Les fiancés de St-Eustache/22

La bibliothèque libre.

XXI


Les jours s’étaient succédé. On était au 13 novembre. Au commencement du mois la nouvelle de la défaite de Saint-Charles était parvenue à Saint-Eustache. L’abbé Turcotte et le curé du village avaient conseillé au Dr Chénier de ne plus apporter de résistance, car tout était perdu, qu’une défaite était inévitable si l’on se battait. Chénier leur avait répondu qu’il ne croyait pas à la défaite de Saint-Charles, que d’ailleurs, il était déterminé à mourir les armes à la main, qu’il défendrait ses droits ainsi que Nelson l’avait fait.

— Je ne crains pas la mort, avait-il dit, il faut au commencement des révolutions, des sacrifices, des actes d’énergie. Si nous battons les troupes anglaises à Saint-Eustache, tout le nord se soulèvera, l’Angleterre sera forcée de nous rendre justice. Qu’importe que je meurs, si j’assure à mes frères leur liberté.

Depuis ce jour il avait tout fait pour soutenir le courage de ses hommes et leur donner confiance, cependant un grand nombre, ne pouvant se procurer des armes et conseillés par le Curé Paquin et monsieur Désève son vicaire, retournèrent dans leurs familles.

Ces départs attristèrent profondément le Dr Chénier, bien que son courage n’en fut pas ébranlé. Il songeait avec amertume à tout ce que coûterait la victoire, si l’on était victorieux ; au sort malheureux des braves gens qui le suivraient, si l’on était vaincu ; une vague crainte l’envahissait parce que ses troupes n’étaient pas aguerries comme il l’aurait désiré, qu’elles n’avaient pas assez d’armes, la défaite de Saint-Charles remplissait son âme d’appréhension ; il songeait aussi à sa femme, à son enfant, que deviendraient-elles sans lui, et ses regards désolés les contemplaient avec amour. Cette enfant sommeillant dans son berceau tout blanc, avec le sourire des anges aux lèvres, cette femme jeune et aimée, dont peut-être il serait bientôt séparé pour toujours, quel serait leur destin s’il succombait. Un profond soupir souleva sa poitrine, interrompant le silence qui régnait dans la pièce. Madame Chénier, occupé à coudre près du lit de son enfant, releva la tète.

— Tu souffres, Olivier, dit-elle s’approchant de son mari et lui prenant la main affectueusement, y a-t-il quelque chose de nouveau ? Es-tu parvenu à trouver des hommes sur lesquels tu puisses compter ?

— Chère amie, j’ai trouvé des hommes, au cœur généreux, prêts à tout sacrifier pour obtenir justice, ce qui m’afflige c’est le départ d’un grand nombre d’entre eux. Cependant il faut se battre, il faut être vainqueurs, Nelson avec un petit peloton de braves a été victorieux, il faut, nous aussi, balayer l’ennemi.

— Si vous mettiez bas les armes.

— Ah ! pauvre amie, que dis-tu là, ta tendresse pour moi t’égare, rappelle-toi le sort cruel de ce peuple sans méfiance qui, croyant à l’honneur et à la parole donnée, remit ses armes aux Anglais, tous furent exterminés. Ici aujourd’hui, comme alors, en ce pays, on veut notre avilissement, notre perte, on veut faire disparaître au Canada l’élément français ; que deviendrions-nous si nous imitions la soumission des Acadiens ? Non, non, il faut vaincre ou mourir ; mais non d’une mort vile, il faut mourir en braves les armes à la main.

La jeune femme avec angoisse se pressa sur le cœur de son mari.

— Ne dis pas cela, Olivier, ne le dis pas, fit-elle avec un sanglot.

L’enlaçant de ses deux bras le docteur la couvrit de baisers.

— Je t’aime, je t’aime, murmura-t-il, et des larmes brûlantes coulèrent lentement sur ses joues.

Elle avait caché sa tête dans son sein et leurs sanglots se mêlaient. L’ombre de la nuit était descendue dans la chambre : ils étaient environnés de ténèbres et leurs âmes saisies de lugubres pressentiments ; c’était un adieu suprême qu’ils échangeaient, ils le sentaient et dans férus tendres épanchements, ils se disaient :

— Pourquoi, pourquoi mourir, puisque nous nous aimons, puisque la vie serait si belle, alors que notre tendresse la dore.

Mourir à trente ans lorsqu’on est chéri d’une compagne aimée, lorsqu’on a reçu d’elle un enfant tant qu’on adore ; mourir lorsque l’existence offre tant d’horizons lumineux. Jeunesse, santé, talents, courage, vertu, Chénier possédait tout cela, il le sacrifia sur l’autel du patriotisme pour le bien de ses compatriotes.

Longtemps sans parler ils restèrent ainsi tous deux à mêler leur douleur ; enfin s’arrachant aux étreintes passionnées de sa femme le Dr Chénier quitta comme un fou sa demeure et s’élança au dehors pour aller retrouver ses gens. En sortant il se heurta contre Edmond.

— Ah ! mon colonel, pardon je ne vous voyais pas ; mais vous pleurez, qu’avez-vous ?

— Ah ! mon brave, c’est toi. Eh bien ! oui, je pleure, Edmond, parce qu’il me semble que je viens de voir ma femme et mon enfant pour la dernière fois.

— Mon colonel, on va se battre ?

— Au lever du jour peut-être.

— Alors il ne faut pas parler comme cela, ce sera la bataille d’Austerlitz.

