Les fiancés de 1812/009

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Louis Perrault, imprimeur (p. 192-213).

IX.



DEPUIS cinq jours qu’elle avait laissé la maison de son père, c’était la première fois que Louise reposait véritablement. Jusque-là ce n’avait été qu’avec horreur et crainte qu’elle s’était livrée au sommeil. Elle l’avait regardé avec raison comme l’état le plus dangereux pour elle. À tout moment elle pouvait être surprise, sinon par hostilité, au moins d’une manière aussi fatale pour elle. On sait quelle corruption règne parmi ces classes dégradées qui, à défaut de femmes, usent tous les moyens que puisse suggérer une âme nourrie dans le vice le plus crapuleux. Ce n’avait été qu’en risquant de tuer le seul homme dont, elle pouvait attendre quelque secours, qu’elle avait échappé à cet abîme d’infamie et de honte. Son sommeil cette fois fut doux et paisible. Le commencement en fut, il est vrai troublé par des songes qui tenaient encore aux dernières périodes de sa vie. Mais le reste fut semé des plus belles illusions de bonheur et de joie ; Elle avait retrouvé son amant, et vivait près de lui, après l’avoir réconcilié avec sa famille. Ces doucereux songe berçaient encore son esprit, quand le médecin l’éveilla vers trois heures de l’après-midi. Ses forces étaient pleinement reconquises ; et sauve une assez grande douleur à la tête, elle se sentait presqu’entièrement rétablie. Le médecin renouvela les appareils et déclara qu’avec le repos de l’esprit et du corps, elle ne pouvait tarder d’entrer en pleine convalescence.

Thimcan et son épouse avaient assisté à la visite du médecin. Dès qu’il se fut retiré, ils commencèrent à faire du regard un examen stupéfait et étonné de la jeune fille. Ils ne pouvaient se lasser de se dire l’un à l’autre combien elle était belle et angélique. Madame Thimcan s’approcha du lit, lui prit la main, et lui demanda comment elle se portait.

— Bien mieux, répondit-elle ; j’ai bien reposé. S’il vous est loisible de passer quelques instants auprès de moi, je vous serais infiniment reconnaissante de cette bonté. Il me semble que, tant que vous ne me connaîtrez pas, ce ne sera qu’avec mépris et crainte que vous pourrez m’envisager. »

Madame Thimcan prit un siège pour se mettre près du lit ; mais elle avait déjà pris notre jeune fille en une telle affection et elle trouvait tant de plaisir à lui tenir la main, qu’elle monta sur le lit et prit place en face d’elle.

Le capitaine était là, tendant l’oreille et ne voyant plus dans la chambre que sa belle protégée. Soixante hivers lui avait cependant donné leur couleur. Mais son âme sensible et bonne ressentait encore, à la vue de la beauté, une émotion religieuse. Il s’était assis près du lit, après avoir demandé si sa présence gênerait.

Louise fit alors le récit de ce qui lui était arrivé depuis son départ de chez son père. Quand elle en vint à dire le motif de ce départ, les deux époux se regardèrent l’un et l’autre sans dire un mot.

Elle crut voir en cela une marque de désapprobation. Elle n’en dit cependant rien et continua avec un peu moins d’aise. Quand elle parlait de sa mère et de son amant, les larmes étouffaient sa voix. Ils ne purent s’empêcher de reconnaître en elle l’âme véritablement douée de sensibilité et de candeur. Ils virent qu’il avait fallu de puissantes raisons pour la déterminer à fuir la maison paternelle. À peine eut-elle fini qu’elle demanda où en était la querelle entre son pays et le leur.

— Toujours pareille, dit-il, on se bat sans relâche. Les Canadiens sont braves. Ils nous ont déjà fait goûter plusieurs défaites. Les hostilités sont maintenant plus vives dans le Haut que dans le Bas-Canada. »

— Tant mieux, dit-elle, le sort épargnera peut-être Gonzalve. »

La santé revint avec le repos et la paix de l’âme. Dès le lendemain elle put se lever. Madame Thimcan l'introduisit alors à son fils, jeune homme d’une beauté commune, mais de grande expression. Il paraissait avoir reçu une éducation soignée ; ses manières étaient aisées et galantes même ; mais non pas de cette galanterie qui ennuie et tue la galanterie même. Quand le soir fut venu, la famille se rassembla pour la veillée. Le capitaine dit alors à Louise :

— Vous nous avez dit, mademoiselle, que vous aviez laissé vos parents pour suivre votre amant. Ce fait nous a touchés et nous a fait comprendre en même temps qu’il était mal de restreindre les affections d’un fils. Dès ce soir, Robert, dit-il en s’adressant à son fils, je rétracte ma volonté d’hier et te permets d’agir comme il te semblera avec ta petite Éliza. Épouse-la dès demain si tu le veux. »

— Je puis épouser Éliza ! s’écria Robert. » Et une joie indicible remplaça aussitôt chez lui une sombre mélancolie.

