Les fiancés de 1812/011

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Louis Perrault, imprimeur (p. 240-257).

XI.




ST. FELMAR se rétablissait peu à peu. Cette maison était journellement le théâtre de scènes le plus en contraste. Quant à lui, il mordait à tout moment les couvertures de son lit, dans la fureur que lui inspiraient les souffrances. Nourrissant toujours en son cœur ses projets de haine et de vengeance, jamais un mot de douceur et de paix n’effleurait ses lèvres. Son épouse continuellement en proie aux douleurs les plus poignantes repassait tristement dans sa mémoire tous les maux qui avaient frappé sa famille, dans l’espace de quelques mois. Sans cesse au chevet du lit où gisait son mari, les pleurs ne tarissaient pas chez elle. Tel était l’intérieur seigneurial de. cette maison.

A un étage plus bas, des scènes d’un autre genre avaient lieu. St. Felmar avait pour jardinier un homme qui comptait une trentaine d’années orageuses. Cet homme était le type réel de tout ce qui pouvait exister d’informe et de laid. Il avait sur le dos une bosse d’un pied au moins de proéminence. Son nez, coupé transversalement, en laissait voir toute la profondeur et la saleté par deux larges ouvertures toujours empreintes d’un rouge vif, tel que de la chair sans peau. Ses yeux extraordinairement gros, précédaient un front étroit et hébété. Des lèvres concaves et marquées de vérole se perdaient presqu’entièrement sous la graisse et l’ampleur de ses joues dégoûtantes. Des jambes tortues et tournées en dedans finissaient le portrait de ce monstre de la nature. Autant cet homme était horrible à voir, autant il était servile, laborieux et quinté… Il avait une blonde, quoi donc de plus ?… Tous les deux soirs il râsait une barbe crasse, et allait passer la veillée près de la grosse Mathon, qui l’emportait encore sur lui pour la laideur. Quatre pieds tout au plus complétaient sa hauteur ; mais en revanche elle mesurait bien deux brasses de circonférence. Jamais figure plus grotesquement taillée, plus lourdement encadrée que la sienne. Quand elle attendait son cher Bossendos, on la voyait une heure d’avance, assise sur sa porte, regardant de temps à autre sa coquette rotondité. Ce n’était qu’auprès d’elle que le pauvre Bossendos goûtait quelque repos. Au logis de son maître il était le chien de la basse cour. Jamais un mot de plainte ne sortait néanmoins de sa bouche. Il travaillait toujours… toujours chantonnant le même roulement de sons disparates, contre lequel les domestiques s’emportaient plus que contre Bossendos lui-même. Car il était doux comme un agneau, dans l’accomplissement de son devoir. Quant à l’intérieur de la maison, il en était quitte pour quelques plats d’eau sale par la figure. Mais au dehors il éprouvait d’autres contrariétés qui lui fesaient souvent grincer les dents et fermer les poings. Les jeunes gens de l’île s’opiniâtraient à le molester sur sa caricature. Rien au monde ne pouvait lui être plus sensible. On eût dit qu’il n’avait aucune idée de la difformité dé sa grossière charpente. Un mot sur sa bosse le mettait en fureur ; ses yeux semblaient vouloir sortir de leurs orbites, ses lèvres disparaissaient, quelques vieilles souches restées sur sa mâchoire sortaient de leurs limites et rejoignaient l’extrémité de son nez dentelé de vérole. Quand le soir venait, on le voyait prendre insensiblement la teinte sombre de la nature. Il ne se passait pas un soir, que sa bosse ne lui valût quelques coups de poings, qu’il appliquait d’ailleurs avec assez d’aplomb. Dès que la nuit venait, il avait les oreilles cruellement frappées de ce refrain populaire :

Depuis longtemps je me suis aperçu
De l’agrément qu’il y a d’être bossu.

Cette musique désagréable ne lui manquait pas plus que la lune à la nuit.

Un soir enfin, il résolut de mettre fin à ces persécutions. Il se mit en embuscade armé d’un lourd bâton, et résolu d’en faire goûter aux musiciens acharnés. À peine y était-il qu’il entendit de loin les noms de Bossendos et de Mathon que l’écho redisait accompagnés des épithètes les plus poignants pour un homme de sa pâte. Bientôt après le refrain commença. La rage lui entre dans le cœur ; il tombe sur eux à l’improviste et les : accable d’une grêle de coups. Mais par malheur pour lui, ils n’étaient pas gens à reculer. Les uns le saisissent, les autres le désarment ; en un moment il se voit paralysé par plus de vingt bras vigoureux. L’un d’entre eux court à la maison voisine et revient aussitôt avec un vase rempli de peinture noir et un pinceau. On lui avait bâillonné la bouche, il se voit réduit à les laisser faire sans pouvoir se défendre ni crier. On lui enlève ses habits, depuis la ceinture jusqu’à la tête. sent alors le pinceau faire un cercle humide sur sa bosse. Tous ses efforts pour se débattre ne servent à rien. Il lui faut subir la mystification entière. Quand ils eurent fini cette opération, ils le portèrent à la demeure de Mathon qui ne l’attendait pas ce soir là. Ils ouvrent la porte, le poussent le dos en avant et s’esquivent à la hâte. L’un d’eux passe derrière la maison et observe par la fenêtre ce qui se passe.

