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Les fantômes blancs/05

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 11-12).

CHAPITRE IV
LE COMMENCEMENT D’UNE HAINE.


La vie reprit son cours habituel dans la maison de M. Jordan. Mme Merville venait tous les jours, et une grande intimité s’établit bientôt entre Lilian et Odette. Sous la surveillance de Maggy, les deux fillettes s’amusaient à toutes sortes de jeux, faisaient même de longues promenades dans les environs de la ville lorsque le temps le permettait. Paul était retourné au collège.

Ellen ayant manifesté le désir de travailler, Mme Jordan lui proposa de se charger de l’éducation des filles de Mme Merville.

— La santé chancelante de mon amie a retardé les études de Marguerite, dit Mme Jordan ; elle pourrait finir son cours avec vous et vous aider pour l’éducation des petites. Vos services seraient très bien rémunérés et nous resterions en famille, conclut l’excellente femme avec un sourire.

Un éclair de joie brilla dans les yeux d’Ellen.

— J’accepte votre proposition avec plaisir, madame, et j’espère que l’on sera content de moi.

Les leçons commencèrent le lendemain et se continuèrent jusqu’aux vacances, à la satisfaction de tous.

Mme Merville put se reposer et sa santé parut se raffermir. Puis vint le temps des vacances.

Paul Merville arriva le premier avec son père qui avait passé tout l’hiver en Italie sous prétexte d’affaires. En réalité, il s’amusait fort bien loin de sa famille et surtout de sa femme dont la pâle figure et les yeux souvent rougis semblaient le suivre comme un reproche vivant.

La splendide beauté d’Ellen parut faire une grande impression sur l’esprit du vieux viveur ; il l’accabla de compliments qu’elle reçut avec sa froideur ordinaire.

M. Murray et son neveu arrivèrent huit jours plus tard.

On s’imagine la joie de Lilian : elle sauta au cou des arrivants.

— On s’est donc ennuyée, petite sœur, dit Harry en lui rendant ses caresses, et, pourtant, tu es ici en belle compagnie, chère Lily ?

— Oh ! oui, dit l’enfant avec ferveur, tout le monde me gâte et j’ai de gentilles petites sœurs ; mais tu me manquais tant, Harry, et puis Paul non plus n’était pas là, ajouta-t-elle avec un signe amical au jeune Merville.

Les deux jeunes gens se serrèrent la main.

— C’est un triomphateur que je vous amène, dit M. Murray, après les compliments d’usage. Ce garçon-là a décroché tous les premiers prix de sa classe… Et le bon oncle paraissait radieux.

Une grande intimité s’établit bientôt entre Harry et les enfants de Mme Merville, au grand déplaisir d’Ellen, dont cette liaison dérangeait les projets d’avenir.

L’année suivante, Harry revint pour les vacances ; cette fois, il était seul : M. Murray, retenu par des affaires, ne devait venir que plus tard. Ellen, que la présence de son oncle intimidait un peu, profita de son absence pour essayer de capter la confiance de son cousin et se faire aimer de lui ; mais toutes ses prévenances et ses minauderies furent inutiles : Harry la connaissait trop, et puis, à côté de cette coquette et ambitieuse créature qu’était Mlle O’Reilly, la douceur et les qualités solides de Marguerite Merville avaient fait une grande impression sur l’esprit du jeune homme. Une parole de son oncle lui était restée en mémoire :

— Cette jeune fille est charmante. C’est la jeune femme que je souhaiterais pour toi, lorsque tu seras en âge de t’établir.

Aussi, malgré les regards irrités d’Ellen, Harry était-il devenu l’ami inséparable de Paul, et c’était des excursions en barque, de longues promenades en voiture auxquelles Marguerite prenait part lorsque la santé de sa mère lui permettait de la quitter. Les fillettes s’amusaient beaucoup de ces promenades et parvenaient souvent à entraîner Ellen, surtout lorsque M. Merville les accompagnait.

La rouée créature avait lu dans les yeux de cet homme une telle soumission et un tel désir de lui plaire qu’elle comptait s’en faire un allié, afin d’empêcher Harry d’épouser Marguerite. Comment s’y prendrait-elle ? Elle l’ignorait encore. Elle comptait sur les circonstances.

Mlle O’Reilly n’aimait pas son cousin, mais, sachant qu’il était l’héritier de son oncle, elle ne voyait que ce moyen pour reprendre dans le monde la situation brillante d’autrefois.

M. Murray arriva vers la mi-août, tout heureux de se retrouver en famille, car chacun lui fit fête ; même Mme Merville qui, malgré sa faiblesse, abandonna sa chaise longue pour venir lui souhaiter la bienvenue.

