Aller au contenu

Les fantômes blancs/02

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 5-7).

PREMIÈRE PARTIE
EN EUROPE.


CHAPITRE PREMIER
LA CATASTROPHE.


Plusieurs années avant l’époque où commence ce récit, vivait à Dublin, en Irlande, un riche négociant que tout le monde estimait pour sa probité et sa droiture en affaires.

Ce négociant se nommait M. David O’Reilly.

Il avait un frère possesseur d’une importante maison de banque à Londres, en Angleterre. Tous deux avaient un frère, issu d’un premier mariage de leur mère avec un baronnet anglais qui l’avait rendue la plus malheureuse des femmes.

Restée, veuve à 30 ans, elle déclara qu’elle irait habiter l’Irlande, ne voulant pas demeurer plus longtemps dans un pays que son mari et les parents de celui-ci lui avait rendu odieux.

Comme elle possédait une fortune indépendante, on la laissa faire, mais on garda son fils, un enfant de 10 ans, que son grand-père paternel, M. Murray, voulait faire l’héritier de son immense fortune.

Sachant que l’on donnerait à son fils l’affection qu’on lui avait refusée, à elle, la jeune femme partit. À Dublin, elle rencontra une amie d’enfance qui la reçut dans sa maison et la présenta dans la haute société de la ville.

Mme Murray était belle, intelligente et riche, elle fit sensation dans le monde, et bientôt les demandes en mariage affluèrent ; mais la jeune veuve avait fait son choix. Un frère de son amie, un armateur très en vue, M. Patrick O’Reilly, était l’heureux élu, et l’on attendait plus que la fin de l’instruction religieuse, (car Mme Murray voulait se faire catholique), pour célébrer le mariage.

Cette union fut très heureuse, deux enfants vinrent ajouter au bonheur des époux, mais le souvenir de l’enfant laissé en Angleterre restait, comme un remords au fond du cœur de la mère. Lorsqu’elle embrassait ses enfants, elle pensait à l’autre, dont elle n’avait pas de nouvelles, et qui, sans doute, l’avait oubliée.

Mais Dieu réservait à cette mère éprouvée une grande consolation. Un soir, un étranger vint demander Mme O’Reilly. Il vint à elle, les bras tendus en l’appelant ma mère ! Interdite au premier abord, elle comprit enfin que c’était son fils, son Arold.

C’était un robuste garçon aux allures brusques, mais dont les yeux d’une douceur presque féminine corrigeaient le pli hautain de la bouche et la sévérité du front couronné de cheveux fauves.

Il passa plusieurs jours à Dublin, caressa ses petits frères, ses futurs héritiers, disait-il, puis il retourna en Angleterre où l’appelait la gérance de ses propriétés ; mais depuis ce jour, les relations continuèrent entre la mère et le fils, toujours plus affectueuses à mesure que les années s’écoulaient.

N’ayant aucun goût pour le mariage, Arold Murray s’occupa de la fortune de ses frères. À la mort de sa mère, il sollicita la permission d’amener James, l’aîné des jeunes O’Reilly, à Londres où il venait de fonder une maison de banque. Son beau-père, miné par le chagrin que lui causait la perte de sa femme, et qui savait que ses jours étaient comptés, fut tout heureux d’accéder à ce désir, sachant quel protecteur sérieux et sûr, serait pour ses fils ce frère si aimant et si tendre qui n’avait qu’une ambition : le bonheur des deux jeunes gens.

M. O’Reilly s’éteignit quelques mois plus tard en recommandant à ses fils de rester fidèles aux lois de la religion et de l’honneur, qui avaient été les guides de sa vie d’honnête homme et de fervent chrétien.

Les années passèrent James O’Reilly s’était marié avec une Anglaise et menait grand train à Londres, en dépit des objurgations de M. Murray, qui voyait avec chagrin son frère courir à la ruine certaine. Mais le banquier, entraîné par sa femme, sa fille — deux coquettes — et un soi-disant chevalier français, de leurs amis, n’écoutait pas les conseils de son frère.

David avait épousé une Française, la sœur de M. Jordan, riche armateur du Havre, et s’était fixé à Dublin dans la maison de son père, l’un des postes les plus importants de la ville.

