Les exploits d’Iberville/17

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C. Darveau (p. 143-154).

XVII

L’influence d’une jeune fille.


Urbain, — auquel nous donnerons jusqu’à nouvel avis le nom de Duperret-Janson — était au pays depuis quelques mois quand il fit la connaissance d’Yvonne Kernouët dans les circonstances que nous allons raconter.

Mal entouré à son arrivée au Canada, le jeune homme fréquentait plus que de raison les mauvais sujets de la ville. Quand nous disons mauvais sujets, que le lecteur n’aille pas prendre l’expression trop à la lettre.

Les mauvais sujets de ce temps-là, dans la capitale de la Nouvelle-France, n’étaient ni des assassins, ni des détrousseurs de grandes routes ; c’était tout simplement des gens aimant un peu trop la noce. Cependant leurs excès n’en étaient pas moins déplorables. C’est ainsi qu’Urbain, après avoir battu le guet, sacrifier au dieu du jeu, était rentré plus d’une fois à son logis, situé quelque part sur la rue St-Anne, dans un état plus que voisin de l’ivresse.

Cette exécrable conduite menaçait de dégénérer en habitude invétérée, Urbain était sur le point de devenir un franc ivrogne et un fier débauché, quand Dieu lui envoya la douce influence d’une jeune fille vertueuse pour le ramener au bien.

Le jeune homme était un matin absorbé par une occupation sérieuse, un travail auquel il donnait toute l’attention dont il était capable.

Il se rasait.

La mousse onctueuse et parfumée du savon se gonflait, sous l’agitation du pinceau, en flocons diaphanes comme ces nuages légers que le soleil éclaire à l’horizon de ses derniers reflets. Le pinceau, bien fourré, semblait se plonger avec bonheur dans ces moëlleuses montagnes d’écume qui montaient et s’affaissaient tour à tour en jetant, sous les reflets irisés de la lumière, des étincelles de toutes couleurs… Vraiment, cela faisait plaisir à voir. Urbain procédait à ce travail avec une lenteur caressante ; il venait de passer sur son menton légèrement ombragé le pinceau chargé de mousse, et il y mettait une visible complaisance à y promener l’onctueux instrument, lorsque les notes perlées d’une voix jeune et fraîche vinrent frapper son oreille.

— Tiens ! se dit-il, il paraît que la mère Sauvageau a une nouvelle pensionnaire.

La mère Sauvageau était une brave femme, veuve d’un soldat mort au champ d’honneur, une bretonne à la tête solide et au cœur d’or, qui exerçait dans la bonne ville de Québec le métier de blanchisseuse. Elle habitait une maison basse, droit en face de la résidence d’Urbain, dont le regard, de sa chambre, pouvait plonger dans le réduit de sa voisine.

Le jeune homme quitta sa place, où il admirait sa figure barbouillée de savon, pour jeter un coup d’œil sur celle de la chanteuse. Par sa fenêtre entr’ouverte, il vit d’abord la mère Sauvageau occupée à repasser du linge, puis, assise près de la table, une jeune fille qui cousait. Il ne put apercevoir que son profil, qui lui parut d’une grande pureté. Ses cheveux négligemment noués sur sa tête, formaient des ondulations capricieuses dont le désordre n’était pas sans charmes. Enfin, son cou, laissé à découvert, était d’une blancheur de neige :


Sous votre belle tête un cou blanc délicat.
Se plie, et de la neige effacerait l’éclat.


Ce rapide examen suffit probablement à l’imagination du jeune homme, car il se dit avec un sourire de connaisseur :

— Diable ! elle doit être gentille, cette petite ; retirons-nous vite. Je ne gagnerais pas à être vu dans ce costume, même avec ma blanche figure, et la première impression est la plus importante.

Il continua donc à se raser et fit sa toilette avec un soin particulier. Après avoir donné un dernier coup d’œil à sa glace et fait un pli à son jabot qu’il trouvait trop correct, il se pencha à sa fenêtre avec des façons et un bruit qui ne révélaient pas précisément sa crainte d’être vu.

La jeune fille chantait toujours.

Urbain se moucha de façon à être entendu à l’autre bout de la rue.

Peine inutile, la jeune fille ne leva pas même les yeux et chantait toujours.

Urbain se crut obligé alors d’être pris d’une toux bruyante qui fit lever la tête à tous les passants.

Peine inutile encore, la voix continua de chanter.

— Diable ! diable ! se dit le jeune homme, en fait de sourds, les plus forts sont ceux qui ne veulent pas entendre. Mais vous m’entendrez, mademoiselle, vous me verrez, et ce qu’il y a de mieux, vous me regarderez.

Ce soliloque achevé, il soulève légèrement son chapeau, branle un peu la tête et le laisse tomber dans la rue. Il s’empresse de crier au passant de le ramasser ; deux ou trois gamins accourent, les voisins se mettent sur le seuil de leur porte, un chien aboie, puis un second, puis un troisième, et en un moment, Urbain se trouve l’auteur et l’objet d’un tumulte aussi bête que favorable à ses projets.

