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Les fantômes blancs/49

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 70-72).

CHAPITRE V
LA VOLONTÉ D’ODETTE.


Georges de Villarnay avait écouté ce long récit en silence. La perspective de revoir son pays le comblait de joie, mais Odette ?… Allait-il l’abandonner au moment où il était sûr de la guérir ?…

— Tu viens me chercher, dit-il enfin, mais tu me donneras bien le temps de mettre cette enfant en sûreté.

— Ne peux-tu charger un autre de ce soin ? Ce serait très facile.

Georges ne répondit pas. Philippe se rapprocha de lui.

— Voyons, mon ami, dit-il, Il faut prendre une décision. L’heure s’avance et nous devons être loin d’ici demain. Je comprends qu’il t’en coûte de quitter cette enfant. Mais nous sommes liés par un serment… Tu pleures !… L’aimerais-tu cette malheureuse ?…

— Oui, je l’aime, et j’ai la certitude de la guérir ; mais pour cela, ma présence est nécessaire. La quitter, c’est la condamner à l’inconscience pour le reste de ses jours ! Tu comprends mon désespoir !…

— Il y un moyen bien simple de tout concilier : Emmène-là !

— L’emmener ? mais c’est impossible…

— Pourquoi impossible ? dit une voix douce à l’oreille de Georges, tandis que deux bras frêles entouraient son cou. Tu m’as dit, hier, que tu me conduirais chez nos amis, et tu veux partir ? Me laisser seule ici ?…

— Tu ne seras pas seule, petite Odette, Manette et Angèle te restent ; elles te conduiront à Québec.

— Et je ne veux pas te quitter, moi ! Lorsque tu ne seras plus là, tu sais ce bandeau de fer que tu as enlevé de mon front ! Eh bien ! il reviendra…

— Mais je ne puis t’emmener, chérie, dit Georges au supplice. Songe donc… il n’y a pas de femmes là où je vais. L’enfant eut un beau sourire ; elle se tourna vers Philippe.

— C’est vous, monsieur, qui venez chercher Paul ?

— Oui, mademoiselle.

— Alors, vous allez me permettre de vous suivre, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle en posant sa main fine sur le bras du jeune officier.

— Je ne demande pas mieux, si cette bonne fille consent à venir avec nous ?

Odette prit les deux mains d’Angèle.

— Vous voulez bien, ma bonne ? dit-elle.

La vieille fille mit un baiser sur le beau visage penché vers elle.

— Je vous suivrai au bout du monde, ma chère petite, dit-elle.

Le jeune docteur causait à voix basse avec de Seilhac.

— On a enlevé Marguerite, la nuit dernière ; si je disparaissais cette nuit avec Odette, que va-t-on penser ?

— On pensera ce que l’on voudra, bagasse ! Vas-tu t’occuper des gens maintenant ?… L’essentiel, c’est de se rendre là-bas, et de ne pas faire pleurer cette enfant. Préparez-vous, mademoiselle Odette, j’ai décidé… Paul, nous allons partir.

La jeune fille serra la main de Philippe :

— Merci, dit-elle, je vous aimerai bien.

Puis elle vint s’appuyer sur l’épaule de celui qu’elle prenait pour son frère :

— Tu n’es pas fâché, dis Paul ?

— Non, ma chérie, tu seras notre bon ange là-bas ; mais tu seras sage, n’est-ce pas ? Marguerite n’est pas où nous allons.

— Mais je la reverrai, un jour ?

— Sans doute. Bob va s’en occuper, sois patiente…

L’enfant çassa la main sur son front.

— Ah ! oui, l’Indien qui apportait tes lettres chez Mme Bernier… je me souviens… Marguerite me parlait de lui…

Georges tressaillit ; Odette se souvenait… Oh ! non, ce n’était pas le moment de l’abandonner… Mais il lui restait une inquiétude :

— Le trajet ne sera pas trop fatigant ? demanda-t-il

— Bob m’a dit que tu possédais une voiture, nous allons la prendre et tu traverseras la rivière à gué, tu connais le passage. Nous traverserons les femmes en canot. La voiture peut nous conduire très loin, sois tranquille.