M. Murray s’inclina sur la main diaphane qui se tendait vers lui, et tout bas, murmura :

— Courage !

Mme Merville eut un pâle sourire.

— Ce n’est pas le courage qui manque, dit-elle sur le même ton, c’est la vie qui ne veut plus de moi.

M. Murray la regarda : sa pâleur était si grande qu’il eut peur de la voir défaillir ; il la souleva dans ses bras et la plaça dans un fauteuil.

— Reposez-vous, dit-il, ce n’est qu’un moment de faiblesse qui sera vite dissipé. Allons, venez ici vous autres, les jeunes, j’ai apporté quelques cadeaux. Qui vient la première ?

Lilian vint s’appuyer aux genoux de son oncle, tandis qu’Odette hésitait à s’avancer.

— Voyons, Odette, dépêche-toi, dit le bon oncle qui riait en voyant l’hésitation de la fillette et l’impatience qui se lisait dans les yeux de Lily. Maintenant, allez faire ouvrir ces petites boîtes par Marguerite.

La jeune fille pressa le ressort et deux colliers de perles blanches montés en or apparurent sur la soie bleue des écrins.

— Oh ! qu’ils sont jolis, et que vous êtes bon ! s’écrièrent les deux fillettes en venant se jeter au cou de M. Murray.

— À la bonne heure ! s’écria celui-ci, voilà ce qui s’appelle de la reconnaissance. Je suis certain que ces demoiselles n’en feraient pas autant, ajouta-t-il avec un regard malicieux à l’adresse d’Ellen et de Marguerite.

— Vrai ! Alors, approchez… J’ouvre les « petites boîtes » moi-même. Que dis-tu de ce bracelet, Marguerite ?

Et M. Murray tendait à la jeune fille un mince cercle d’or dont une mignonne marguerite ornait le fermoir. Mlle Merville tendit son front :

— Merci, oh ! merci ! dit-elle tout bas.

— Voici pour toi, princesse Ellen, dit alors le bon oncle en présentant à sa nièce un cercle d’or semblable à celui de Marguerite, mais dont le fermoir était une tête de serpent dont deux fines émeraudes formaient les yeux.

Était-ce une malice de M. Murray ? Peut-être avait-il été séduit par le fin travail du bijou ? Nul ne le sut jamais, mais un éclair de colère passa dans les yeux de Mlle O’Reilly et un froid « Merci, mon oncle » tomba de ses lèvres pincées.

Paul poussa Harry du coude.

— Je crois qu’elle a saisi l’épigramme, dit-il tout bas.

Le jeune O’Reilly mit un doigt sur ses lèvres.

— Chut !… dit-il.

M. Murray s’était tourné vers Mmes Jordan et Merville qui le regardait d’un air amusé, et leur tendit, à chacune, un étui en maroquin contenant un chapelet aux grains de topaze encerclés d’argent.

— Vous prierez pour moi, mesdames, dit-il, et pas de remerciements, mon cadeau est intéressé…

Tout le monde se mit à rire, y compris Mme Merville, heureuse de la joie de ses enfants.

Les jours qui suivirent passèrent trop rapidement au gré de nos jeunes amis. Un mieux s’étant manifesté dans l’état de Mme Merville, Marguerite put prendre part aux amusements que M. Murray organisaient, au grand déplaisir d’Ellen qui constatait, avec rage, l’intimité toujours croissante de son cousin et de Marguerite et les égards de M. Murray pour cette dernière. Jusqu’à présent, Mlle O’Reilly s’était montré très froide devant les attentions de M. Merville, mais elle parut s’humaniser tout à coup, ce qui n’échappa point à l’œil perspicace de M. Murray qui avait jugé tout de suite combien cet homme pouvait aller loin sous l’influence perverse d’une créature comme Ellen.

Il s’en ouvrit à M. Jordan qui lui promit de faire bonne garde.

— J’aime ces enfants à l’égal de Lily et Harry dit-il en serrant la main de M. Murray au moment des adieux, partez sans inquiétude, je surveillerai votre nièce.

Mme Merville serra bien fort la main de M. Murray.

— Je ne vous reverrai plus, dit-elle.

Une larme vint aux yeux du brave homme.

— Dieu est bon ! dit-il, et il s’élança dehors pour que l’on ne vit pas son trouble.

Mme Merville eut la force de sourire en embrassant Paul et Harry ; elle ne voulait pas leur enlever leur courage.

— En voiture ! cria M. Jordan qui voulait abréger cette scène pénible.

Un dernier baiser, une dernière poignée de main, et la voiture s’éloigna pour disparaître bientôt au tournant de la rue.