Les exploits d’Iberville/18

La bibliothèque libre.
C. Darveau (p. 154-167).

XVIII

D’anciennes connaissances.


Un aventurier, du nom de Henry Hudson, avait exploré en 1609, pour le compte des Hollandais, tout le pays arrosé par la rivière qui porte son nom et sur les bords de laquelle sont bâtis Albany et New-York, la plus grande ville de l’Amérique et certainement l’une des plus commerçantes de l’univers.

Dès 1614, la Hollande y envoya des colons. Quelques années après, les Suédois venaient s’établir dans une contrée plus au sud, aujourd’hui la Pennsylvanie.[1]

Ces deux nations restèrent en paix avec les Anglais jusque vers 1654. Leurs établissements commençant alors à se toucher, les difficultés ne tardèrent pas à naître. Les Anglais qui convoitaient depuis longtemps la Nouvelle-Hollande, trouvèrent un prétexte, en 1664, pour y envoyer des commissaires et des troupes, et ils s’emparèrent de la province sans coup férir, car les colons hollandais tirèrent à peine l’épée pour se défendre. Plus amoureux de leur bien-être que sensibles à l’honneur national, ils acceptèrent volontiers un état de choses qui leur permettait du moins de commercer en paix.

L’Angleterre acquit donc à peu de frais une belle province, qu’elle nomma Nouvelle-York, et en échange de laquelle elle céda à la Hollande la plantation de Surinam dans la Guyane.

C’est ainsi que l’Angleterre devint notre voisine dans la vallée du Saint-Laurent, mauvaise voisine, avec laquelle nos pères eurent à lutter sans cesse jusqu’à la cession, lutte gigantesque, lutte glorieuse dans notre défaite ; car si nous eussions eu à combattre un ennemi seulement double du nôtre, en dépit de l’abandon de la France, nous en serions sortis vainqueur.

La Providence ménageait une destinée plus glorieuse à cette poignée de 60,000 Canadiens qui resta au pays : celle de croître, de prospérer, de prendre une prépondérance qu’il n’est plus possible de nier, au milieu d’un peuple hostile, d’une mère marâtre, tout en conservant sa langue, ses lois, sa religion, ses mœurs et ses coutumes.

Spectacle à nul autre pareil et qui doit nous rendre bien fiers de porter le nom de canadiens-français.

Boston était alors le siège du gouvernement de la Nouvelle-Angleterre ; mais New-York en était le port le plus important.

Une grande bâtisse en pierre jaune de trois étages occupait alors à New-York un large espace, à peu près à l’endroit où se trouve aujourd’hui la jetée No 42 de la rivière Nord. Tout à côté se voyaient les entrepôts d’une riche compagnie d’armateurs — John Randolph Clark & Co — chez laquelle le père Kernoüet était entré en qualité de factotum, grâce à la haute protection de Lewis Glen.

À quelques pas plus loin, s’étendait une longue file de tavernes plus ou moins bien achalandées, que fréquentaient les nombreux marins du porc. C’est dans une de ces tavernes que nous transporterons le lecteur quelques mois après le départ d’Yvonne d’Albany.

Deux hommes aussi proprement que pauvrement vêtus, sont attablés dans un coin d’une longue salle enfumée, tandis que des matelots bruyants entourent un comptoir recouvert en étain, derrière lequel trône une grosse maritorne dont les poings seraient de force à assommer un bœuf.

Les deux hommes, insensibles au tapage qui règne autour d’eux, sont absorbés dans une conversation qui attire toute leur attention.

— Ainsi, tu espères réussir ? dit un de ces deux hommes en portant à ses lèvres une chope de bière.

— Non sans difficultés, je vous l’assure, père Kernouët. Seulement…

— Seulement ?

— Il nous faut trouver encore cent livres.

— Comment ! cent livres ? mais ne t’ai-je pas remis hier la somme nécessaire ?

— Elle n’est plus suffisante.

— Que me chantes-tu là ? Explique-toi.

— Vous savez que Tom Smüller demandait quatre cents livres pour sa pinasse. Eh bien ! au dernier moment un autre acheteur, paraît-il, a eu vent de la chose et est venu lui offrir cent livres de plus.

— Et sa parole ?

— Ah ! bien, oui, comptez-y, sur la parole de ces gens-là, et vous y perdrez votre temps.

— Mais où les trouver, les cent livres ?

— Nous avons encore la nuit et la journée pour nous pourvoir.