Georges mit dans la voiture tout ce qu’il voulait emporter et partit. Il devait attendre ses compagnons quelque part sur le chemin du roi, peu fréquenté à cette heure de la nuit. Odette et Angèle, chaudement vêtues suivirent de Seilhac, qui les conduisit sur la berge de la rivière.

Arrivé près d’un massif d’arbres, il siffla doucement. Aussitôt un carrosse, qui semblait surgir de l’ombre s’avança vers eux. Il était conduit par Bob, qui fit un geste d’étonnement en apercevant les deux femmes.

Philippe mit un doigt sur ses lèvres, et prenant Odette dans ses bras, il l’installa sur le banc du carrosse, à côté d’Angèle.

Georges les attendait sur la route. Il tendit la main à l’Indien :

— J’ai trouvé, près de moi, celles que vous cherchiez si loin, ami, dit-il à voix basse, mais on m’a de nouveau enlevé Marguerite.

— Laverdie ? demanda Bob.

— Laverdie est mort. On l’a trouvé sans vie près de la maison habitée par Mme Merville.

— Quel mystère se cache là-dessous ? murmura Bob pensif.

Odette s’approcha de lui.

— C’est vous qui nous apportiez les lettres de Paul, dit-elle. Vous retrouverez Marguerite, dis, monsieur Bob ?

— Oui, mademoiselle, avec l’aide de Dieu.

Odette, chaudement enveloppée, fut placée dans la voiture à côté de sa compagne. Le petit Breton monta sur le siège.

— Ça me connaît, de mener, dit-il à Philippe. J’étions le plus fin « meneu » (cocher) de cheu-nous ! N’ayez crainte, mon lieutenant, je vais rendre les dames à bon port.

On se mit en marche, éclairé par une splendide aurore boréale, dont les rayons capricieux traversaient le ciel en tous sens.

Odette s’était endormie. Les trois hommes suivirent la voiture en causant ; ils avaient tant de choses à se dire. La nuit passa vite, et le jour suivant les trouva au pied des montagnes qu’il fallait franchir pour arriver à leur destination.

Levaillant les attendait là avec le père Yves et deux autres chasseurs. Georges s’avança vers lui.

— Ne prononcez pas mon nom, dit-il à voix basse, en serrant la main du capitaine. Pour Odette, je suis Paul… Levaillant posa le doigt sur son front :

— Je comprends, dit-il… Odette avait reconnu son vieil ami. Elle vint lui tendre son front.

— Ah ! capitaine, qui je suis contente de vous voir, dit-elle. C’était si bon, autrefois, chez nos amis Jordan avec Lily.

— Vous les reverrez tous dans quelques mois, ma petite. À présent, il faut continuer notre route ; vous n’aurez pas peur de traverser cette grande forêt ?…

Odette jeta un regard sur les chasseurs, qui souriaient, gagnés par cette candeur d’enfant maladive… Elle vint tout près du vieux Breton :

— Voulez-vous me dire votre nom ? demanda-t-elle.

— Le père Yves, mam’zelle.

Odette s’appuya sur le bras du vieux marin :

— Vous serez papa Yves, dit-elle. Avec vous et le capitaine, je puis aller loin.

— Ah, ma doué ! s’écria le Breton, ce qu’elle est gentille tout de même, la chère mignonne !…

Et la petite caravane se remit en marche.

Le soir venu, on improvisa une cabane de branchages, où les deux femmes purent se reposer. Les hommes s’étendirent auprès du feu.

Ce fut vers les quatre heures, le lendemain soir, que nos voyageurs arrivèrent en vue du camp. Cette fin d’après-midi, pleine de soleil, mettait en relief les constructions grossières, où quelques petites branches, laissée aux troncs d’arbres, conservaient encore leurs feuilles. Odette battit des mains :

— Oh ! les drôles de maison, dit-elle. On croirait qu’elles ont poussé là toutes seules. C’est beau ici, capitaine, et je vais-m’y plaire beaucoup.

Tous les chasseurs étaient là pour recevoir les officiers. À la vue des femmes, le père Vincent grommela entre ses dents :

— Bon, des « créatures », ils ne manquaient plus que ça…

— Tais-toi, vieux grognard, dit Jacques. Cette bonne vieille nous sera très utile pour soigner nos habits et nous-mêmes. Et la demoiselle nous portera bonheur…