Les exploits d’Iberville/15

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C. Darveau (p. 125-130).

XV

Une catastrophe


« Il me faut maintenant tout mon courage pour vous apprendre les faits qui vont suivre, car je touche à l’époque la plus douloureuse de ma vie.

« Le jour où j’atteignis ma dix-huitième année, j’étais dans ma chambre un peu avant dix heures quand le valet de chambre du marquis vint me prévenir que j’étais attendu au grand salon. Je m’y rendis aussitôt. Le vieillard vint au-devant de moi avec son bon sourire et me baisa tendrement sur le front. Oh ! je sens encore l’impression de ce baiser du meilleur des hommes !

— Mon enfant, me dit-il, je demande au ciel qu’il fasse descendre ses bénédictions sur ta jeune tête, comme je te bénis moi-même du plus profond de mon cœur.

« Violemment ému, je rendis au vieillard ses caresses et je murmurai :

— Merci, mon bon père, merci de cette tendresse que vous daignez m’accorder. Que Dieu prolonge ma vie, afin de me permettre de vous en consacrer tous les instants.

— Mon enfant, reprit le marquis en m’attirant près de lui sur un divan, assieds-toi et causons.

« Ces allures nouvelles, la solennelle gravité répandue sur le visage du vieillard me fit présumer que l’entretien allait être sérieux.

— Mon cher enfant, continua-t-il, il y a dix ans que tout petit ton père te remettait entre mes mains, il y a donc dix années que je te regarde comme mon propre fils.

« Depuis le jour où tu as franchi le seuil de cette maison, je crois n’avoir rien négligé de ce qui m’a paru devoir assurer ton bonheur. J’ai cherché à développer ton corps en même temps qu’à former ton cœur, à cultiver ton esprit. J’ai été aussi jaloux de te préserver des maladies du corps qu’aux maladies de l’âme qui sont les vices. Me rendras-tu ce témoignage ?

— Oh ! mon bon père, m’écriai-je, je ne trouve pas de paroles assez fortes pour vous exprimer dignement mon éternelle et profonde reconnaissance !…

— Bien, mon enfant. Si tu es content de mes soins, laisse-moi te dire en revanche que tu as comblé tous mes vœux, que tu as dépassé toutes mes espérances et que tu es bien réellement le fils de mes affections. Oui, ta présence a pu seule réaliser ce miracle que je croyais impossible de refermer les plaies de mon âme. En te voyant croître en force et en bonté, j’ai senti un nouveau souffle de vie renaître en mon cœur, un sang plus riche couler dans mes veines. Aussi, tu es ma joie, mon orgueil, et, crois-le — je puis te l’avouer sans t’enorgueillir — il n’est pas un gentilhomme de ce beau royaume de France qui ne serait pas fier de t’appeler son fils.

« Et comme j’ouvrais la bouche pour protester, il me fit signe de ne pas l’interrompre et continua :

— Je t’ai bien jugé, mon enfant, tu es bon, ton cœur est noble et ton âme est remplie de sentiments élevés. Je crois avoir aidé à développer en toi ces brillantes qualités, et cette pensée sera la joie de mes derniers jours… Or, mon enfant, il est temps pour toi de recevoir la récompense de tes vertus. Jusqu’à ce jour, tu n’étais que le fils de mon affection, tu vas devenir de plus mon fils suivant la loi…

— Mon père, que voulez-vous dire ? m’écriai-je.

— Maître Nicolas Raguteau a préparé pour moi un acte d’adoption bien en règle que je vais signer tout à l’heure, sceller de mes armes. J’obtiendrai pour toi du souverain l’autorisation de prendre mon nom, de porter mon titre, et je mourrai ensuite avec la consolation de quitter après moi un marquis de Duperret-Janson digne de continuer la ligne de mes illustres aïeux. Dès que j’aurai reçu la réponse du roi, je te présenterai à mes vassaux et à mes tenanciers comme mon unique enfant et mon seul héritier.

« Cette fortune était inespérée et aurait pu me tourner la tête, je vous avouerai cependant sans fausse modestie qu’un seul sentiment se fit jour dans mon cœur et que je l’exprimai de suite au marquis :

— Mon père, lui dis-je, en couvrant ses mains de baisers, j’accepte ces hautes faveurs, non pour la fortune, mais parce qu’elles me donnent la certitude et le droit maintenant de ne jamais vous quitter.

« À mon accent, le marquis ne se méprit pas sur la vérité de mes paroles. Après m’avoir de nouveau serré sur son cœur :

— Assez, mon enfant, dit-il. Attendons en toute confiance la réponse du roi qui ne m’arrivera guère avant un mois. Maintenant viens déjeuner et nous irons ensuite tirer un chevreuil.

« Une heure après, nous nous enfoncions au galop de nos chevaux sous bois dans la direction d’un rendez-vous de chasse, où nous trouvâmes une dizaine de gentilshommes du voisinage qui avaient été invités par le marquis pour fêter l’anniversaire de ma naissance.

« Je m’aperçus tout-à-coup avec inquiétude que le marquis, la figure très-rouge, portait la main à son front et chancelait sur sa selle. D’un bond j’étais près de lui.

— Seriez-vous indisposé, mon père ? lui dis-je avec émotion.

— Tu es fou, me répondit-il avec un triste sourire.

— Non, mon père, vous souffrez…

— Pas le moins du monde.

— Si, mon père, vous avez l’air extrêmement fatigué et le sang à la tête.

— Merci de ton empressement, mon fils. Je trouve là une nouvelle preuve de ta tendresse. Ce n’est rien. Il est vrai que ce matin, à mon lever, j’avais la tête lourde et qu’au moment de partir j’ai eu même une espèce d’éblouissement ; mais tout cela est maintenant passé.

Et avant même que j’eus le temps de prévenir sa pensée, le marquis avait piqué des deux pieds son cheval et disparaissait au triple galop dans l’épaisseur de la forêt. Je sautai sur le mien et je le suivis, mais je m’aperçus que, mieux monté, il me distançait, et bientôt même je n’entendis plus le bruit de sa course. L’inquiétude me prit réellement et un pressentiment me saisit au cœur.

« Ce fut d’abord un faible murmure que j’entendis dans le sentier que je suivais, puis le bruit d’une course affolée vint jusqu’à moi, et tout-à-coup, au détour d’un sentier, le cheval du marquis, sans cavalier, sans bride, les étriers lui battant les flancs, passa près de moi en hennissant et fut s’abattre quelques pas plus loin.

— Ah ! je le sentais bien, m’écriai-je, qu’il arriverait un malheur !

« Et je me précipitai comme la foudre à travers le bois touffu, laissant aux buissons de la route des lambeaux de mes vêtements, me déchirant les mains et la figure.

« Enfin j’arrivai à un endroit où le sentier débouchait dans une clairière et j’aperçus alors le corps du marquis étendu sur le sol.

« Je poussai un sourd gémissement, je me précipitai sur le corps de mon protecteur que je soulevai comme un enfant ; dans mes bras et j’interrogeai le cœur pour y chercher la vie. Je sentis un faible battement, puis un tressaillement général de tout le corps et un instant après le marquis ouvrit les yeux et me sourit ; puis un nouveau tressaillement et le corps se détendit. J’interrogeai le cœur de nouveau. Hélas ! il ne battait plus : j’étais orphelin !…

« Quelques instants après, quand les chasseurs arrivèrent sur le théâtre de l’accident, ils me trouvèrent évanoui à côté du cadavre de mon bienfaiteur.