Les fiancés de St-Eustache/3

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II


Il y avait cercle chez M. Girardin. À la lueur des bougies brûlant dans les grands candélabres, les conversations s’échangeaient vives, animées. Une trentaine de personnes étaient réunies au salon. Dans l’embrasure d’une fenêtre, un polonais, Thadens Polewski, professeur de physique, petit, grêle, aux regards pointus, discutait avec un espèce de savant tout renfrogné dans son étude, ne déviant jamais de la méthode écrite, ne voyant rien de ce qui se passe autour de lui, par conséquent fort agaçant dans sa manière de résoudre les problèmes psychologiques : les nuances lui échappant il ne peut saisir les lignes fines, imperceptibles, ses yeux ne lui laissant voir que les lettres, son esprit lent ne lui faisant comprendre que les points sur les i, il n’a qu’un intérêt au monde, ses livres. À chaque instant les mouvements d’impatience du Polonais dénotent combien il est contrarié de la manière de voir de son interlocuteur.

— Vous doutez, dit-il, eh bien ! l’avenir le prouvera, dans un futur qui n’est pas loin encore, vous verrez tout cela.

— De la magie, alors, vous croyez à la magie.

— Je crois à la science, oui, nous découvrirons cette force motrice conduisant les machines, les voitures sans chevaux : avec l’étude approfondie nous deviendrons maîtres des courants aériens, nous traverserons les mers et les airs à volonté ; en ces jours, la distance aura fini d’exister.

— Et le monde finira aussi.

— Je ne dis pas non, le pouvoir de l’homme ne doit arriver qu’à un certain degré ; l’histoire de la Tour de Babel se perpétue d’ère en ère ; dans sa présomption l’homme veut atteindre le ciel, alors les cataclysmes effroyables l’ensevelissent à jamais, pour prouver aux nations qui succèdent, qu’une force supérieure à la force humaine tiendra toujours l’équilibre des mondes.

— Possible, mais en fait de science je m’en tiens à mes auteurs.

À côté de ces deux invités se tenait le mari d’une belle femme, arrivé à cette phase fade où il s’aperçoit qu’il n’a épousé qu’une poupée sans esprit ; c’est pour lui l’heure des regrets, des dissatisfactions, des mécontentements ; c’est l’évanouissement d’une passion folle pour un être dont la beauté séduisante ne peut maintenant, dans le tête à tête, éloigner l’ennui qui l’oppresse : il sent le besoin d’échanger avec quelqu’un capable de le comprendre, ses pensées, ses opinions, ses sentiments, il voudrait, dans ces longues soirées passées au logis, entendre quelque chose de spirituel, de vif, d’animé ; il soupire après un regard qui pénètre, qui saisit, qui devine, tout cela lui manque au même instant. Il accepte avec joie les invitations du dehors pour fuir la monotonie du dedans. Son premier mouvement, en entrant dans un salon, est de chercher une physionomie expressive sur laquelle les impressions se lisent ; depuis longtemps il est désenchanté des beautés plastiques, elles ne lui disent plus rien.

Ce malheureux dont je parle fixait avec ténacité ses regards sur Mademoiselle Girardin assise tout près de lui. Cette jeune fille, à la figure espiègle et mutine, comptait à peine dix-sept printemps : Elle causait à un monsieur d’une quarantaine d’années dont elle captivait toute l’attention. Il la questionnait souvent, ses regards approbatifs disaient combien il la trouvait intelligente. Monsieur du Vallon, auteur, arrivé récemment de France, avait quitté son pays pour venir faire des études dans le Nouveau-Monde ; il scalpait sur le vif, étudiait les jeunes, pensant comme La Fontaine qu’on a souvent besoin d’un plus petit que soi, tout savant qu’on est, on peut parfois apprendre d’un enfant. Ses ouvrages étaient fort goûtés en Europe où il avait acquis une certaine renommée.

Aimable en conversation, comme il l’était dans ses œuvres, tous recherchaient sa compagnie, même les petites filles de dix-sept ans se sentaient toutes fières lorsqu’il causait quelques moments avec elles.

Un auteur, en ces jours, au Canada c’était presque une merveille, les lettrés étaient si rares, on avait le droit d’avoir un peu d’orgueil lorsqu’on était remarqué d’un écrivain de renom.