Deux enfants, un garçon et une fille, étaient nés de cette union heureuse. Les affaires prenaient chaque jour plus d’extension, et M. O’Reilly voyait avec joie approcher le moment où il pourrait se décharger du souci des affaires pour se consacrer à l’éducation de ses enfants, lorsqu’une sinistre nouvelle circula dans la ville. La maison O’Reilly de Londres était en faillite.

D’abord, le négociant ne voulut pas ajouter foi à ce racontar ; mais bientôt un messager vint confirmer la nouvelle en ajoutant que l’infortuné banquier avait succombé à une attaque d’apoplexie en apprenant le désastre et que l’on craignait beaucoup pour les jours de sa femme.

M. O’Reilly se mit en route immédiatement, mais la mort avait marché plus vite que lui, sa belle-sœur était morte lorsqu’il arriva à Londres. M. Arold Murray était là, lui aussi, près de sa nièce, Ellen, l’unique enfant de l’infortuné banquier.

Ellen avait 18 ans ; elle était belle, mais sa beauté avait quelque chose d’étrange, de troublant même. Cette superbe créature semblait une énigme vivante.

— Cette pauvre Ellen doit être très affectée, dit M. O’Reilly, après avoir serré la main de son frère. Quel affreux malheur, mon cher Arold !

— Oui, bien affreux ; mais ce n’est pas la perte de ses parents qui afflige le plus notre nièce.

M. O’Reilly regarda son frère d’un air étonné.

— Tu ne la connais pas, mon bon David, cette enfant, gâtée par l’éducation mondaine qu’elle a reçue et par l’influence néfaste d’un aventurier qui avait su capter la confiance de ce pauvre James ; elle ne rêve que grandeurs et succès mondains. N’était-il pas question d’un mariage entre elle et un brillant personnage, qui a réussi à se faire passer pour le dernier descendant d’une noble famille française ; ce soi-disant chevalier de Laverdie, que je soupçonne, moi, d’être un bandit de la pire espèce…

— Et tu crois qu’Ellen aime cet homme ?

Un sourire étrange plissa les lèvres de M. Murray.

— Oh ! l’amour, mon cher, crois-tu qu’il existe chez ces femmes gâtées par le contact du monde ? Sa mère était une imprudente qui n’a pas craint de lancer sa fille dans le tourbillon des plaisirs dès l’âge de 14 ans.

— Son instruction est-elle terminée ?

— Oui, grâce à son talent, et surtout à la fermeté de son institutrice française qui avait pris sur elle un certain ascendant, elle est assez savante. Mais je me demande ce que nous allons en faire ; je ne puis songer à la garder chez moi, la maison, d’un célibataire lui paraîtrait trop monotone, et la société de son cousin le colonel Murray, qui habite avec moi, ne saurait la distraire et remplacer ses plaisirs passés.

— Je vais lui proposer de l’amener avec moi en Irlande, dit M. O’Reilly. La société que nous voyons est très distinguée ; elle pourra s’y créer des relations utiles, car j’ai bien peur que l’état de ma fortune ne me permette pas de lui assurer une position indépendante.

— Nous allons régler les affaires de son père, peut-être me restera-t-il assez pour lui faire une pension. Allons la voir, maintenant.

Ils trouvèrent Ellen dans le salon, en compagnie de son institutrice. Nonchalamment étendue sur un divan, elle les accueillit avec froideur.

M. O’Reilly, que les grands airs de sa nièce n’intimidaient pas, vint mettre un baiser sur son front.

— Je viens vous chercher, ma chère petite, dit-il. Un éclair de joie brilla dans les sombres prunelles de la jeune fille.

Oh ! mon oncle, que vous êtes bon, dit-elle. Oui, partir… Quitter cette ville où j’ai brillé au premier rang, où m’attendait un riche mariage, ajouta-t-elle avec un regard de reproche à l’adresse de M. Murray. M’en aller bien loin d’ici, afin que ceux qui m’enviaient ne voient pas ma misère… Oh ! partons… partons tout de suite.

— C’est impossible, mon enfant, il nous faut régler les affaires de votre père afin que l’honneur, au moins, reste sauf.

— Le chevalier de Laverdie, l’homme de confiance et l’associé de mon père, est là pour tout mettre en ordre, dit Ellen avec hauteur.

