Les gaités d’un pantalon/11

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(pseudo)
Librairie franco-anglaise (p. 109-122).

XI

Heureux Hasards.


L’arrivée de Mme Cayon fit tout rentrer dans l’ordre, c’est-à-dire que les têtes incontinent redisparurent sous les sommiers.

— Quel est ce bruit effrayant : interrogea-t-elle très digne.

Léa sourit tristement, ce fut sa seule réponse ; ce qui prouve que parfois le silence vaut tout un long discours.

— Toi, tu as encore commis une impardonnable bêtise ! reprit la mère perspicace.

La jeune fille se révolta :

— Ben quoi… faut toujours qu’ tu m’insultes !… J’ suis t’i’ noire ?

Mme Cayon haussa ses épaules maigres, marquant ainsi son impuissance à ramener dans le droit chemin une adolescente aux penchants pervers.

Sévère, elle conclut :

— Viens avec moi dans la salle à manger, je ne veux plus te perdre d’un seul œil, enfant impure !

Léa obéit ; elle s’installa dans un fauteuil et se polit les ongles, jetant parfois un regard de compassion au bas informe que sa mère s’acharnait en vain à repriser.

Ce fut le calme, la sérénité familiale qui tomba soudain sur l’appartement tout entier.

En réalité, ce silence était factice.

Joseph, aussitôt l’ordre maternel, avait eu un soupir heureux :

— V’la l’ moment de r’prendre ma culotte… vou… gri !

François, la face hilare, jaillit de dessous le lit :

— C’ coup-ci, j’enfile mon grimpant et j’ cavale. J’en ai assez des rendez-vous d’amour à Lélé.

Avec la souplesse du grand serpent de mer, Joseph rampa sur le tapis, jusqu’à la porte. Là il se releva et bondit dans le vestibule.

Près du porte-parapluie, il se baissa et balaya le sol de ses deux mains.

Rien ! pas de culotte.

Il fouilla à droite, à gauche. Rien… De la poussière.

— Vou… grrri ! J’ me trompe p’t’être d’endroit !

Il avança de trois pas obliques et répéta ses attouchements frôleurs. Rien ! Deux fois rien !

Une sueur glacée coula sur ses tempes :

— Bougre !… Si j’ voyais clair au moins !

Il s’agenouilla et fronça les sourcils dans l’espoir de percer l’obscurité.

Rien ! toujours la nuit opaque et troublante.

Il s’étala sur le ventre, nagea des pieds et des mains, palpant jusqu’aux moindres fissures.

La peur atroce d’être condamné à vivre désormais en pans de chemise lui perça le cœur.

— Vou… grrri ! J’ suis foutu !… J’ai plus d’ culotte !

Certain de sa faiblesse, repentant des fautes passées, il releva sa chemise et s’assit sur le plancher.

L’inconnu mystérieux d’une porte ouverte l’attira :

— J’ vas toujours aller voir par là… si y a la dame, j’y expliquerai qu’ c’est l’ syndicat qu’a supprimé l’ pantalon d’ travail.

Il trotta à quatre pattes, les poils des jambes hérissés.

Ainsi, il se trouva dans la cuisine déserte.

Cette solitude l’étonna, le chagrina presque. Mais la vue, sur la table, de victuailles abandonnées, lui rappela qu’il n’avait point déjeuné.

Son visage noir s’épanouit en un sourire heureux, ses yeux parurent plus blancs.

— J’ pourrai p’t’être casser une croûte.

La curiosité aidant, il ouvrit un placard et distingua pieusement alignés quelques litres de vin rouge.

La conscience quiète, il en prit deux et les déboucha par mesure de précaution.

Bien calé sur une chaise, les yeux rieurs, le pan de chemise proprement étalé sur les cuisses, il attira un plat à demi plein et y plongea un morceau de pain arraché à la miche.

— Fouchtre !… c’est du manger d’ rentier !

Il eut une moue de mépris à l’égard de sa patronne, son habituelle cuisinière :

— Elle aime que l’ marc ! c’t’ une fumelle !

Il suça un os avec passion, reniflant en même temps, pour en savourer l’arome.

L’os nettoyé, il le jeta au loin, sur le carreau rouge, soigneusement entretenu par les mains agiles de Mme Cayon.

Hissant un des flacons, il but une large rasade, puis se retournant, essuya ses lèvres au rideau.

Le repas se continua doucement. Joseph engloutit une livre de pain, vida le plat de résistance destiné au souper du soir de la famille et but, sans sourciller, deux litres de vin.

Il se sentit mieux et se permit un borborigme harmonieux.

Comme il devait un peu toute cette joie à Léa, il eut pour elle un souvenir ému :

— Si elle était là, vougri, j’ lui rendrais la monnaie d’ la pièce.