Monsieur du Vallon et mademoiselle Girardin en étaient à ce point de leur conversation.

— Mais, disait-il, je ne comprends pas bien Mademoiselle, en quoi je puis vous gâter mon héroïne en lui donnant une physionomie d’une douceur angélique.

— Ah ! c’est comme cela, monsieur, lorsque j’entends dire de quelqu’un qu’il ou qu’elle a une figure douce, je ne puis me défendre de penser qu’elle est traître comme un gant de soie.

— Vous m’étonnez davantage, expliquez-moi comment un objet paraissant si inoffensif peut être si perfide.

— C’est juste. Vous autres hommes vous ne comprenez rien à la toilette d’une femme, vous ne savez pas que le plus petit objet, constituant l’ensemble de son costume, peut être la cause de grands malheurs, même parfois briser toute une existence. Voyez la similitude entre une figure angélique et un gant de soie, la première a un attrait, un charme qui vous attire, vous séduit au premier coup d’œil, parce que la régularité des traits constitue cette douceur répandue sur la physionomie. Vous croyez que le caractère répond à la perfection du visage, puis patatras, à la moindre contrariété, vous vous apercevez, avec désappointement, que votre doux ange n’est simplement qu’un vilain petit démon, sans sentiments, violente, sans cœur, l’harmonie des traits est un masque superbe pour dissimuler et tromper. Le gant de soie, lui aussi, est très doux, on peut le mettre en toute circonstance ; s’il fait chaud, il se prête à merveille dessinant bien la main sans la suffoquer, s’il fait froid, c’est encore mieux, il glisse comme un charme ; mais au moment suprême, crac, le voilà qui se fend, sans que vous vous en aperceviez, sans que vous le soupçonniez même, des ouvertures béantes se sont formées au bout de vos doigts ; le voisin, la voisine, vous regardent, vous examinent, vous n’en savez le pourquoi, ce n’est qu’en rentrant chez vous, en enlevant le gant perfide que vous avez le mot de l’énigme. Écoutez je vais vous raconter une triste histoire pour vous prouver combien ma comparaison est juste.

— Dites. Mademoiselle, je suis fort curieux de l’entendre.

— Oh ! ne riez pas, je ne pourrais vous en faire le récit.

— Je ne ris plus, j’écoute.

— Bien alors. Ce que je vais vous narrer est triste et vrai, il faut être toute oreille.

— Et tout cœur.

— C’est parfait. Si l’anecdote vous intéresse je vous donne la permission de la mettre dans votre prochain roman.

— Vous connaissez les acteurs ?

— Sans doute. Je ne les nommerai pas, peu de temps s’est écoulé depuis que ces événements se sont passés, vous reconnaîtriez les personnages, il ne faut pas les dévoiler puisqu’ils sont malheureux aujourd’hui et que nous ne pouvons remédier aux choses.

— Qui sait ?

— N’importe, je leur garde l’anonyme. J’appellerai l’héroïne Laure, le héros Alain. Donc Laure est à sa glace jetant le dernier regard sur son nouveau costume, la moulant, la dessinant au pinceau. Un sourire de satisfaction illumine sa figure, sur ses traits un sentiment de contentement se devine ; elle est fière de sa toilette, parce qu’elle l’a confectionnée, qu’on dirait qu’elle sort de chez la première faiseuse, qu’elle semble coûter un bon prix, tandis qu’elle a déboursé très peu pour en faire l’emplette, parce qu’enfin elle est charmante ainsi vêtue. Oh ! si aujourd’hui elle rencontrait Alain, elle lui plairait peut-être. Alain est un individu auquel son imagination se plaît à donner toutes les qualités : ne lui ayant causé qu’à de rares intervalles, elle rêve cependant de lui, à leur première rencontre, elle a reçu le coup de foudre, depuis elle n’a qu’un désir ; le connaître plus intimement afin de s’assurer si elle ne se trompe pas, si vraiment, il répond à l’idéal qu’elle s’en fait ; alors combien elle se sentirait heureuse s’il éprouvait à son égard un sentiment de réelle tendresse. Laure est étrange, elle a été aimée bien souvent, on a sollicité sa main, elle est restée indifférente à ses admirateurs, la richesse, les belles positions, elle les a refusées, ne pouvant donner son cœur à ceux qui voulaient l’épouser, elle a préféré rester seule, sans fortune, mais franche et libre, étant incapable d’accepter une affection sincère sans la partager.