« Ah ! mademoiselle, comment vous payer le bonheur que vous me causez aujourd’hui ?»

Et s’approchant d’elle, il prit une de ses mains et y déposa un baiser de remerciaient.

— Vous me couvrez de confusion, lui dit-elle. Je ne suis pour rien dans la décision de votre père, je ne connaissais pas même votre amour. Je m’applaudis de votre bonheur, sans pouvoir m’en attribuer la moindre cause. »

— Sans votre rencontre, dit Thimcan, mon fils n’aurait jamais épousé Éliza Malcolm. Cette une charmante fille sans doute, mais tirée du peuple. Robert aurait pu prétendre à autre chose, mais je comprends que le bonheur réside moins dans l’élévation du rang que dans les sentiments du cœur. Ainsi, Robert, célébrons ce soir tes fiançailles. »

Quelques mots furent donnés et en un instant une fête de famille fut organisée, où il ne manqua que l’importunité des hôtes étrangers. La réjouissance fut vive et prolongée dans la nuit. Louise en reposa encore mieux, et dès le matin elle écrivit à Gonzalve et son infortune passée et son bonheur dans la famille du capitaine. Après quelques jours passés au milieu des doux plaisirs goûtés au sein d’une des plus respectables familles de cette ville, Louise se trouva complètement rétablie. La blessure était cicatrisée, sa force et son courage avaient repris leur empire. Enfin il ne manquait plus à son bonheur que d’être réunie à son amant.

Le capitaine avait fini ses recherches contre les brigands. Dès le soir même il donna à la famille assemblée le détail de ses courses et captures.

— C’est malheureux, dit-il, que le maître de cette bande nous ait échappé. Il parait que c’est un compère de dure composition. D’après la déposition arrachée à l’un des brigands, ce maître est le roi des rois des voleurs. Il était dans le sous-terrain quand nous sommes arrivés. Il semblait ne pouvoir échapper.[1]

« L’audace de cette troupe surpasse toute imagination. Ils avaient enfoncé les portes de la banque Shérimpton à la vue d’un corps de police stationné tout près de là. Mais ils pensaient avoir la force de les contraindre. Ce fut avec beaucoup de difficultés qu’un homme put s’en évader et venir donner l’alarme. Quand j’arrivai avec mes soldats, ils étaient déjà chargés et partis. Notre course fut néanmoins assez prompte pour arriver presqu’en même temps qu’eux à l’ouverture de leur retraite. Ils nous tournèrent face en entrant et tuèrent deux de nos soldats. Nous en blessâmes trois, de notre côté, qui tombèrent ; les autres s’enfuirent. Je laisse à deviner à cent par où ils s’échappèrent. »

Louise sourit à ces mots.

«Parle palais même du sénateur Jackson. C’est par là que le Grand maître avait fait sa retraite. Nous trouvâmes dans ce sous-terrain, la valeur de trois millions en bijouteries et argent monnoyé. Quant aux brigands, sur une bande de vingt-cinq à trente à peu-près, il ne nous en est resté que cinq qui paieront sans doute pour les autres. ”

Robert avait annoncé à la famille Malcolm qu’il leur enlèverait bientôt leur belle Éliza. Elle seule n’en était pas chagrine. Les parents voyaient le jeune Robert engagé dans les armées, et il leur en coûtait de laisser leur fille. Ils n’apportèrent cependant aucune opposition au mariage. Les préparatifs se commençaient déjà quand, un matin, un messager apporta à Robert une dépêche scellée du sceau du gouverneur de l’état de New York. En outre d’une commission de Quartier-Maître que contenait cette dépêche, il y lut l’ordre suivant :

« Vous joindrez votre régiment pour partir en trois jours pour les frontières de Pennsylvanie. »

Nonobstant une petite satisfaction d’amour propre, causée par la commission, cette nouvelle le contraria beaucoup, et plus encore sa fiancée. Il lui fallut cependant partir. Huit jours ne s’étaient pas écoulés depuis son départ, que le capitaine reçut la lettre suivante :

« Nous avons été bien occupés depuis notre arrivée ici. La plus belle de nos occupations fut la bataille d’hier. Nous étions arrivés à Frontenac pour surveiller les mouvements du camp Canadien. À peine y étions nous qu’ils firent une sortie ; et ce qui n’était dans le début qu’une légère escarmouche devint bientôt un engagement général. Nous étions plus forts qu’eux en nombre et en position. Nous fîmes aussi beaucoup de mal dans le commencement. Mais ces Canadiens sont enragés quand ils sont battus.

