Les fantômes blancs/17

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Éditions Édouard Garand (p. 31-32).

CHAPITRE XVIII
EN MER.


Lorsque les fugitifs se réveillèrent le lendemain, le navire voguait déjà en pleine mer.

Ils montèrent aussitôt sur le pont. Le capitaine vint leur souhaiter le bonjour, et, après le déjeûner, il leur fit visiter son navire.

C’était un joli vaisseau que le « Montcalm » ; fin voilier construit pour de longues courses, il possédait un équipage dévoué et brave que la rencontre des nombreux corsaires qui sillonnaient les mers, à cette époque, n’intimidait pas. On disait même qu’ayant eu maille à partir avec les Frères de la Côte, ceux-ci avaient gardé un souvenir désagréable de cette rencontre. Philippe, dont la nature insouciante et légère s’accommodait vite des changements de milieu et de position, prit un plaisir réel à visiter le bâtiment jusque dans ses moindres détails.

Georges se prêta aussi à cette fantaisie du capitaine, mais sa pensée était ailleurs. Il avait quitté son pays, sa famille, pour l’inconnu. Que serait pour lui cette terre étrangère où personne ne l’attendait ? Et sa mère et sa sœur n’auraient-elles pas à souffrir de la haine injuste du marquis de P… et de sa famille ?

Toutes ces appréhensions rongeaient le cœur du jeune homme, lui ôtant le sommeil et l’appétit.

Philippe avait essayé de l’intéresser aux manœuvres de l’équipage, mais devant l’air ennuyé de son cousin il avait renoncé à ses tentatives.

— Laissons faire le temps, disait-il au capitaine, que cette mélancolie inquiétait.

En effet, à mesure que la traversée avançait, Georges semblait reprendre goût à l’existence ; il causait maintenant avec les matelots, écoutant leurs naïves légendes. La plupart de ces braves gens étaient nés au Canada, ce qui doublait, pour le jeune homme, le charme de leurs récits.

— Ah ! c’est un beau pays que le nôtre, monsieur Georges, disait un vieux matelot à l’œil narquois ; des lacs qui ressemblent à des mers, et des rivières auprès desquelles vos fleuves ne sont que des ruisseaux… Vous verrez ça… Et Georges se surprenait à sourire, amusé par les façons familières du vieux Canadien.

Depuis quelques jours, on remontait le Saint-Laurent, mais le navire n’avançait guère ; la brise était tombée, immobilisant le « Montcalm » dont les voiles pendaient lamentablement le long des mâts.

Le ciel était sombre, l’air très lourd, et d’énormes nuages, semblant sortir des profondeurs du fleuve, s’amoncelaient à l’horizon.

— Hardi, les enfants ! cria le capitaine, ça va chauffer tout à l’heure. Que chacun soit à son poste… Attention !…

Un orage s’avançait terrible. Déjà, le tonnerre grondait sourdement et de larges éclairs mettaient des serpents de feu sur le noir sombre du ciel. Le navire filait maintenant vent arrière.

— Diable ! dit Philippe, m’est avis que nous allons marcher trop vite maintenant… Et, sautant sur la dunette, il cria : « Larguez les voiles ! »

Soudain, un choc formidable se produisit et, dominant la tourmente, la voix du capitaine cria : « Aux chaloupes !… Nous coulons… »

— Je vois une lumière, cria un matelot, mais son cri se perdit dans le fracas de la tempête alors dans toute son horreur.

Trois chaloupes venaient d’être mises à l’eau ; tout le monde s’y précipita et l’on se mit à ramer vigoureusement pour s’éloigner du navire qui coulait à pic.

Bientôt, la violence du vent devint telle que l’action des rames devenant inutiles, les naufragés durent s’abandonner au gré des flots.

D’ailleurs, la terre était toute proche, on l’apercevait à la lueur des éclairs. Soudain, une lame haute comme une montagne s’abattit sur les frêles embarcations, qui furent séparées de celle qui portait nos deux héros et quelques membres de l’équipage. Pendant quelques minutes, la chaloupe ballotée en tous sens se maintint à flots, mais bientôt elle donna sur un rocher et se brisa en mille pièces.

Lorsque Georges et Philippe revinrent sur l’eau, leurs compagnons avaient disparus. Excellents nageurs tous deux, ils gagnèrent la rive où, sur la grève déserte, ils attendirent le jour avec anxiété. La tempête rassasiée par ces nombreuses victimes, s’était apaisée et bientôt le soleil vint réchauffer les pauvres naufragés et sécher leurs vêtements. Mais leurs regards interrogèrent en vain l’horizon : sur l’immense plaine mouvante, pas une voile ne s’apercevait et la grève était déserte ; du naufrage de la nuit, pas une épave ; nos jeunes gens étaient bien seuls… Aussi, ce fut le cœur serré par l’angoisse qu’ils remontèrent la grève et s’engagèrent dans un chemin assez bien entretenu où ils espéraient rencontrer bientôt quelqu’un à qui demander du secours.