Les fantômes blancs/06

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Éditions Édouard Garand (p. 12-13).

CHAPITRE V
UNE RENCONTRE.


Les jeunes filles reprirent leurs études. Ellen semblait s’être transformée : elle recherchait la société de Marguerite et traitait la fillette avec plus de douceur. Un soir, elle proposa à Mlle Merville de l’accompagner à la promenade.

— Nous irons jusqu’à l’église, dit-elle, et nous reviendrons par un autre chemin.

C’était une de ces belles soirées d’automne où la lune semble briller d’un éclat plus pur dans le bleu profond du ciel, où les étoiles mettaient des points d’or sur la mer immense qui s’étendait à perte de vue. Une légère brise soufflait du large faisant balancer les bateaux amarrés aux quais et, plus loin, on distinguait la sombre silhouette des navires en voie de chargement ou de déchargement.

Les jeunes filles allaient atteindre l’église, lorsque le son d’une cloche qui sonnait l’angelus se fit entendre dans l’air sonore.

— Trop tard, dit Marguerite, l’église sera fermée, retournons…

— Prenons cette rue, répondit Ellen, il fait si beau, cela allongera notre promenade.

Elles s’engagèrent dans une rue transversale, mais à peine y eurent-elles fait quelques pas que le nom d’Ellen, prononcé tout près d’eux, vint les faire tressaillir.

Un homme était là qui s’inclinait avec une aisance un peu sarcastique.

— Je crois que Mademoiselle O’Reilly a oublié ses anciens amis, dit-il en s’avançant en pleine lumière.

— Le chevalier de Laverdie ! s’écria la jeune fille dont une rougeur ardente envahit la figure.

— Moi-même, ma chère, et je suis d’autant plus enchanté de cette rencontre qu’on vous disait enfermée dans un couvent. Quelle jolie nonne vous auriez faite, ajouta l’étranger avec un éclat de rire.

Mlle O’Reilly fronça le sourcil.

— Je vois que votre humeur n’a pas changé, dit-elle d’un ton sec, mais le moment est mal choisi pour donner cours à cette verve railleuse. Trêves de plaisanteries et répondez-moi : D’où venez-vous ?

— De Londres.

— Et nos amis de là-bas ?

Le chevalier la mit au courant de tout ce qui s’était passé depuis qu’elle avait quitté l’Angleterre.

Elle lui raconta sa situation actuelle et termina en l’invitant de venir la voir chez M. Merville.

— Je suis là depuis huit heures du matin jusqu’à quatre heures de l’après-midi, dit-elle, vous serez le bienvenu, n’est-ce pas, chère Marguerite ?

— Certainement, répondit la jeune fille un peu tremblante sous le regard perçant de l’inconnu.

— Je vais probablement demeurer quelques jours au Havre, dit celui-ci. Au revoir, Mesdemoiselles. Et il s’éloigna dans la direction du port.

Marguerite entraîna sa compagne.

— Cet homme me fait peur, dit-elle, rentrons vite.

Mlle O’Reilly se mit à rire.

— Quel enfantillage ! Le chevalier est un parfait gentilhomme. C’était l’ami intime de mon père, ce qui vous explique ses manières un peu familières avec moi.

— C’est égal, il a des yeux étranges, et je crois qu’il jouera un rôle fatal dans ma vie.

Le lendemain, dans l’avant-midi, le chevalier se présenta chez M. Merville.

Marguerite était seule au salon ; en apercevant Laverdie, elle eut un geste de recul, mais la vue d’Ellen qui entrait d’un autre côté la rassura et elle attendit.

— Ma présence vous contrarie, Mademoiselle ? demanda le chevalier qui avait surpris ce mouvement de retraite. Pardonnez-moi de me présenter si tôt, j’avais hâte de faire la connaissance de monsieur votre père, ajouta-t-il en s’inclinant avec une courtoisie ironique.

— Vous êtes le bienvenu, monsieur, répondit Mlle Merville d’un ton qui démentait ses paroles, veuillez Vous asseoir, je vais prévenir mon père de votre arrivée. Ellen referma avec soin la porte derrière elle et tendit la main à Laverdie.

— Tout est fini entre nous, dit-elle ; votre désertion au moment où je perdais tout, famille et fortune, m’a éclairée sur la valeur de cet amour que vous disiez éprouver pour moi, cependant nous resterons amis. J’ai besoin de vous, Gaétan, vous ne perdrez rien à me servir. Quand comptez-vous quitter le Havre ?

— La semaine prochaine.

— Et où allez-vous ?

— Au Canada, probablement.

— Diable ! c’est loin. Je voudrais avoir un entretien avec vous avant votre départ, et…

Elle n’eut pas le temps d’achever, M. Merville entrait.

— Monsieur, dit le chevalier, je suis un ami de Mlle O’Reilly et j’ai tenu à l’honneur de vous être présenté.

— Tout l’honneur est pour moi, monsieur, répondit aimablement M. Merville, comme ami de Mlle O’Reilly vous pouvez être assuré que ma maison vous sera toujours ouverte.

— Vous me comblez vraiment, dit Laverdie en tendant la main à son hôte qui la serra cordialement.

La conversation commença entre ces deux hommes si bien fait pour s’entendre. Le chevalier raconta à son auditeur attentif qu’il était le fils d’un gentilhomme français que des revers de fortune avait contraint à chercher refuge en Angleterre. Ne parvenant pas à refaire sa fortune dans ce pays, il s’était embarqué pour l’Amérique, laissant son fils à Londres.

— J’avais 15 ans à cette époque, continua Laverdie, M. O’Reilly me recueillit et me confia aux soins d’un vieux capitaine qui commandait l’un de ses navires. À cette rude école, je devins bientôt un habile marin. Aussi, lorsque le capitaine mourut, je fus désigné pour le remplacer. Depuis la catastrophe qui a coûté la vie à mon bienfaiteur, j’ai abandonné la marine pour me livrer au commerce ; c’est même dans ce but que j’étais venu au Havre, lorsqu’un hasard, que je bénis, m’a fait rencontrer Mlle Ellen.

Nanette vint annoncer que le dîner était servi.

Le chevalier voulut se retirer mais, sur les instances de M. Merville, il finit par accepter.

Marguerite pâlit en voyant entrer dans la salle à manger cet individu qui lui causait tant de frayeur et qui paraissait en de si bons termes avec son père. Il semblait à la jeune fille qu’un malheur planait sur sa tête, et que ce malheur viendrait de cet homme. Elle se rapprocha de sa mère et ce fut sans lever les yeux qu’elle répondit aux compliments empressés de Laverdie. Ellen triomphait ; un plan machiavélique se dressait déjà dans sa tête et Laverdie serait, pour elle, un allié qu’elle conduirait à sa guise.

Il s’agissait d’attendre le moment propice et de préparer les voies et de dissimuler.

Aussi, lorsque le chevalier lui annonça son départ, elle lui demanda brusquement :

— Quand reviendrez-vous ?

— Au printemps, probablement. Qu’attendiez-vous de moi, Ellen ?

— Beaucoup de choses ; mais j’ai décidé d’attendre votre retour. Partez, Gaétan, et bon voyage.