— Oui, mais si nous échouons ? Songe que tout est à recommencer, que M. Villedieu est prévenu, qu’il agira de son côté, qu’il nous est impossible de le prévenir et qu’il peut tout compromettre. La surveillance du port sera augmentée et adieu alors la délivrance. Nous pouvons gémir ici encore bien des années, y laisser nos os peut-être…

— Si nous prenions conseil de mademoiselle Yvonne ? Sans vous faire de peine, père Kernouët, elle a plus d’esprit dans son petit doigt que nous en avons dans nos deux jougeotes.

— Cette chère Yvonne ! reprit Kernouët d’une voix émue… Ah ! Pierre, il faut à tout prix quitter ce maudit pays, car il me la tuerait… Viens, il n’est que dix heures, l’enfant doit travailler en m’attendant.

Les deux hommes quittèrent la salle après avoir payé leur consommation, longèrent pendant quelque temps les quais et se dirigèrent vers une maison de modeste apparence, située dans un endroit isolé, à l’extrémité d’une longue rue fangeuse et noire.

C’est là que demeurait le père Kernouët avec sa fille depuis son arrivée à New-York.

Une faible lueur pénétrant à travers les persiennes apprirent aux visiteurs que la jeune fille n’était pas encore couchée. Kernouët introduisit une clef dans la serrure, ouvrit la porte et s’effaça pour laisser passer son compagnon.

— Est-ce vous, mon père ? fit une voix de l’intérieur.

— Oui, mon enfant ! répondit le vieillard. Apporte-nous de la lumière.

Un instant après, une seconde porte s’ouvrit et la jeune fille parut, tenant une lampe à la hauteur de sa tête.

— Ah ! bonsoir, monsieur Pierre ! dit-elle au compagnon de son père, sans paraître étonnée de sa présence à pareille heure. Enfin, venez-vous nous avertir que l’heure du départ est sonnée ?

— Vous en jugerez tout à l’heure, mademoiselle.

— Avant tout, fit le père Kernouët, sers-nous quelque chose pour nous désaltérer, et nous causerons ensuite.

Tandis que la jeune fille sert les deux hommes, nous allons donner, aussi brièvement que possible, l’explication du dialogue que nous avons entendu tout à l’heure dans l’auberge entre Kernoüet ét son compagnon, et pour cela il nous faut remonter au départ d’Yvonne d’Albany.

Ce n’est pas sans un véritable serrement de cœur que la jeune fille dit adieu pour toujours au toit qui l’avait abritée pendant plus de quatre années.

Jusqu’au jour où la mère de Lewis s’était aperçue des sentiments de son fils pour la jeune fille, celle-ci n’avait rencontré dans la famille Glen qu’un attachement réel et des témoignages d’affection. Ellen était pour Yvonne une jeune sœur auquel elle avait voué un tendre dévouement, et elle s’était plu à entourer sa bienfaitrice d’un soin filial.

Et il fallait à un moment d’avis quitter tout cela : les joies d’une véritable famille, un bien-être auquel elle s’était accoutumée pour courir après l’inconnu, la misère peut-être. Mais en face du devoir, la jeune fille n’avait pas hésité un instant.

En arrivant à New-York, Yvonne n’eût cependant pas de peine à retrouver son père, qui approuva en tous points sa conduite et la conduisit à l’hôtel, en attendant une installation plus sérieuse.

Quelques jours après, Kernouët obtint l’autorisation d’occuper une maison de son patron qu’il meubla du simple nécessaire.

C’est alors que la jeune fille se sentit bien isolée obligée de passer seule avec ses pensées et ses regrets de longues journées, tandis que son père était à l’ouvrage.

Le dimanche seul était un jour comparativement heureux. En compagnie de son père et de Pierre Dumas — un compatriote comme eux prisonnier des Anglais — Yvonne, après la lecture en famille des prières de l’église, allait faire de longues courses dans les campagnes environnantes. Après la veillée, on se séparait avec la promesse de se réunir de nouveau le dimanche suivant.

L’ennui gagnait cependant la jeune fille, dont les belles couleurs de santé disparaissaient, à la grande terreur de Kernouët.

— Mon père, lui dit-elle un jour, votre patron vous tient en haute estime, vous me l’avez dit souvent ?

— Pourquoi cette question ?

— Je vais m’expliquer. Au couvent, mon père, on vantait fort mon talent de brodeuse. Pourquoi ne solliciteriez-vous pas de votre patron une lettre de recommandation qui me permette de me présenter dans quelques familles opulentes de la ville, afin de me procurer de l’ouvrage ?

— Est-ce qu’il te manque quelque chose ? mon enfant. Trouves-tu que je ne subviens pas suffisamment à tes besoins ?

