Les exploits d’Iberville/19

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C. Darveau (p. 167-175).

XIX

L’évasion


À midi, le lendemain, Pierre fut exact au rendez-vous. Il apprit au père Kernouët qu’il avait réussi dans ses démarches au-delà de ses espérances.

Un caboteur hollandais, moyennant la somme de quatre cents livres, avait consenti à se défaire d’une mauvaise pinasse[1] qui en valait à peu près la moitié. Il s’engageait en outre à la pourvoir d’une nouvelle cabine et de quelques instruments de marine.

À l’égard de M. Villedieu, les choses se passèrent ainsi que l’avait présumé le père Kernouët.

Pierre dut s’y prendre à plusieurs reprises pour lancer la balle dans la cellule du prisonnier, mais il y arriva toutefois sans que ses faits et gestes fussent remarqués des rares personnes qui fréquentaient le quai, large de quelques pieds à peine en cet endroit. Il n’existait heureusement de sentinelles que du côté de l’entrée principale de la prison, ce qui facilitait encore l’évasion.

Le même soir M. Villedieu, au moyen de son fil de soie, ayant reçu les outils nécessaires pour scier les barreaux de sa fenêtre, se mit immédiatement au travail, et le lendemain de nouvelles instructions lui apprirent que le départ était fixé à deux jours plus tard, dans la nuit, de se tenir prêt à lancer le fil au premier signal, deux coups de sifflet à un court intervalle l’un de l’autre.

Mais la veille du départ, au moment où Pierre se présentait pour prendre possession de la pinasse Tom Smüller, le propriétaire du bateau, alléché par la facilité en affaire de Pierre Dumas qui n’avait pas eu l’adresse de se faire prier un peu avant de donner quatre cents livres d’un mauvais bachot, Tom Smüller, disions-nous, retira sa parole sous le prétexte qu’on lui offrait cent livres de plus.

Où se les procurer, ces cent livres ? Comment faire face à cette nouvelle difficulté ? Telles étaient les questions que se posaient avec terreur le père Kernouët et Pierre Dumas.

C’est dans cette alternative qu’ils se décidèrent à prendre l’avis d’Yvonne, que l’on savait de bon conseil et de grande ressource.

En voyant l’air soucieux de son père, la jeune fille, inquiète, demanda :

— Qu’est-il donc survenu ?

— Il y a, mon enfant, que le propriétaire du bateau ne veut plus le céder pour quatre cents livres.

— Comment cela ?

— Il demande maintenant cinq cents livres.

— Mais il n’y a pas à hésiter, il me semble, il faut les lui donner.

— Tu en parles bien à ton aise. C’est à peine s’il me reste cinquante livres pour parer aux éventualités du voyage et….

— Attendez un instant ! interrompit la jeune fille en passant dans un autre appartement.

Elle reparut au bout de quelques minutes avec un coffret qu’elle plaça sur la table.

— Qu’est-ce que cela ? dit le vieillard étonné.

— Mes épargnes de jeune fille ! répondit Yvonne en souriant.

— Mais…

— Prenez, reprit Yvonne, prenez, il y a là cent cinquante livres que je destinais aux besoins les plus urgents si nous abordons sur une terre française. Mais l’important, c’est de partir d’abord…

— Je le disais bien, fit Pierre avec enthousiasme, que mademoiselle Yvonne a plus d’esprit et de ressources dans son petit doigt qu’il y en a dans nos deux têtes.

— Remercions Dieu ! mes enfants, dit le père Kernouët en joignant les mains. Ah ! je commence à croire que le ciel est pour nous et que nous réussirons.

— Comment ! si nous réussirons ! cria Pierre. Je le crois bien, que nous réussirons, puisqu’il nous donne un de ses anges pour nous guider !…

— Trêve ! ami Pierre ! trêve ! fit Yvonne en souriant.

— Maintenant, mes enfants, reprit Kernouët, arrêtons nos derniers préparatifs.

Demain, je suis malade, et si mon patron envoie aux nouvelles, on me trouvera au lit. Après demain, on ne s’inquiétera en aucune façon de mon absence, ce qui nous donne au moins vingt-quatre heures avant d’éveiller les soupçons. Nous serons alors sinon hors de danger, du moins à une distance assez considérable pour qu’on ne s’avise pas de nous donner la chasse.

Pierre, tu passeras demain matin aux entrepôts pour prévenir mon patron de ma prétendue maladie, et tu iras ensuite prendre possession de la pinasse et y transporter le reste des provisions. Quel prétexte as-tu donné pour justifier cette acquisition ?

— Que je voulais faire le cabotage entre New-York et Albany.

— Parfait. Vers dix heures du soir, rendez-vous ici… Où se trouvera la pinasse ?

— Mouillée à une lieue de la ville pour ne pas éveiller les soupçons. Je mettrai un fanal rouge à la proue. Une légère embarcation sera attachée immédiatement sous la fenêtre de M. Villedieu. En moins de trente minutes, nous pourrons atteindre la pinasse.

— Bien. Maintenant, séparons-nous.

Pierre quitta la maison, la lumière s’éteignit ; mais Kernouët et sa fille, on le comprendra facilement, ne purent trouver le sommeil cette nuit-là.

Il plut le lendemain toute la journée, et vers le soir s’éleva un assez fort vent de l’ouest, ce qui ne pouvait qu’aider au projet de nos fugitifs.