Enfin le bienheureux chapeau est rapporté, Urbain s’en coiffe aux yeux de tous ses voisins qui admirent sa toilette. Sûr alors d’être remarqué, il relève la tête avec grâce et tourne son regard vers la fenêtre de la mère Sauvageau…

Les chants avait cessé et la fenêtre était fermée.

— Décidément, je n’ai pas de chance ! soupira le jeune homme avec dépit en fermant lui-même sa fenêtre.

Il s’assit et se mit à réfléchir. Or le résultat de ses réflexions fut qu’il avait deux paires de manchettes à sabots à faire blanchir. Qu’y a-t-il dans ce cas de plus naturel que de donner ces deux paires de manchettes à la blanchisseuse qui demeure en face ?

Au moment où il traversait la rue, il aperçut la mère Sauvageau qui détournait le coin portant un paquet.

— Bon ! se dit-il, voilà la chance qui me revient et je vais pouvoir parler seul à la jeune chanteuse.

Il frappe à la porte, et, presque sans attendre la réponse, il l’ouvre comme s’il entrait chez lui. La jeune fille se retourne, étonnée et mécontente de ce sans-façon.

— Que désirez-vous, monsieur ? lui dit-elle.

Ces simples mots furent dits avec une fermeté froide qui surprit tout d’abord le visiteur. Il s’attendait à trouver un œil provoquant, et il rencontrait le regard tranquille et sévère d’une honnête jeune fille. Il subit involontairement l’ascendant de cette honnêteté. D’ailleurs il avait devant les yeux une femme qui ne ressemblait en rien à celles qu’il avait fréquentées à Paris.

Aucun des traits de la jeune fille n’était remarquable, mais l’expression de leur ensemble était suave et touchante, et faisait bien à l’âme. La simplicité de sa mise, sa propreté, qui avait plus de charme encore que d’élégance, tout, jusqu’à l’ordre qui régnait dans cette modeste chambre, où riait en ce moment un rayon de soleil, s’harmonisait heureusement avec la douce pureté de son visage.

En se trouvant dans cette atmosphère nouvelle pour lui, Urbain se sentit dépaysé. Il comprit alors ce qu’avait de ridicule le motif de sa visite et il fut le plus sot des jeunes gens en présence de la plus simple des jeunes filles.

Après quelques mots insignifiants sur le blanchissage de ses manchettes, il sortit assez piteusement.

Deux semaines après, les amis d’Urbain commençaient à remarquer un changement notable dans ses habitudes. Il ne fréquentait plus le cabaret, ne jouait plus, rentrait chez lui avant minuit, et, chose inouïe parmi eux, se rendait régulièrement à l’église tous les matins.

Tout cela était l’ouvrage de la pensionnaire de la mère Sauvageau qui n’était autre qu’Yvonne Kernouët venant de terminer ses études aux Ursulines de Québec. Son père était alors en course dans les pays de l’ouest pour y faire la traite des pelleteries. Avant son départ, il avait été entendu avec la mère Sauvageau — une payse — qu’elle prendrait la jeune fille sous ses soins à sa sortie du couvent jusqu’à son retour, le père Kernouët ne voulant confier à personne la tâche de ramener Yvonne à la ferme de Lachine.

Ajoutons que la mère Sauvageau n’était pas la première venue pour Kernouët, attendu que les deux familles venaient du même village en Bretagne et étaient, passées au Canada sur le même vaisseau.

Un grand changement s’était opéré dans la conduite d’Urbain, changement dû à l’influence d’Yvonne, disions-nous tout à l’heure. Elle avait consenti à recevoir quelquefois le jeune homme, et le charme et l’innocence s’étaient trouvés plus habiles que les remontrances de la morale et les séductions du vice. Urbain admirait cette noble fierté qui avait déconcerté ses coupables projets. Dans les quelques visites chez sa jolie voisine, au lieu du rôle de triomphateur qu’il s’était fait d’avance, il était réduit à celui d’humble et respectueux soupirant. Pas un mot inconvenant, pus une parole d’amour ne sortait de sa bouche.

La jeune fille avait imposé des conditions rigoureuses s’il voulait fréquenter la maison, conditions fortement appuyées par la mère Sauvageau : n’aller plus au cabaret, que pour les repas, ne plus jouer, et ce qu’il y avait de plus difficile, rompre avec ces jeunes gens qui l’entraînaient à la débauche.

Mais on ne met pas impunément le pied dans la fange ou dans le vice : lorsqu’on l’en retire, il reste des taches que l’on n’efface pas dans un jour. Urbain, comme un cheval échappé, s’abandonnait de temps à autre à ses mauvais penchants, mais toujours en se cachant de cette jeune fille qu’il s’était pris à aimer sincèrement et qu’il redoutait comme sa conscience vivante et outragée.