« Ils firent sur nous une charge terrible et nous forcèrent à la retraite. Je m’en suis tiré avec un trou de baïonnette à la jambe qui n’a rien de grave. Nous devons être remplacés dans huit jours par un bataillon Kentuckien. Je vous reverrai donc bientôt ainsi que ma chère Éliza. N’oubliez pas mademoiselle St. Felmar dans l’assurance de mes amitiés. »

Cette lettre répandit la joie dans la famille et le bonheur dans le cœur de la jeune fiancée. Quinze jours plus tard, Robert était de retour et tout s’apprêtait pour la célébration de son mariage. Louise assista à cette fête, et malgré sa réserve et une légère teinte de mélancolie qu’elle ne pouvait dissiper, il lui fallut recevoir les hommages de plusieurs fashionables, venus de New-York sur l’invitation du capitaine. Pendant le bal de la soirée, elle fut priée par un jeune officier des. gardes-civiles de danser avec lui une contredanse. Elle aurait cru blesser la sensibilité des bonnes gens qui l’avaient accueillie, si elle ne se fût prêtée de tout cœur aux plaisirs qui réjouissaient les autres. Elle avait accepté non sans regret ; car ce jeune homme paraissait s’être déjà fort attaché à elle qui, de son côté, se serait crue coupable en donnant le moindre assentiment à une passion qu’elle ne pouvait partager. Malheureusement il interpréta à son avantage, l’abandon charmant avec lequel Louise se prêtait aux jeux. Après la danse il prit place à ses côtés et engagea vivement la conversation avec elle, qui la rendait des plus agréables, quand elle roulait sur des sujets indifférents. Il se sentait emporté par le charme et les grâces de notre jeune fille. Il était sur le point de lui déclarer ce qu’il éprouvait, quand un grand jeune homme vint la prier de danser avec lui. Dearbon (c’était le nom de ce dernier) était un riche négociant du lieu. Il avait eu l’avantage de faire antérieurement connaissance avec elle, et ne croyait blesser ni l’un ni l’autre en faisant cette demande.

Louise lui en sut gré, car elle avait redouté le moment où Molton en était venu. Elle se leva et saluant ce dernier, elle partit sur le son des instruments. Dearbon ne savait pas quelle danse allait suivre. Personne ne prenait place, ils étaient seuls au milieu de la salle. Une valse commença alors et porta le dernier coup à l’irritation de Molton. L’autre au contraire y allait tout bonnement. La valse finie, il en fit autant que Molton et s’assit auprès de Louise.

Ils parlaient tous deux bien paisiblement quand Molton s’approcha d’eux et remit à Dearbon un de ses gants sans rien dire. Il se leva en s’excusant et entra dans une pièce voisine d’où il fit signe à Molton de le suivre.

— Dites-moi, je vous prie, dit Dearbon, ce que signifie ce que vous venez de faire ? »

— Vous me le demandez ? reprit l’autre arrogamment, sortons et je vous donnerai ample explication. »

— Allons ! je n’y suis pas pour ce soir, sieur chevalier ; la soirée est trop amusante pour la perdre en querelles… à demain matin… »

Et il entra dans le salon. Molton le suivit, et le retrouva aux côtés de Louise. Dearbon n’était ni méchant, ni habitué à ces fanfaronnades ; mais le ton de son adversaire l’avait tellement choqué qu’il se promit de pousser l’affaire. Il n’était pas ignorant de la supériorité que s’arrogent ordinairement les gens d’épée. Mais dans un état républicain cette fatuité n’est pas de bon goût. Tous les hommes sont soldats aux États-Unis, le négociant comme le mécanicien ; et l’épée ne sied pas mieux à l’un qu’à l’autre. Chacun y a ses armes et en sait faire usage. Pour cette raison les duels y sont très fréquents, et les guerres civiles désastreuses. Cinq minutes suffisent pour y former des camps redoutables. Philadelphie en a donné un funeste exemple, qui peut se renouveler chaque jour.