— Amplement, mon père. C’est un tout autre motif qui me guide en vous faisant cette prière. Je ne peux plus vivre de cette vie-là. Seule, inactive tout le jour, je sens l’ennui qui me gagne, et si vous ne venez pas à mon secours en m’accordant la faveur que je vous demande, je ne réponds plus de mon courage.

Le vieillard n’avait rien à refuser à sa fille. Du reste, il comprit la nécessité de lui fournir une distraction quelconque.

Grâce à la recommandation de M. Clark, Yvonne se procura facilement du travail et bientôt il n’y eut pas dans toute la ville une élégante qui ne voulût avoir des broderies confectionnées par la jeune french-woman. Ses profits ajoutés au salaire de son père amenèrent bientôt dans la maison une véritable aisance et le moyen même de faire des économies.

Un soir, Pierre Dumas arriva chez le père Kernouët avec un petit air mystérieux qu’on ne lui connaissait point.

— Votre père est-il ici ? demanda-t-il à la jeune fille.

— Il repose dans la salle, mais je vais l’éveiller.

— S’il vous plait, car j’ai une communication importante à lui faire.

— Qu’est-ce donc ? mon cher Pierre, dit le vieillard qui entrait en ce moment dans la salle.

— Tenez, monsieur Kernouët, dit Pierre Dumas en tendant un petit morceau de papier qu’il venait de retirer de sa poche.

— D’où vient ce papier ? reprit le vieillard après avoir lu.

— C’est toute une histoire que je vais vous conter, monsieur Kernouët :

« Vous savez que je suis garçon de peine sur le port. Ce soir, vers quatre heures, je passais près de la grande caserne qui sert de prison quand, tout-à-coup, tomba près de moi une petite pierre. Je regardai autour de moi d’où pouvait m’arriver ce horion. Personne dans un rayon éloigné.

« Instinctivement, je levai les yeux et j’aperçus, à une fenêtre du troisième étage, la tête d’un prisonnier qui me faisait des signes que je ne pus comprendre exactement, mais assez cependant pour que mon attention fut attirée sur l’objet qui était tombé à mes pieds. C’est alors que j’aperçus le léger papier que je viens de vous remettre. Quand je relevai les yeux, la tête avait disparu.

« Moi qui ne sais pas lire, vous comprenez avec quelle anxiété j’ai attendu le moment où il me serait permis de venir vous confier cette découverte. C’est un prisonnier français, il n’y a pas de doute, qui est détenu là et…

Lis, interrompit Kernouët en passant le papier à sa fille.

Yvonne prit le papier sur lequel était tracé en rouge, probablement avec du sang, les lignes suivantes qu’elle lut à haute voix :[2]

« Prisonnier à New-York. Enlevé à Pentagouet dans l’échange des prisonniers contre le droit des gens. Faire parvenir nouvelle au gouverneur du Canada. 22 soldats enlevés avec moi retenus à Boston. »

« Villedieu. »

— Oh ! ces Anglais ! toujours nobles, dans leurs procédés ! murmura le père d’Yvonne.

— N’y a-t-il pas moyen de venir en aide à ce malheureux ? demanda la jeune fille.

— Mes amis, reprit Kernouët, il est temps que je vous fasse part d’un projet que je muris depuis longtemps. Comme toi, Yvonne, comme toi, Pierre, je suis las de cette vie dans un pays dont je hais les habitants. Comme vous, il me faut en sortir, où je ne réponds plus de moi. Si je suis bien traité par mon patron, croyez-vous que je n’aie pas souvent à subir les insultes, les avanies d’une valetaille que je méprise et que j’aurais châtiée déjà si la crainte de te laisser seule, Yvonne, ne m’eût arrêté.

— Mon père ! dit la jeune fille en entourant de ses bras le cou du vieillard.

— Mes enfants, reprit-il en se dégageant de cette douce étreinte, il faut en finir avec cette vie-là, il faut en finir à tout prix. Si j’ai hésité si longtemps à prendre les mesures nécessaires, c’est la pensée seule de faire partager à Yvonne de nombreux dangers qui m’a retenu.

— Oh ! la mauvaise pensée ! Me croyez-vous lâche ? mon père, dit la jeune fille.

— Non, mon enfant, non, tu as fait tes preuves sous ce rapport et je n’ai jamais douté de ton courage. Du reste, mieux vaut la mort…

— Que de pourrir ici ! fit Pierre Dumas.

— Voici donc le projet que je veux vous soumettre, continua le vieillard : nous procurer une embarcation assez solide pour tenir la mer, et par un bon vent, une nuit noire, nous embarquer et quitter notre prison pour toujours. Pierre connaît les côtes et je ne suis pas un novice en fait de navigation. En longeant ces côtes, nous parviendrons à gagner quelque port du Canada où nous serons recueillis par un navire français.