Elle pose sur sa tête son élégant chapeau, encore de sa confection, puis donc, les gants de soie. Ainsi elle est parfaite. Légère et fraîche comme un jour de printemps elle sort, comptant sur un heureux hasard pour rencontrer celui qui occupe sa pensée. Le voilà, elle le voit de bien loin, il s’arrête, cause avec elle, jamais il n’a été aussi aimable, il lui promet de passer la voir chez elle ; mais soudain ses regards se portent sur les mains de la jeune fille. Comment, si bien mise et des fenêtres aux doigts ! Un nuage passe sur son front, Alain est un homme rangé, d’une méticuleuse propreté, d’une particularité excessive, ayant une instinctive horreur des femmes sans ordre. Impressionnable, nerveux, il ne peut dissimuler, sa conversation change, il devient plein de réticences, comme un portier de séminaire, puis soudain saluant, il la quitte. Étrange, c’est étrange, se dit la jeune fille, quelque chose de mystérieux s’est glissé entre elle et lui, il n’était plus le même qu’est-ce donc ? En arrivant chez elle, oh ! désespoir ! elle le comprend en retirant ses gants qu’elle n’a portés qu’une fois, l’annulaire et le pouce sont troués, ils étaient si parfaits lorsqu’elle les a mis ! Sa réputation est faite ; il l’a jugée paresseuse et malpropre, elle qui met tant de soins à tout bien faire. Des larmes amères, suivies depuis lors de plusieurs autres, glissent lentement sur ses joues. Alain n’est plus revenu chez elle, il évite sa rencontre autant que possible, car il éprouvait déjà pour la jeune fille une profonde admiration, qu’une plus longue connaissance aurait sans doute changée en un sentiment plus tendre. Voyez-vous maintenant monsieur, tous ces désenchantements avec les douces figures et les doux gants de soie ?

— Excellent, parfait, mademoiselle, on ne peut plus juste.

— Que vous raconte donc là ma fillette pour vous intéresser à ce point ? monsieur l’auteur, fit en approchant monsieur Girardin, on dirait vraiment que vous causez avec un diplomate.

— Mais, monsieur, mademoiselle est plus intéressante qu’un diplomate.

— Ah ! monsieur du Vallon, je me sauve, je ne veux pas que l’on se moque de moi ainsi. Mon père défendez-moi, je vous cède la place.

Et rieuse elle s’éloigna pour se joindre à un groupe de jeunes filles.

En ce moment Pierre Dugal entrait. Il avait quitté ses vêtements d’étoffe du pays pour l’habit du soir. Le jeune homme possédait ce cachet particulier aux gens nés de parents bien ; habitués dès l’enfance à se couvrir de tissus fins, de lainés recherchés, ils conservent toute leur vie ce je ne sais quoi qui les distingue des foules, les faisant remarquer malgré tous les changements de fortune qu’ils peuvent avoir subis : dès qu’ils endossent le vêtement de cérémonie, ils redeviennent eux-mêmes, ils entrent dans leur élément, c’est-à-dire qu’en les apercevant on fait la remarque : — Ce monsieur est le fils de cette femme supérieure qui réunissait chez elle une société d’élite. Cette dame est la fille de ce savant orateur, dont la parole éloquente entraînait les masses. — Souvent ce monsieur, cette dame ne sont eux-mêmes que de parfaites nullités, mais ils ont ce lustre du vrai diamant qui ne s’éteint pas : dès qu’on les enchâssent dans la monture convenant à leur feu, ils éclipsent tous les autres bijoux. Ainsi les hommes, les femmes sachant porter la toilette auront toujours, quoiqu’on en fasse, cette supériorité sur les autres dans leur tenue, parce qu’ils ont ce que ni le malheur, ni la pauvreté ne peut leur enlever ; le père était un gentilhomme, la mère une dame, ils sont nés dans un milieu policé ; ils peuvent avoir déchu, n’importe, on les reconnaît au moindre geste, à la main qui s’avance, au pli de la robe qui ne se ferme pas comme celui de la voisine, au frottement du soulier sur le parquet, c’est étrange, incompréhensible et pourtant bien vrai, l’atavisme se glisse même dans ce mouvement, et les fait reconnaître comme appartenant à la caste dont ils sont issus.