Bossendos arrache son bâillon et se jette dans les bras de sa chère Mathon. Il n’y eut d’abord qu’une exclamation entre eux d’eux.

— Mon char Bossendos !

— Ma p’tite Mathon !

Et ils se tenaient entrelacés sans dire un seul mot. À eux seuls ils complétaient un groupe que six personnes auraient eu peine à mesurer. Mais en passant les mains autour du cou de son cher amant, Mathon avait senti une certaine humidité collante Elle se regarde les mains ; elle le trouve toutes noires :

— Ah ! mon cher Bossendos ! y-t-on matyrisé….

— Oui. Ils ont-z-insulté la plus belle partie de mon corps.

— Tiens, Bossendos, vois-tu ; ce polissons là sont jaloux de n’être pas si ben fait qu’toué. Viens-ci que j’te fasse la curée. »

Au moyen de savon et d’une brosse qui eût pu déchirer le bois, elle lui fait bientôt disparaître ces stigmates outrageants. Après quelques caresses à sa bien-aimée Mathon, il reprit ses habits qu’ils avaient jetés dans la maison, et s’en retourna triste et furieux de l’aventure.

Le soir suivant était jour de visite chez sa belle. Il se prépara de bonne heure à s’y rendre. L’heure de la chanson était passée ; il espérait en être quitte pour cette fois. Il part pour la veillée d’amour. Il ne rencontre personne sur son passage, mais que voit-il en entrant chez Mathon ? Dix bossus autour de sa belle, rivalisant entre eux de zèle et d’empressement. Il n’en pouvait croire ses yeux. Mathon, fière de tant d’hommages, répondait à chacun d’eux par un sourire… à soulever le cœur. Dès que Bossendos ouvrit la porte, ils se levèrent tous et le saluèrent comme roi des bossus. Ils s’étaient tous défigurés de manière à ne pouvoir être reconnus. L’un d’eux prit la parole et dit à Bossendos :

— Mon m’sieur, on nous a dit qu’il n’y avait qu’ici qu’on recevait la bonne société. J’espérons que vous ne serez pas fâché de nous voir auprès, de votre belle amante. Je n’voulons pas prendre votre place : vous serez le premier, le roi des bossus… »

Bossendos qui n’était pas aussi colas que Mathon, et qui n’était pas d’humeur à se prêter à cette duperie, pensa au moyen de se venger.

— C’est l’affaire à Mathon, répondit-il. »

Et passant dans une pièce de derrière, il disparut aussitôt. Quelques moments après il ouvre la porte avec fracas et assène un coup de bâton sur le plus près. Mais sa rage l’ayant porté sur la partie la plus choquante pour lui, c’est-à-dire sur la bosse, le coup n’eut d’autre effet que d’aplatir cette difformité artificielle. Pour cette fois ce ne fut pas la force qui te contraignit. La galante Mathon s’était interposée à ce massacre. Que pouvait-il refuser à sa belle Mathon ?

Rendez grâce à ma maîtresse, dit-il, si je vous permets de passer la porte tranquillement. »

Mais comme nous l’avons vu précédemment, les gars en demandaient plus pour se retenir.

— L’aimable Mathon, dit l’un d’eux, nous a permis de passer la veillée près d’elle, personne ne nous déclouera d’ici. Si notre société vous déplait, Mr. Bossendos, vous êtes libre de nous laisser seuls ; en attendant donne moi un baiser, belle Mathon. »

Il sauta au cou de la grosse fille. Bossendos levait son bâton pour la seconde fois, et sans l’intervention caressante de la belle maîtresse du logis, autre chose que les bosses s’en serait sentie. Le pauvre Bossendos ne vit d’autre parti à prendre que celui de s’en aller. Il était encore sur le seuil de la porte, quand l’infernal refrain, s’entonna par les dix bossus.

Une semaine se passa sans que le couple difforme n’engagea de nouvelles communications. Mais chaque soir l’outrageant refrain.

Bossendos avait ouvertement rompu avec Mathon. Tout le village l’apprit, et personne ne rencontrait le sombre jardinier sans lui demander nouvelle de ses amours.

