Les fantômes blancs/16

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Éditions Édouard Garand (p. 29-31).

CHAPITRE XVII
LES FUGITIFS.


Ils marchèrent quelque temps en silence. Georges pensait à sa famille que ce nouveau coup allait laisser sans appui. Il ne dissimulait pas la gravité de sa position, les lois étaient très sévères alors pour les duellistes. D’un autre côté, le marquis de P… était le neveu de Choiseul, alors tout-puissant à la cour du vieux roi. Il fallait fuir et au plus tôt. Il se tourna vers Paul.

— Conseille-moi, mon ami, dit-il ; dois-je m’expatrier ?

— Sans doute, pour quelque temps du moins, car vous avez tout à craindre de cette puissante famille.

— Maman et ma sœur vont rester sans appui ?

— Ta mère sera la première à te conseiller la fuite. Tiens, une idée : Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi au Canada ?

— Monsieur Merville a raison, dit Philippe qui, jusque là, était resté silencieux. Là-bas, sous de faux-noms, nous serons tranquille.

— Alors, c’est dit, je vous emmène. Mon navire m’attend au Havre, nous y serons dans quelques jours, et à la garde de Dieu.

Pour toute réponse, Georges serra dans les siennes les mains de son ami.

— Allons, dit celui-ci, pas tant de gratitude. Nous sommes frères par la ressemblance et par le cœur, et je suis heureux de te prouver mon affection en vous aidant tous deux dans cette pénible circonstance.

Tout en parlant ainsi, ils étaient arrivés au château. Georges fit entrer ses amis dans le salon et monta à l’appartement de sa mère.

— C’est toi, mon fils, comme tu rentres tard, dit la comtesse en l’apercevant. Le jeune homme vint s’asseoir aux pieds de sa mère et appuya sa tête sur ses genoux.

— Mais, tu trembles, mon enfant, s’écria Mme de Villarnay. Quel nouveau malheur as-tu à m’annoncer ?

— Hélas ! ma mère, le plus grand qui puisse nous arriver maintenant. Nous avons rencontré, ce soir, le marquis de P…, il nous a provoqués, insultés ; nous nous sommes battus, et il est tombé sous mes coups.

— Malheureux enfant ! il est mort ?

— Non. mais sa blessure est grave.

— Alors, il faut fuir !

— Oui, mais vous laisser seule, vous et cette enfant qui n’a plus de père ? Mon cœur se brise à cette pensée.

— Dieu sera notre appui, répliqua la noble femme. J’aime mieux l’exil pour vous qu’un cachot de la Bastille ou du Châtelet.

— Mon ami Paul Merville, dont je vous ai parlé plusieurs fois, est ici ; il est arrivé à temps pour me servir de témoin dans cette affaire. Un domestique lui avait ouvert la porte du château, il se disposait à entrer lorsque, attiré par les éclats de voix, il est arrivé sur le terrain au moment où le duel allait avoir lieu. Comme son navire l’attend au Havre, il nous offre de l’accompagner au Canada. Allons le rejoindre.

— Et lui dire que tu acceptes. C’est Dieu qui nous l’envoie, ce jeune homme. Là-bas, vous retrouverez des compatriotes. Le Canada, c’est une France nouvelle.

La comtesse sonna et donna l’ordre de préparer deux petites valises contenant les objets indispensables. Puis, s’emparant du bras de son fils, elle descendit au salon, et, s’avançant vers Paul, elle lui tendit la main.

— Soyez le bienvenu, monsieur Merville, dit-elle Hélas ! votre séjour ici ne sera pas gai, le malheur est sur cette maison.

— Je connais et je partage vos douleurs, madame, mais je suis heureux de pouvoir vous venir en aide en procurant à M. de Seilhac et à Georges les moyens de quitter la France.

— Et vous croyez qu’ils ne seront pas inquiétés là-bas ?