Yvonne le sut et un jour, après un de ces funestes retours à ses habitudes d’autrefois, il se rendit à la demeure de la jeune fille et frappa à sa porte.

— Je n’y suis pas, répondit la jeune fille, qui voulait le punir.

— C’est donc moi qui y suis, dit Urbain en pressant le loquet et croyant entrer avec son dernier mot. Les portes ne se fermaient pas à la chute dans la bonne ville de Québec ; mais cette fois celle de la mère Sauvageau était cependant fermée à clef.

Urbain trouva la plaisanterie mauvaise. Pourtant cachant sa mauvaise humeur :

— Ouvrez-moi la porte, dit-il en fredonnant, pour l’amour de Dieu !

— Pas même pour l’amour de vous.

— Allons, finissons-en, reprit-il avec humeur.

— Encore une fois, répondit Yvonne, je n’y suis pas pour vous.

À ces mots, une pensée mauvaise, un soupçon injurieux passa dans l’esprit du jeune homme. Reprenant la phrase de la jeune fille, et oubliant toute réserve, il eût le malheur de répondre :

— Vous n’y êtes pas… seule !

Il achevait à peine que la porte s’ouvrait brusquement et qu’Yvonne apparaissait devant lui les joues colorées d’une vive rougeur, l’œil irrité, la lèvre frémissante. D’une main retenant la porte, de l’autre montrant à Urbain d’un geste plein de dignité l’intérieur solitaire et tranquille de l’appartement :

— Entrez, monsieur, lui dit-elle, entrez donc, je ne serai plus seule alors et vous n’aurez pas menti !

Le jeune homme restait sur le seuil, immobile, confus et séduit. Il sentait l’injustice de ses soupçons. Il aurait en ce moment donné tout pour détruire l’impression produite. Mais le coup était porté, il ne pouvait plus qu’essayer de guérir la blessure. Il y employa tout ce qu’il avait de persuasion, tout ce que le repentir, tout ce que son cœur lui inspira de tendresse, de témoignages et de protestations d’attachement.

Il fut si éloquent, que quand il se retira, reconduit par la mère Sauvageau et Yvonne, celle-ci était convaincue.

Rendu sur le seuil de la porte, le jeune homme se retournant :

— Yvonne, dit-il, ne voulez-vous pas compléter m’a conversion ? Allez-vous me laisser exposé de nouveau aux dangers de la vie, quand un seul mot de vous peut me donner le courage nécessaire pour devenir un honnête homme ? Si vous m’aimez, Yvonne, dites-le moi, et je vous jure de me créer un avenir qui sera digne de vous.

— Attendez le retour de mon père, répondit la jeune fille, je vous le dirai alors ce mot qui me sera aussi doux à prononcer qu’à vous de l’entendre !

— Oh ! soyez bénie, reprit le jeune homme, je sens que vous m’avez rendu meilleur !

Quelques jours après, Yvonne partait pour Montréal en compagnie de son père et d’Urbain qui avait reçu l’autorisation de les accompagner.

Après un séjour de trois semaines à Lachine, Urbain retourna à Québec, non sans avoir eu, avant son départ, une longue entrevue avec le père d’Yvonne.

— Revenez-nous un brave marin, lui avait dit celui-ci, car vous partez pour une campagne de deux années, n’est-ce pas ?

— Avec le capitaine d’Iberville.

— Je sais qu’il vous estime et que vous lui avez été chaudement recommandé. Votre avenir est donc entre bonnes mains.

Ceci se passait précisément la veille du massacre de Lachine que nous avons esquissé au commencement de cet humble récit.

On se rappelle les dernières paroles du vieux breton à Urbain en le quittant sur le rivage :

— Faites bien votre devoir, mon enfant, lui avait-il dit, si vous voulez gagner la main de mon Yvonne.

— Oui, faites bien votre devoir, Urbain, avait reprit la jeune fille, mais ne vous exposez pas trop, et veillez sur mon frère. Jusqu’à votre retour, je prierai la Sainte Vierge de vous avoir tous les deux en sa sainte et heureuse garde !

Le jeune homme était parti le cœur plein d’espérance. Mais, hélas ! dans la nuit même une catastrophe inouïe venait le séparer pour toujours peut-être de celle qu’il aimait.

Il faudrait plusieurs volumes pour raconter toutes les démarches, toutes les recherches d’Urbain et d’Olivier Kernouët pour retrouver les traces des captifs.

C’est en vain qu’ils furent de toutes les campagnes contre les Iroquois et les possessions anglaises, impossible de trouver le moindre indice, le renseignement le plus infime.

Le découragement gagna leur cœur et tous deux avaient perdu espoir depuis longtemps quand nous les avons rencontrés dans l’auberge de la mère Cartahut, rendez-vous des matelots finis et même des officiers des vaisseaux ancrés dans le port.