Il en était là quand une seconde levée de milice vint enlever la dernière jeunesse de l’île. Aucun événement ne pouvait plaire d’avantage au bossu. Aussi se promit-il de narguer ses persécuteurs à leur départ. Quant à lui, il devait à sa bosse l’exemption du service. Au moment du départ, Bossendos se rend sur la rive pour assister à cette heure d’amertume pour les jeunes conscrits. Mais dès qu’ils le virent paraître, la gaieté remplaça leur mélancolie.

— T’embrasseras Mathon pour nous, crièrent-ils en s’embarquant. » Et dès le premier mouvement des rames, le refrain commença, chanté par une centaine de voix qui s’accordaient toutes à discorder. Bossendos s’enfuit pour ne pas les entendre ; mais ils étaient au milieu du fleuve que l’exécrable chanson retentissait encore dans les airs……

Tels étaient les événements journaliers de la maison de St. Felmar. Bossendos avait repris ses amours et pardonné à Mathon, mais son maître n’avait pas répudié ses projets. Six mois s’étaient, écoulés depuis son affaire sur le fleuve. Il était complètement rétabli. Le moment était venu d’exécuter sa vengeance. Il se prépara bientôt à repartir. Son épouse fut dans la dernière désolation. Car malgré le mystère que St. Felmar faisait de tout, elle discerna facilement ce qui l’engageait à tenter ce second voyage. Il partait sous le prétexte d’aller chercher sa fille ; mais il savait bien et son épouse n’ignorait pas non plus, que Gonzalve était aussi inquiet qu’eux sur le sort de la jeune fille. L’heure du départ était déjà fixée, quand il reçut une lettre de Québec, par laquelle son frère lui mandait de se rendre immédiatement dans cette ville.

Il avait reçu, disait-il, une lettre de Gustave, qu’il ne voulait pas confier aux bureaux de poste et qui nécessitait trop de détails pour se dispenser de la présence de St. Felmar. À peine put-il se résoudre à reculer l’exécution de ses projets. À la sollicitation de son épouse, il partit néanmoins pour Québec. Son frère lui apprit à son arrivée, que les journaux venaient de publier une liste de lettres mortes, parmi lesquelles il y en avait une portant l’adresse de Charles Duval.

— La voici, dit-il, elle t’apprendra tout. »

Toulon, 24 Décembre 1812.

Mon cher oncle,

Je ne sais si la présente trouvera son adresse. Depuis plus de quatre ans je n’ai eu aucune nouvelle de vous ni de mon père. J’ai écrit, et toujours le silence pour réponse. Enfin j’ai cru que mon père m’avait oublié ou qu’il me croyait mort. J’ai douté si lui-même existait encore. Me fondant sur le plus de facilité de communication avec vous, vu les lieux et votre nom si bien connu dans la classe commerciale, je vous adresse la présente dans l’espoir qu’elle aura plus de succès que mes précédentes lettres. Depuis quatre ans, j’ai fait la vie de vingt personnes par la multiplicité des événements qui ont marqué cette époque. Ce n’est pas le lieu d’en faire le détail. L’important pour moi, est de savoir si ma famille existe encore ; si je reverrai ma mère dont je n’ai reçu que les premières caresses de l’enfance ; si enfin je puis être encore heureux. Car j’ai épuisé toutes les manières de vivre, et je me retire las de la vie des chevaliers errants. À mon départ du Canada, j’avais une sœur qui m’aimait avec toute la force de ses quatre années ; j’avais une mère qui me comblait de tendresses ; j’avais un père qui me regardait avec espoir et bonheur ; j’avais un oncle qui m’affectionnait de sincère amitié… Depuis quatre ans tout est mort pour moi. Je vis errant, sans misère, mais sans bonheur, Je dispose de plus de trois cents francs par jour ; mais il manque beaucoup au bonheur de la vie, quand il n’y a que l’argent pour la remplir. J’ai plus de dix fortunes entre les mains. Un peu de soin me réaliserait un revenu annuel de plus d’un million de francs. Mais que faire de tous ces biens ?

Que je sache si mon père vit encore, et je serai heureux du bonheur que j’ambitionne. J’ai contracté une dette envers les malheureux ; je leur laisserai ma fortune avec plaisir, pourvu que je retrouve mon père. Jusqu’ici le courage m’a manqué pour aller personnellement savoir si ma famille n’avait pas laissé la terre. Mais redoutant toujours de ne trouver que des tombeaux, j’ai laissé à la fortune de disposer de ma vie. J’attendrai encore huit mois pour une réponse à cette lettre. Si à cette époque, je n’ai rien appris, je ferai le voyage du Canada. Mon seul refuge en cette incertitude est de croire que le silence de mon père est dû à la difficulté de communications. Toutefois si je ne suis pas orphelin, portez à ma famille les plus tendres sentiments d’affection de votre neveu,

Gustave Duval
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