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Les fantômes blancs/07

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 13-15).

CHAPITRE VI
LA MORT D’UNE MARTYRE.


On était au mois de novembre, et la température humide et froide influait péniblement sur la santé de Mme Merville qui, sentant sa fin approcher, demanda à voir Paul.

— Je voudrais le voir encore une fois, dit-elle à Mme Jordan, sa confidente ordinaire, et si ce n’était pas trop demander, ajouta-t-elle avec un accent de prière, je voudrais voir aussi M. Murray et Harry…

C’était un bien long voyage dans une saison si rude, mais M. Jordan n’hésita pas, et des exprès furent envoyés aux deux jeunes gens.

— Pourvu que je puisse vivre jusqu’à leur arrivée, disait la pauvre malade qui sentait ses forces s’épuiser. Mais la Providence, dans ses décrets divins, en avait décidé autrement.

Un soir, Mme Merville fut prise d’une quinte de toux si forte que Marguerite, alarmée, envoya Nanette chercher Mme Jordan.

Lorsque celle-ci arriva l’accès était passé, mais la malade gisait là, si pâle que son amie se pencha sur elle avec anxiété. Mme Merville ouvrit les yeux.

— L’accès a été terrible, dit-elle, j’ai cru, un instant, que ma dernière heure était venue…

Elle ferma les yeux un moment et parut s’endormir, mais bientôt elle reprit d’une voix plus ferme :

— Ne pleure pas, Marguerite, et vous, ma bonne amie ne pleurez pas non plus. Le long martyre de ma vie est fini, et je partirais heureuse si je ne laissais ici-bas des êtres bien chers… Mais je vous les lègue, vous les protégerez j’en suis certaine, et cela adoucit mes derniers moments… Marguerite, il faut que tu me promettes de ne jamais abandonner Odette, tu sais comme elle est impressionnable et nerveuse, remplace-moi auprès d’elle…

Elle se tut pendant quelques minutes, puis murmura sans ouvrir les yeux :

— Je crois que je vais dormir, va te reposer mon enfant, Mme Jordan restera près de moi.

— Oui, dit tout bas la femme de l’armateur, va essayer de dormir, il faut te reposer et ménager tes forces, tu en auras besoin, pauvre petite, ajouta Mme Jordan en mettant un baiser sur le front de la jeune fille.

Marguerite se retira dans sa chambre et se jeta toute habillée sur son lit. Elle ne pouvait croire que la mort fut si près d’elle… Sa mère était encore jeune et Dieu était si bon. Quelle prière fervente monta du cœur de la jeune fille pour la chère malade qu’elle venait de quitter. Elle pria longtemps ; enfin, vaincue par la fatigue, elle s’endormit.

Elle dormait depuis une heure à peine lorsqu’un coup frappé à la porte vint la réveiller en sursaut.

— Venez vite, mademoiselle, madame est plus mal, dit Nanette toute en larmes.

La jeune file se précipita vers la chambre de sa mère et vint s’agenouiller près du lit. On venait d’administrer les derniers sacrements à la malade, et maintenant la voix du prêtre, récitant les prières des agonisants, résonnait seule dans le silence de la chambre, appelant la miséricorde divine sur cette âme qui allait quitter la terre.

M. et Mme Jordan étaient là ; Lilian et Odette, serrées dans les bras de Maggy, pleuraient silencieusement. M. Merville, parti en joyeuse compagnie pour une chasse dans la propriété de l’un de ses amis, n’était pas revenu.

Marguerite étreignit les pauvres mains diaphanes qui ne répondaient plus à ses caresses. C’était donc vrai, elle allait mourir cette créature d’élite… Elle s’en irait vers l’au-delà sans que le compagnon de sa vie, celui qui avait juré d’aimer et de protéger cette frêle créature, fut là pour lui adresser l’adieu suprême… Ah ! Marguerite le comprenait maintenant le long martyre de sa mère. Heureuse et aimée, elle eut vécu ; c’était l’indifférence et l’abandon de son mari qui l’avait conduite au tombeau.