Vers quatre heures de l’après-midi, Pierre, en revenant de mouiller la pinasse à l’endroit convenu passa en chaloupe sous la fenêtre de M. Villedieu. Il aperçut la figure anxieuse de celui-ci qui lui fit comprendre par signes que ses préparatifs étaient faits. Pierre montra la barque et porta ses mains au-dessus de sa tête, les doigts écartés. M. Villedieu par un mouvement de la tête de bas en haut fit entendre qu’il avait compris.

Bien avant dix heures, Dumas était au rendez-vous. Il trouva la jeune fille un peu pâle, un peu nerveuse, mais dans des dispositions nullement de nature à faire redouter quelque faiblesse au moment suprême.

Yvonne avait mis un juste-au-corps très-serré à la taille, une jupe très-courte et avait emprisonné ses jambes dans des guêtres en toile imperméable et coiffé sa tête d’une espèce de toque en velours noir.

Elle était gentille à croquer dans cette toilette hétéroclite.

Le père Kernouët avait revêtu son grand costume de coureur des bois : blouse ou tunique de chasse en peau de daim, guêtres et mocassins de même matière, bonnet de fourrure, baudriers se croisant sur sa poitrine, à l’un desquels pend le sac de balles, à l’autre la corne à poudre. Sa ceinture supporte deux pistolets et un long couteau de chasse. Un fusil est déposé dans un coin de la salle auprès de deux énormes porte-manteaux qui renferment toute la fortune de la famille Kernouët.

Pierre est en costume complet de marin du port : caban de toile goudronnée, large chapeau de la même étoffe. Il est armé comme son compagnon.

— As-tu l’échelle ? dit celui-ci en s’adressant à Pierre.

— Et une bonne, encore, fabriquée par moi avec du bon merlin.

— Eh bien ! il est temps, partons. Va d’abord inspecter les environs et constater qu’il n’y a rien d’insolite.

Pierre revint après une absence d’une dizaine de minutes.

— Pas un chat, dit-il, il fait noir comme dans un four.

— N’aurons-nous pas de la difficulté à nous guider ?

— N’ayez nulle crainte ; je suis capable de vous conduire à bon port.

Yvonne jeta sur ses épaules un long manteau et éteignit la lumière. Pierre prit les porte-manteaux et passa le premier suivi par Yvonne, puis le père Kernouët ferma la porte à clef qu’il mit dans sa poche et les trois fugitifs se dirigèrent vers le port.

— Comment nous orienter pour trouver exactement la fenêtre de M. Villedieu ? dit à voix basse le père Kernouët.

— Ne vous inquiétez pas ! répondit Pierre.

La silhouette de la sombre prison apparut bientôt.

Les fugitifs longèrent l’extrémité nord de la bâtisse pour atteindre le quai.

— Marchez tous les deux à mes côtés, le long de la muraille, dit Pierre à ses compagnons.

Kernouët et Yvonne se rangèrent sur la même ligne. Pierre fit glisser un long bâton dont il avait eu le soin de se munir, le long de la paroi du quai.

Tout à coup il se pencha, saisit une amarre, tira à lui et la silhouette d’une légère barque se dessina bientôt. Le son strident d’un sifflet se fit entendre dans l’obscurité, puis après un intervalle de quelques instants, le même son se répéta.

Pierre alors marcha tout droit à la muraille qu’il tâta pendant quelque temps.

— Apportez-moi le paquet qui est à vos pieds, dit-il au père Kernouët.

Celui-ci s’empressa d’obéir.

— Développez, c’est l’échelle ! reprit-il.

Il attacha solidement l’extrémité de celle-ci avec le fil de soie, et par une légère pression avertit M. Villedieu qu’il pouvait tirer à lui.

Quelques instants après, Pierre lança un énergique juron.

— Qu’y a-t-il ? demanda le père Kernouët avec inquiétude…

— Il y a, malédiction ! que le fil s’est rompu…

— Qu’allons nous faire ?

— Attendre ! peut-être reste-t-il encore assez de soie pour recommencer l’opération.

Effectivement, Pierre entendit peu après le son d’un morceau de fer battant la muraille.

— Ah ! cette fois, dit-il à voix basse, il a eu le bon esprit de doubler le fil et d’attacher au bout la lime que vous lui avez envoyée.

L’échelle se déroula dans toute sa longueur et monta sans accident. Les trois fugitifs attendirent environ une dizaine de minutes dans une anxiété qu’il serait difficile de décrire. Pierre sentant s’agiter l’échelle la fixa de ses deux mains et bientôt il distingua une masse noire qui se dessinait le long du mur.

Un instant après, M. Villedieu touchait le sol.

— Comment jamais acquitter ma dette de reconnaissance ? murmura-t-il.

— En ne soufflant pas mot que nous soyons en sûreté, répliqua Pierre.

Le père Kernouët descendit le premier dans la barque et reçut Yvonne dans ses bras, puis vint M. Villedieu, ensuite Pierre.

Poussée par quatre bras vigoureux, la légère embarcation fila bientôt sur l’eau comme une flèche, se dirigeant vers une lumière rouge qui brillait dans la nuit à l’entrée de la baie.

Moins d’une heure après, par un bon vent, la pinasse tournait son arrière à la ville et s’élançait vers la mer.

  1. Sorte de bateau plat dont on se servait pour transporter de lourdes charges, allant à voiles et à rames.