— Je ne crois pas, madame. Le Canada est à la veille d’une guerre avec l’Angleterre, et M. de Vaudreuil a besoin de s’entourer d’une jeunesse vaillante et dévouée. De plus, la frontière américaine est proche et un changement de nom n’est pas impossible. En arrivant, j’achète une propriété et je m’y installe avec mes sœurs. M. de Seilhac et Georges pourront demeurer avec nous.

— Vous n’avez pas d’autres parents que vos sœurs ?

— Non, madame. Seulement, M. Jordan, un vieil ami de ma famille, est établi près de Québec : c’est pour nous un second père. Nous trouverons chez lui une hospitalité cordiale dès notre arrivée.

Un domestique vint annoncer que le souper était servi. On passa dans la salle à manger, mais les cœurs étaient trop serrés pour faire honneur au repas : les mets demeurèrent intacts.

Georges et Philippe endossèrent des vêtements bourgeois qu’ils couvrirent d’amples manteaux, avec des chapeaux de feutre rabattus sur les yeux, ils pouvaient aisément passer pour de bons négociants en voyage.

La berline attendait dans la cour, l’instant du départ était arrivé ; les jeunes gens montèrent à la chambre du vieillard ; il était couché sur une chaise longue et les yeux perdus dans le vague, il murmurait des mots sans suite.

— Mon père, nous partons, dit Georges en se mettant à genoux ainsi que Philippe, bénissez vos enfants !

Un éclair d’intelligence passa dans les yeux du comte. « Je vous bénis, » dit-il en étendant ses mains tremblantes sur la tête des jeunes gens. Ce fut tout, l’éclair de raison était passé et le vieillard demeura insensible sous le baiser d’adieu des deux cousins.

— Partons, dit Philippe que ce spectacle énervait.

La comtesse, plus pâle qu’une morte, les attendait. Georges vint se jeter dans ses bras.

— L’heure du départ a sonné, ma mère, dit-il, adieu, et priez pour nous !

— Adieu, et que Dieu vous conduise et vous ramène bientôt dans mes bras, dit la pauvre femme en serrant sur son cœur, son cher enfant. Adieu aussi, monsieur Paul, que Dieu vous garde. Je vous confie ces enfants, soyez un frère pour eux.

Sur le perron, Jacques vint serrer la main des fugitifs. Le bon vieux pleurait.

— Ne pleure pas, mon pauvre ami, dit Georges, nous nous reverrons j’espère.

— Oui, nous nous reverrons, dit Éva en apparaissant tout à coup. Pars sans crainte, mon frère, je consolerai maman de ton absence en lui faisant espérer ton prompt retour. Adieu, mon cousin et vous aussi monsieur Paul ; mes vœux et mes prières vous suivront sur la route de l’exil.

Les trois jeunes gens embrassèrent l’aimable enfant qui répéta : « Dieu vous garde. » Puis, montant en voiture, ils disparurent bientôt dans la nuit. Grâce à leur déguisement et au soin d’éviter les grandes routes, nos fugitifs purent atteindre le but de leur voyage sans encombre. Paul installa ses amis chez Maître Perrin et se rendit sur le quai.

— Le capitaine Levaillant ? demanda-t-il au premier marin qu’il rencontra.

— Il vient de se faire conduire à bord ; tenez, voici Roger qui revient.

Le jeune homme s’avança vers celui qu’on lui désignait sous le nom de Roger et lui mit un écu dans la main.

— Conduisez-moi au « Montcalm », dit-il en sautant dans la chaloupe.

En quelques coups de rames, on atteignit le navire et Paul vint serrer la main du capitaine.

— Votre voyage n’a pas été long, mon jeune ami, je ne vous attendais pas si tôt.

— Êtes-vous prêt à partir ?

— Dame, il y a bien encore quelque chose à terminer. Pourquoi cette question ?

— Parce qu’il faudrait partir ce soir. Et, en peu de mots, le jeune homme mit le capitaine au courant de la situation de ses amis.