Dearbon, parut encore plus jovial, qu’avant l’échaffourée de Molton. il dansa très souvent et toujours avec Louise. Leur conversation était si bien assaisonnée, que leur rire bruyant attirait souvent sur eux les regards de l’assemblée. Dearbon connaissait une partie des aventures de sa compagne ; et il savait très bien que le langage de l’amour ne serait pas bien goûté. Aussi pas un mot équivoque n’effleura ses lèvres ; et il eut le talent de l’amuser à un si haut point, qu’elle devenait triste quand il s’éloignait. Non pas qu’elle ressentît pour lui aucune affection de cœur, mais avec lui, elle oubliait presqu’entièrement le passé et ne s’occupait que du plaisir présent.

Molton se mordait les lèvres en voyant quels succès prodigieux favorisaient son adversaire. Malheureusement que Louise était ignorante de cette rivalité ; car il lui eût été facile de les réconcilier. Aussitôt après le bal, ils se rejoignirent tous deux, et convinrent du lieu et de l’heure où ils devaient se rencontrer dans la matinée. Aucun d’eux n’y manqua. Le négociant avait pour second Robert Thimcan qu’il avait eu pour ami depuis son enfance. L’autre était accompagné d’un ami de New-York, qui était aussi militaire et ne lui en cédait aucunement pour l’arrogance et la fatuité. Ils regardèrent Dearbon d’un air de dédain et saluèrent Robert amicalement. Le pistolet fut l’arme de combat et quinze pas la distance entre les deux champions.

Dearbon ne faisait pas faste d’indifférence. Il détestait sincèrement les combats singuliers. Mais son adversaire ne voulait rien entendre et ne parlait que de se battre. Dearbon réduit à cette extrémité, résolut de lui donner une leçon salutaire. Personne aussi bien que lui pouvait manier un pistolet. C’était son exercice de prédilection. Mais il n’avait jamais eu l’occasion de faire connaître son habileté.

Molton devait tirer le dernier. Il avait déjà perdu tout son courage. Dearbon s’ajusta et lui cria d’un ton moqueur :

— Gare à ton oreille gauche, Molton ! »

Et la balle lui fendit l’oreille gauche en deux parties. C’était le tour de Molton. Le bras lui tremblait, il n’avait pas la force de tirer. Il eut presque regret d’avoir engagé la querelle. Le coup partit néanmoins. Dearbon se prit à rire avec éclat.

— Un second coup, dit-il, je prends trente pas. »

Les armes se rechargèrent. Quand il fut prêt : « Gare à ton oreille droite, lui cria-t-il encore et la balle emporta la moitié de son oreille droite. Molton avait la rage dans le cœur. Il tira et la balle traversa le chapeau de son adversaire. Il ne se contenait plus de fureur et demanda un troisième coup.

— Tirons ensemble, dit-il, à bout portant. »

— Lâche, reprit Dearbon, vas te faire poser des oreilles et nous reprendrons si tu le veux. »

Si les seconds ne fussent intervenus, Molton tombait sur lui l’épée à la main. Mais il se vit obligé de retourner chez lui, après avoir perdu ses oreilles et n’avoir fait aucun mal à son adversaire. Il porta sans doute toute sa vie les marques de sa fatuité punie ; mais la leçon était bonne.

Louise n’eut aucune nouvelle de cet événement. Le lendemain les coins des rues de toutes les villes de l’état de New-York portaient cette Proclamation du Gouverneur.

« Vû qu’une compagnie de brigands a été découverte et prise en flagrant délit dans la nuit du dix-neuvième jour du mois dernier et qu’il est urgent pour la tranquillité publique, que les brigandages de cette horde soient réprimés, il est promis cinq cents piastres à celui qui ramènera vif à la justice leur chef connu sous le nom de Grand. Son signalement est comme suit : Jeune homme de vingt cinq ans, cheveux noirs, teint blanc, cinq pieds et demi de stature. Il a eu un bras de fracturé la nuit même de leur découverte.

New-York ; 25 Juillet, 1812.

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  1. Il faut remarquer que Louise dans son récit avait été obligée de taire bien des choses, vu le serment qu’elle avait prêté. Il est bien vrai qu’un serment arraché de force ne doit pas restreindre l’évidence de faits passés sous l’empire d’une telle obligation. Mais elle avait sur ce point des idées si peu développées, qu’elle aurait cru commettre une faute irréparable en dévoilant les mystères de ses persécuteurs.