Mme Merville ne devait pas recouvrer sa connaissance ; elle s’éteignit doucement vers quatre heures du matin, sans efforts et sans secousses, comme une lampe dont l’huile est entièrement consumé.

La bonne Maggy emporta Odette que les sanglots étouffaient, puis, aidée par Lily, elle la déshabilla et la coucha dans son lit où, vaincu par la fatigue et bercée par les douces paroles de sa petite amie, l’enfant ne tarda pas à s’endormir.

Lilian resta près d’elle.

Marguerite ne voulut pas quitter la chambre de sa mère. Pâle, avec des mouvements automatiques, elle aida Mme Jordan et Nanette dans les derniers soins à rendre à la chère morte, et lorsque celle-ci fut exposée dans le salon converti en chapelle ardente, la jeune fille se laissa choir sur un fauteuil.

Sa pâleur était si grande que Mme Jordan crut, un moment, qu’elle allait défaillir. Nanette lui apporta une tasse de café.

— Buvez, ma chère petite, dit Mme Jordan tout bas. Marguerite but docilement ; un peu de couleur revint à ses joues, mais elle refusa de suivre sa vieille amie.

— Ma place est ici, murmura-t-elle, et il y avait une telle prière dans les yeux de la jeune fille que Mme Jordan faisant signe à la servante de rester près d’elle sortit pour se rendre chez elle.

M. Merville rentra fort tard dans la journée ; il avait appris, par la rumeur publique, la triste nouvelle. À pas lents, il entra et vint s’agenouiller près de la couche funèbre. Quelles pensées s’agitaient dans la tête de cet homme ? Allait-il céder à un bon mouvement en s’approchant de sa fille avec de douces paroles ? Nul ne le sut jamais… Ellen entra et vint lui serrer la main avec des paroles de sympathie, puis elle embrassa Marguerite qui resta froide sous cette caresse dont elle connaissait la valeur.

Deux religieuses, amies de Mme Merville, avaient obtenu l’autorisation de venir passer la nuit près de celle qui avait été leur bienfaitrice.

Elles entrèrent à ce moment accompagnées de Mme Jordan.

Marguerite sembla s’éveiller d’un rêve : elle s’élança dans les bras que lui tendaient les bonnes religieuses et fondit en larmes. Ces larmes, c’était le salut pour la pauvre petite ; elle pleura longtemps. À la fin, brisée de fatigue, elle se leva et, s’adressant aux religieuses, elle leur désigna sa mère :

— Je vous la confie, dit-elle ; puis, prenant le bras de sa vieille amie, elle murmura : Allons voir Odette.

Toutes deux sortirent pour gagner la maison de l’armateur. Une voiture arrivant en sens inverse leur fit pousser une exclamation de surprise :

— Paul ! Harry !

Le jeune Merville se jeta dans les bras de Mme Jordan :

— Ah ! bonne amie, dites-moi qu’il n’est pas trop tard !

— Hélas ! répondit Mme Jordan, ta pauvre mère a cessé de souffrir.

Paul embrassa sa sœur dont Harry serrait les mains tremblantes.

— Mes pauvres chéries, dit-il, vous allez être bien seules.

— Et moi, ne suis-je pas là ? dit Mme Jordan.

— Mon Paul, dit alors Marguerite, avec des amis comme M. et Mme Jordan nous avons encore une famille. Pourvu que l’on ne cherche pas à nous éloigner, acheva-t-elle avec un soupir.

— Dans ce cas mon oncle interviendrait, dit Harry, vous connaissez ses projets, chère tante ; rassure-toi Paul, tes sœurs ne seront pas abandonnées, quoi qu’il arrive.

Odette et Lilian vinrent embrasser les arrivants ; leurs yeux rougis attestaient qu’elles avaient beaucoup pleuré.

— C’est notre dernière année de collège, dit Harry ; mon oncle s’occupe de réaliser sa fortune et d’acheter une propriété ici.