M. Murray haussa les épaules.

— Votre homme de confiance, répondit-il, est parti, armes et bagages, il y a trois jours, pour une destination inconnue. Mais je ne crois pas qu’il soit parti les mains vides, acheva-t-il entre ses dents.

Ellen sursauta.

— Le chevalier est un honnête homme, dit-elle avec force. Qu’avez-vous à lui reprocher ?

M. Murray se mit à rire.

— Moi, ma chère ? mais rien du tout ; seulement, vous, qui avez vécu pendant trois ans en contact journalier avec ce phénix des honnêtes gens, pourriez-vous jurer que vous ne connaissez rien de son passé ?

Une rougeur brûlante envahit le visage de la jeune fille ; elle lança à son oncle un regard noir, mais elle resta muette.

Les deux hommes la quittèrent. Alors Mlle Leroy, l’institutrice, se rapprocha de son élève.

— Ma chère Ellen, dit-elle avec douceur, ne prenez pas cet air maussade avec votre oncle Murray ; il est très bon sous son air sévère. Songez qu’une grande partie de sa fortune va servir à payer les dettes de votre père. Pourquoi lui tenir rigueur ?

— Je le déteste ; sans lui, je serais aujourd’hui la femme de Laverdie, et je pourrais encore briller dans le monde

Mlle Leroy la considéra avec tristesse : elle la savait égoïste et frivole, mais elle avait toujours espérer qu’un jour ou l’autre le cœur se manifesterait chez cette nature avide seulement des jouissances du luxe. Elle voulut l’éprouver jusqu’au bout.

— Alors, ma chère Ellen, vous aimiez cet homme. Un sourire intraduisible passa sur les lèvres de la jeune fille.

— L’aimer ! dit-elle, vous ne pensez pas ce que vous dites, ma bonne. J’aimais sa richesse, sa position qu’il m’eût donnée dans le monde, mais lui, vous n’y pensez pas, continua-t-elle avec un peu de dépit, il ne tenait pas beaucoup à ce mariage puisqu’il est parti sans un mot d’adieu.

— Allez-vous accepter la proposition de votre oncle ?

— Oh ! oui, je n’ai qu’un désir : fuir au plus tôt cette ville qui m’a vue triomphante et enviée, m’en aller bien loin cacher ma misère et ma honte.

— Votre oncle est très bon, sa famille doit lui ressembler.

— Oui, parlons-en de sa famille : un écolier de 15 ans et une petite fille de 6, et ma tante d’une santé très faible, ce doit être gai dans cette maison ; mais n’importe, tout vaut mieux encore que le séjour de Londres après la ruine.

— Pauvre enfant ! murmura Mlle Leroy pour elle seule. Que va-t-elle devenir ? J’ai peur pour la tranquillité des siens et pour son âme. Mon Dieu, ayez pitié de cette enfant que j’aurais voulue toute à vous et que le monde m’a prise. Protégez-la, mon Dieu !

Quelques jours suffirent pour régler les affaires de la maison de banque. La ruine était complète, mais grâce à la générosité des deux frères, qui sacrifièrent la moitié de leur fortune en outre des pertes subies dans cette faillite, l’honneur fut sauvé.

— Ta fortune est trop amoindrie pour te charger seul de notre nièce, mon cher David, dit M. Murray ; je n’ai que moi à penser et j’ai certaines spéculations en vue qui rétabliront l’équilibre dans mes affaires. Laisse-moi payer une pension à Ellen, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé une position du moins, car je n’entends pas qu’elle reste inactive.

— Soit, j’accepte, mon bon Arold, répondit M. O’Reilly, mais il vaut mieux qu’elle ignore cette générosité de ta part ; je placerai cet argent, si je puis m’en dispenser pour son entretien, cela lui constituera plus tard une petite dot.

— Bien pensé, mon ami, Ellen est orgueilleuse, elle ne voudra pas être à ta charge, alors elle cherchera dans le travail une indépendance relative.

— Allons la rejoindre et hâter les préparatifs, dit M. O’Reilly, j’ai hâte de me retrouver chez moi.

Deux jours plus tard. Ellen faisait ses adieux à M. Murray et à l’institutrice et prenait la route de Dublin.

Mlle Leroy retournait en France, et M. Murray dans sa ville de province où il allait essayer de reconstruire sa fortune.