, puis il reprit :

— D’abord, monsieur le marquis, je l’aime, notre mioche…

— Voici un bon moyen de le lui prouver.

— Oui, sans doute, mais je suis vieux, pauvre, qui le remplacera pour les services qu’il est déjà capable de rendre à la maison, qui m’accompagnera dans mes courses ?

— J’ai bien l’intention de vous dédommager largement de la perte que vous occasionnera son absence.

— Et vous voudriez l’avoir, notre mioche ?…

— À l’instant même.

— Pour toujours ?

— Oui, pour toujours.

— Au moins pourrons-nous le voir quelquefois ?

— Tant que vous voudrez, tous les jours même, si le cœur vous en dit.

— Monsieur le marquis a dit qu’il nous dédommagerait de la grande peine que son absence va causer à sa mère et à moi ?

— Largement. Je vous assure par contrat une rente viagère de douze livres par an réversible sur la tête du dernier survivant.

— Monsieur le marquis ajoutera bien une somme de trois cents livres pour faire rebâtir ma maison ?

— Accordé. Et je me charge de la faire meubler confortablement ; car je ne veux pas que le père couche sur la paille, tandis que le fils reposera ici sur l’édredon.

« L’appétit vient en mangeant » passez-moi le vulgaire proverbe. C’est ainsi que les prétentions de mon père augmentaient à mesure qu’il voyait le marquis plus facile à lui accorder ce qu’il demandait.

— Et notre bienfaiteur, reprit-il, m’autorisera à chasser sur ses terres ? Il me donnera…

— Maître Pierre, interrompit M. Duperret-Janson, je vous avertis que vous allez tuer la poule aux œufs d’or, si vous continuez. Je veux bien vous permettre de chasser sur mes terres, pour votre plaisir, sans chiens d’arrêt, ni courants, bien entendu ; mais ne me demandez plus rien, ou tout est rompu.

— Je me soumets, monsieur le marquis.

— Demain seront signés les titres de votre rente viagère et le contrat par lequel vous vous désistez de tous vos droits sur cet enfant en ma faveur.

« C’est ainsi, continua Urbain en trempant ses lèvres dans un verre de vin, que je fis mon entrée au château de la Belle-Jardinière.

« J’étais d’une intelligence assez précoce et d’un caractère facile. Je m’acclimatai vite à mon nouveau genre de vie et bientôt d’une façon si complète, qu’on aurait dit que j’étais venu au Monde au milieu de ces lambris dorés et que le sang patricien des Duperret-Janson coulait en réalité dans mes veines. Ainsi donc les prévisions et les espérances de mon bienfaiteur se réalisaient, et si ma présence au château ne lui apportait pas encore la joie, il constatait du moins que la vie commençait à renaître dans son cœur.

« Je vous ai dit, ou plutôt vous avez entendu de la bouche même du marquis ses projets à mon égard. Cependant M. Duperret-Janson ne voulait les réaliser que si je m’en montrais réellement digne. Or, il fallait avant tout former le cœur et l’esprit de cet enfant. On me mit donc sous les soins d’un précepteur d’une incontestable valeur, et sous son habile direction, à dix-sept ans accomplis, il annonçait à mon protecteur qu’il n’avait plus rien à m’apprendre. Le marquis s’était chargé de mon éducation de gentilhomme, c’est-à-dire les armes, les belles manières et la chasse.

« C’est à cette époque que je perdis, à quelques mois de distance, mon père et ma mère que j’aimais tendrement, ma sainte mère surtout. Je restai donc bien la véritable propriété de M. Duperret, puisque je ne me connaissais aucun parent au monde.

« Ma vie se passait, douce et tranquille, entre ce bon vieillard et mes livres. Le jour je l’accompagnais à la chasse, et le soir je faisais sa partie d’échecs. Vous l’avouerais-je ? Mon commandant, je ne me rappelle pas ces jours heureux sans un profond attendrissement ; car je l’aimais d’une tendresse infinie, mon protecteur.

Le jeune homme se tut quelques instants, succombant sous le poids de ses souvenirs et d’Iberville respecta son silence. Puis passant la main sur son front, comme pour en chasser les pensées sombres, il reprit :

« Cependant M. Duperret-Janson, pensant qu’un jeune homme a besoin de distractions, ouvrit les portes de son château à la noblesse du voisinage. Ce ne fut chaque jour que fêtes, carrousels, nombreuses réunions, où je faisais assez jolie figure, à la grande joie du marquis. »