— Diable ! dit Levaillant en tortillant sa moustache, le cas est grave, et je ne tiens pas du tout à avoir mailles à partir avec messieurs de la maréchaussée. Nous allons appareiller sans tambour ni trompette. Que vos amis se tiennent coi, là-bas, et lorsque la nuit sera venue, j’enverrai une chaloupe. Voici des costumes de matelots qu’ils pourront endosser, ils passeront pour des retardataires. À tout à l’heure.

Le jeune homme allait descendre dans l’embarcation quand une idée lui traversa l’esprit.

— Et le chevalier de Laverdie, ? demanda-t-il.

— Parti sur le « Vautour » en compagnie de Kerbarec. Dieu veuille que nous ne le rencontrions pas sur notre route.

— Vous pensez qu’il oserait s’attaquer au « Montcalm » ?

— Ils oseront tout, les canailles. Malgré son infériorité, Kerbarec commande une troupe de scélérats déterminés. C’est un corsaire redoutable. Et Laverdie lui-même… Et le reste de la phrase se perdit sur un énorme morceau de tabac que Levaillant introduisit dans sa bouche.

Paul allait enfin partir, lorsque le capitaine l’arrêta.

— Voici un chiffon de papier que l’on m’a remis pour vous, dit-il.

Le jeune homme ouvrit l’enveloppe. C’était une invitation de la part de Maître Arel, notaire, d’avoir à se présenter à son étude pour une communication importante.

L’étude n’étant qu’à deux pas, Paul s’y rendit. Le notaire lui apprit qu’un procès lui était intenté par l’acquéreur de sa propriété de Remiremont. Cet homme alléguait qu’il avait été trompé sur la valeur de cette propriété. Sans doute, ses allégations n’étaient pas fondées, mais la présence de Paul était nécessaire. Le jeune homme rejoignit ses amis, leur remit les vêtements envoyés par Levaillant, et, pendant qu’ils s’habillaient, il leur fit part de sa déception.

— Fâcheux contre-temps, dit Georges, mais tu ne peux partir. Voyons, ne peux-tu me donner une lettre pour ton ami, M. Jordan, car il pourrait supposer que nous sommes des aventuriers ?

— Le capitaine Levaillant sera là pour vous introduire, mais je vais te donner une lettre pour mes sœurs.

À la hâte, Paul écrivit quelques lignes et les remit à Georges.

Le capitaine ouvrit la porte, Paul lui présenta ses amis. Levaillant leur serra la main en disant à voix base :

— Ne prenez pas garde aux paroles que je vais dire en traversant la salle commune.

Maître Perrin était là au milieu de sa nombreuse clientèle. Le capitaine, qui paraissait très en colère, dit en passant à l’aubergiste :

— La bonne foi de M. Paul a été surprise : ces deux individus qu’il a recueillis sur la route sont deux matelots déserteurs que je fais chercher depuis quinze jours. Ils étaient loin de se douter, les mâtins, que j’allais les cueillir en arrivant comme deux poires mûres. Pare, file à gauche… Vous allez goûter de la garcette, mes gaillards, pour vous apprendre à me brûler la politesse une autre fois. Et, d’un geste brusque, il poussa les deux soi-disant matelots qui sortirent en baissant la tête sous les rires et les huées de l’assistance.

— Bien joué, capitaine, dit Philippe qui riait de tout son cœur.

— Vous partez sans moi, dit Paul, et il expliqua au capitaine l’affaire qui le retenait en France.

— Le diable soit de ces faiseurs d’embarras, gronda Levaillant. Enfin, il faut en prendre son parti, je reviendrai vous chercher le plus tôt possible. Embarquez, messieurs.

Les trois jeunes gens prirent place dans la chaloupe qui les attendait. Le trajet fut silencieux : une même angoisse serrait le cœur de ces hommes que le malheur étreignait de sa main de fer. Les adieux furent pénibles : Paul ne pouvait se résoudre à se séparer de ses amis. Le brave Levaillant lui-même était fort ému.

— Il faut partir, monsieur Paul, dit-il enfin, au revoir et bon courage !

Paul embrassa ses amis, serra la main du capitaine et la chaloupe le ramena au port.