Je ne me dissimule pas les dangers d’une telle navigation, les chances précaires du succès ; mais tout plutôt que de demeurer plus longtemps ici… Qu’en dites-vous, mes enfants ?

— J’en suis, père Kernouët. Seulement…

— Eh bien ! quoi ?

— Où la prendrons-nous, cette embarcation ? Nous faudra-t-il nous en emparer et brûler la politesse à son propriétaire ?…

— Non, certes. Grâce à Dieu, j’ai fait des épargnes depuis quelque temps, et, à l’heure qu’il est je puis disposer d’une somme de quatre cents livres, et il m’en reste pour les dépenses du voyage.

— Dame ! vous m’en direz tant.

— Est-ce compris ? Acceptez-vous mon projet ?

— De grand cœur.

— Mais, mon père, fit Yvonne, partirons-nous en laissant ce pauvre officier français derrière nous ?

— C’est bien mon intention de faire tout au monde pour le sauver, d’autant plus qu’il nous sera indispensable pour la manœuvre du bateau. C’est vers quatre heures, dis-tu ? Pierre, ? que tu as vu le prisonnier ?

— Qui, père Kernouët…

— Eh bien ! le prisonnier, M. Yilledieu, aura tout probablement raisonné ainsi : ou ma communication va tomber entre des mains amies, ou elle sera recueillie par des ennemis. Dans ce dernier cas, je m’en apercevrai au redoublement de surveillance qui s’exercera autour de moi : dans le premier cas, et s’il vient à la pensée de la personne qui a ramassé mon billet de venir à mon secours, cette personne se présentera de nouveau à la même heure sous ma fenêtre.

— C’est évident ! dirent ensemble Yvonne et Pierre.

— Donc, reprit le vieillard, tu te rendras demain à quatre heures sous la fenêtre du prisonnier. Tu dois être assez habile pour lui lancer un objet que nous allons te confier et qui contiendra les instructions nécessaires. Écris, Yvonne, le plus menu possible.

La jeune fille prit un morceau de papier, trempa sa plume dans l’encrier et écrivit d’une jolie petite écriture le billet suivant que son père lui dicta :

« Des compatriotes, prisonniers comme vous, mais libres dans la ville, s’intéressent à votre sort. Ce fil de soie vous servira à monter jusqu’à vous les objets que nous vous ferons passer ce soir. Vous avez trois jours pour scier les barreaux de votre fenêtre. Ce soir, à la nuit, laissez pendre le fil. »

— Maintenant, continua le vieillard, introduis ce billet dans un de ces pelotons de soie que je vois-là, dans ta corbeille à ouvrage, Yvonne, et passe le tout à Pierre. Compris, n’est-ce pas ?

— Parfaitement ! répondit celui-ci.

— Mes occupations m’empêchent de quitter dans le jour les entrepôts de mon patron, reprit Kernouët. Du reste, ce serait peut-être éveiller des soupçons. C’est donc toi, Pierre, qui achètera la barque dont nous avons besoin. Sera-ce difficile à trouver ?

— Pas impossible, du moins.

— Quand seras-tu prêt ?

— Je vous le dirai demain soir, après mon expédition à la caserne.

— Demain midi, tu passeras au magasin ; je te remettrai l’argent nécessaire et les outils pour M. Villedieu.

Quelques instants après, Pierre quitta la maison du père Kernouët. Yvonne pria longtemps, ce soir-là, et s’endormit le cœur plein d’espoir.

  1. Garneau
  2. Après la prise du fort Pemquid, d’Iberville conduisit à Pentagouet une partie de la garnison qu’il confia à la garde de Villedieu et envoya une dépêche à Boston pour traiter de l’échange des prisonniers. Voici en quels termes l’abbé Ferland raconte la négociation :

    « Une frégate fut envoyée de Boston pour traiter de l’échange des prisonniers laissés à Pentagouet. Mais, comme le commandant anglais se trouva le plus fort, il ne contenta point de réclamer ses compatriotes, il arrêta Villedieu, chargé de négocier avec lui, et vingt-deux soldats, laissés pour protéger le poste.

    « L’officier français fut conduit à Boston, et jeté dans une prison, où il eut beaucoup à souffrir ; il y était gardé si étroitement, qu’il ne pouvait communiquer avec personne du dehors.

    Cependant, malgré toutes les précautions de ses géoliers, il trouva le moyen d’informer de son emprisonnement le gouverneur du Canada par quelques lignes tracées avec son sang sur un petit morceau de papier. »