— Ou celle de Waterloo. S’il en est ainsi, Edmond, rappelle-toi que je te confie ma femme et mon enfant. Tu as toujours été un domestique dévoué, reste auprès d’elles ; si l’on est vaincu amène-les bien loin d’ici, afin qu’il ne leur soit fait aucun mal, et quand je ne serai plus, quand ma fillette sera grande, tu lui parleras de son père. Tu lui diras qu’il a tout sacrifié pour son pays, que jusqu’à la dernière heure il a espéré pouvoir le délivrer du joug tyrannique sous lequel il gémissait ; si la fatalité veut que je succombe, dis-lui que son père a tout donné pour ses compatriotes, il s’est arraché à la tendresse d’une femme adorée, d’une enfant qu’il aurait voulu voir grandir, chérir et protéger, il a sacrifié ses joies intimes, ces bonheurs si vrais, mais hélas, trop courts, de ses belles années de jeunesse, parce qu’il espérait que la justice et le courage triompheraient, que la victoire était possible, puisqu’avant nous une poignée de braves cœurs avaient fait reculer les Anglais : si plus tard quelqu’un dit à ma fillette que son père fut téméraire, répond-leur : Le drapeau que Chénier a porté fièrement à l’assemblée de Saint-Charles, il l’a défendu noblement jusqu’à la mort, parce qu’il voulait le voir flotter victorieusement au-dessus du clocher de son village, s’il a été vaincu il a versé la dernière goutte de son sang pour le défendre. La vérité sortant d’une bouche franche les convaincra de la droiture de mes intentions et dans les années futures ceux qui me blâment aujourd’hui reconnaîtront l’erreur de leur jugement, ils comprendront que l’on doit tout risquer pour gagner une cause sainte, qu’un élan d’enthousiasme a souvent fait reculer une armée entière devant un peloton de soldats énergiques, décidés à vaincre ou à mourir, un mot d’encouragement au milieu des batailles les plus sanglantes a souvent décidé de la destinée de tout un peuple, on les a vu surgir de terre ces nations oppressées par leurs vainqueurs, se relever fières, encouragées par un succès momentané, elles ont continué à gagner du terrain, elles sont devenues puissantes et ont dicté à leurs oppresseurs des traités glorieux dans lesquels étaient ratifiées toutes leurs demandes. Ah ! si l’on succombe, que diront ceux qui nous ont abandonnés au moment du combat ? Qu’ils nous avaient prédit la défaite ! S’en suivait-il pour cela que nous ne pouvions être victorieux ? Non, non, un soldat ne doit jamais reculer, il doit mourir à son poste et si je meurs…

— Ah ! docteur, docteur, vous me chavirez l’âme en me parlant ainsi, non, vous ne mourrez pas, le bon Dieu ne le permettra jamais, que serait le village de Saint-Eustache sans vous, si charitable, si bon, que deviendraient les malades, les pauvres, si vous n’étiez pas là pour les secourir ?

— Un autre prendra ma place.

— Jamais, jamais. Il n’y en aura pas d’autre comme vous.

Et le domestique saisissant la main du docteur la baisa avec transport en sanglotant comme un enfant.

— Vous, mon sauveur, le meilleur des pères, non, non vous ne mourrez pas.

Le docteur ému, voulant rassurer un peu son serviteur :

— Eh bien, admettons que je ne mourrai pas, mais si toutefois le destin voulait que je succombe…

— Oh ! alors je tuerai tous ceux qui vous auront fait du mal et je me ferai passer sur le corps avant qu’on touche un cheveu à madame Chénier ou à votre enfant, oui, je serai son chien fidèle à cette petite. Ah ! monsieur le docteur, ne craignez rien on l’élèvera dans toutes les politesses et les cérémonies, cette enfant-là.

— Merci, mon brave, fit le docteur avec un pâle sourire. À présent laisse-moi continuer mon chemin, on m’attend au camp, rentre à la maison.

— Mais, avant, docteur, dites-moi que ça ne reviendra pas ces mauvaises idées, vous verrez qu’on va les mettre à leur place ces damnés d’Anglais, votre bravoure, comme celle de Nelson, les fera tous rentrer dans leurs coquilles comme à Saint-Denis.

— Dieu t’entende, mon bon Edmond, tes paroles me font du bien. Tu as raison, le découragement n’est pas digne d’un colonel, c’est un mauvais conseiller qui peut faire échouer les plus belles causes.

— Oui, mon colonel, il faut vite le mettre à la porte cet intrus, il pourrait vous faire faire des bêtises, vous qui avez une cuirasse comme le petit caporal, oui, oui, vous allez balayer cette canaille d’Anglais qui veut nous jouer des mauvais tours.

— Allons, laisse-moi passer, mon ami, et rentre tout fermer à la maison.

Edmond baisa encore la main du docteur.

— Je me ferais tuer pour vous si l’on vous faisait prisonnier.

— Merci Edmond, mais jamais l’on me prendra vivant, je mourrai les armes à la main.

— C’est cela, vaut mieux mourir sur le champ de bataille que de languir comme Napoléon à Sainte-Hélène. Ah ! mon colonel, ça serait un si grand malheur, cependant, de vous perdre.

Et Edmond se remit à sangloter.

— Allons, allons, si quelqu’un nous rencontrait ici on nous prendrait pour deux enfants, fit le docteur en essuyant lui-même les larmes qui coulaient de ses yeux, vas, mon brave cœur, retourne auprès du trésor que je te confie et prie le ciel qu’il me protège.

Disant le Dr Chénier s’élança précipitamment sur le pont et le traversa en courant, voulant cacher à son serviteur l’émotion qu’il ne pouvait plus dominer. Le ciel se couvrit soudain, la lune disparut sous un épais nuage, et dans l’espace le cri lugubre d’un hibou se fit entendre. Le docteur tressaillit, ce cri avait résonné à son oreille comme un glas.