— Oh ! le cher oncle, dit Lily, quel bonheur l’avoir près de nous !

— Et quel protecteur, murmura Marguerite, car je crains tout de la part d’Ellen… C’est mal, peut-être, mais quelque chose me dit que cette créature nous sera fatale, elle et son chevalier de Laverdie.

— Quel est ce personnage ? demanda Paul.

— Une sorte d’aventurier de la pire espèce, répondit Harry. Mon oncle Murray ne connaît pas son origine, mais il ne lui inspire aucune confiance ; il était question d’un mariage entre Ellen et lui lors de la catastrophe qui a coûté la vie à ses parents ; c’est ce qui explique ses relations avec elle.

Marguerite écoutait, toute frémissante, les paroles du jeune homme, et des larmes coulaient lentement sur ses joues.

Mme Jordan s’approcha d’elle avec Odette.

— Viens, Marguerite, dit-elle, un peu de repos te fera du bien ainsi qu’à cette pauvre petite ; viens, ma chérie.

— Oui, dirent ensemble les deux jeunes gens, va, Marguerite, nous allons te remplacer auprès de notre chère morte. Accompagne-les, Lily.

Avec une douce violence, Lilian les entraîna et aida sa tante à déshabiller Marguerite qui les laissait faire, presque inconsciente. Odette vint se blottir dans ses bras :

— Tu ne me quitteras jamais, ma sœur ?

— Non, dit la jeune fille, en caressant la jolie tête qui s’appuyait sur son épaule, non, mon Odette, je resterai toujours avec toi.

Mme Jordan et Lilian, rassurées, laissèrent les orphelines à leur repos et rejoignirent les voyageurs dans la salle à manger.

Maggy leur avait servi un léger souper, mais ils avaient le cœur trop oppressé pour y faire honneur ; ils causaient tous deux avec M. Jordan qui venait d’entrer.

— Je vais aller faire un bout de veillée avec vous, dit-il aux jeunes gens lorsque ceux-ci furent prêts à partir.

Tous trois vinrent s’agenouiller près de la couche où reposait celle à qui il n’avait manqué qu’un peu de bonheur pour vivre encore. Le visage de la morte, figé dans sa pâleur marmoréenne, était si calme qu’il semblait leur sourire. Les deux jeunes gens posèrent leurs lèvres sur ce front glacé et s’absorbèrent dans leurs prières et leurs méditations. Le silence n’était troublé que par le bruit du chapelet qu’égrenaient les religieuses et les soupirs de Nanette qui pleurait dans un coin.

Paul jeta un regard autour de la chambre… Où était donc son père ? Pourquoi n’était-il pas près de la couche où reposait les restes de celle qu’il avait méconnue et abandonnée. Et, comme c’était horrible pour un enfant d’avoir ainsi à juger son père… À cette pensée, le cœur du jeune homme se brisait. Certes, c’était bien cruel d’avoir perdu sa mère, mais si Paul avait pu se jeter dans les bras de M. Merville et lui dire : « Pleurons-la ensemble », sa douleur eût été moins vive. M. Jordan et Harry, qui lisaient sur la figure du jeune homme les angoisses qui le torturaient, l’entraînèrent hors de la chambre.

— Nous reviendrons plus tard, dirent-ils. Allons rejoindre Marguerite et Odette.

Mais les deux sœurs dormaient encore, et Lilian, qui n’avait pas voulu les quitter, s’était assoupie dans son fauteuil.

Ellen s’était enfermée dans sa chambre après une courte visite à la maison mortuaire.

Mme Jordan donna ses instructions à la fidèle Maggy, et, s’adressant aux jeunes gens :

— Je vais passer la nuit là-bas, dit-elle. Prenez un peu de repos, mes pauvres petits ; j’ai donné ordre à Maggy d’accompagner Marguerite si, à son réveil, elle est assez forte pour venir me rejoindre. Courage, mon Paul, notre pauvre morte est heureuse… Du haut du ciel où elle est, elle veillera sur vous.