Tout en glissant, contre sa gencive, une chique humide, il eut un ricanement cynique.

 

Pendant que le charbonnier s’abandonnait aux nécessités d’un appétit robuste, François se lamentait.

Une inspection des deux chambres contiguës lui avait appris l’inanité de plus profondes recherches. Sa culotte s’était enfuie au vent des disputes intestines s’élevant entre Mme Cayon et sa fille.

Il passa à l’antichambre, et, au même endroit que Joseph, s’assit à terre pour blasphémer à mi-voix le saint nom du Seigneur.

— J’ les retiens les rendez-vous d’amour de Lélé !… Que ne suis-je mort dix ans avant ce triste jour !

D’un geste contraint, il se gratta la cuisse :

— Jésus, j’ai soif !… Oh ! que j’ai soif !

D’ordinaire cet état de sécheresse ranimait ses facultés intellectuelles. Une fraîche lucidité envahit son esprit.

— J’ trotte à la cuisine… y a sûrement un robinet !

D’un effort brutal, il se redressa :

— Ouf ! ça y est !… L’homme est né pour le ciel, il doit se tenir debout, le front haut.

Il longea les murs, retenant de deux mains craintives ses pans de chemise folâtres.

La main tremblante, le cœur battant, il tourna le bouton d’un mouvement très doux.

Déjà il allongeait une jambe nue, mais le pied resta en l’air. Un frisson le secoua, ses lèvres pâlirent.

À trois pas de lui se dressait un monstre noir, également dépourvu de culotte.

Ce monstre avait des genoux osseux, des mollets ornés de poils multiples et des pieds mamelonnés d’œils-de-perdrix.

C’était Joseph, mais François ignorait ce détail.

Le premier, l’Arverne reconquit son sang-froid. La lippe tordue en un sourire amène, les paupières plissées, les reins cambrés, le poing sur la hanche, il salua :

— J’ suis l’ père de la petite !

François se tranquillisa un peu. Cependant, un doute vrilla sa curiosité, tandis qu’il fixait avec intensité les genoux de l’inconnu.

— Pourquoi qu’ vous êtes pas noir partout ?

Honteux, Joseph s’excusa :

— Ça viendra… y a qu’ deux ans que j’ suis dans l’ métier.

Cet aveu ouvrit au fiancé des horizons nouveaux :

— V’s’ êtes charbonnier… Je devine ça, moi.

Et soudain méprisant à l’égard de l’amie :

— M’avait jamais dit ça, la p’tite coquine… ça fait rien, j’ suis pas vaniteux.

Il tendit une main cordiale :

— Touchez là, beau-père, et buvons un litre.

Ce dialogue avait lieu à voix basse ; cependant Joseph crut prudent de refermer la porte.

Aimable, il invita le nouvel arrivant :

— Entrez donc… on va boire un coup… vou… grrri ! on n’est pas des miséreux… y a d’ quoi ici…

François approuva :

— Bien ça, beau-papa… m’avez l’air d’un as… j’ vous estime…

L’autre, chez lui maintenant, ouvrait le placard et, d’un geste large, montrait les bouteilles de vin.

— Y en a, hein !

Il tirait des verres, débouchait des litres, essuyait la toile cirée d’un pan de sa chemise.

Ils s’assirent côte à côte et se sourirent ; puis ils trinquèrent et burent à longs traits, comme des gens sincèrement altérés. Ils se sourirent encore, fort aise de se connaître, malgré qu’ils n’eussent point de culottes.

Le premier, François, osa :

— Alors, comme ça, v’ s’êtes sans grimpant ?

Le charbonnier haussa tristement les épaules ; depuis un instant il prévoyait cette question. La paupière alourdie par la rancœur, la bouche pincée en une mimique amère, il avoua :

— C’est ma bourgeoise, elle m’ supprime l’ pantalon pendant l’ jour, rapport que c’t’ un vampire de femme… vous comprenez.

Le jeune homme compatit à cette souffrance :

— M’avait bien l’air d’une toupie pas ordinaire, belle-maman. Mais soyez tranquille, quand j’ s’rai vot’ gendre, j’ vous prêterai les miens et on ira faire des zanzis chez l’ bistro.

— Vou… grrri ! feriez mieux d’ m’en prêter un tout d’ suite… mais v’ n’en avez pas vous-même… v’s’ êtes p’t’être dans la misère ?

François, vexé, se redressa :

— Dans la misère, moi ?… V’ n’avez donc pas r’gardé mon linge ?… T’nez, c’ te chemise-là, c’est pur fil et coton…

L’autre l’interrompit :

— J’ voulais pas vous fâcher… On va finir la bouteille pour pouvoir entamer la seconde… Vous gênez pas, y en a… d’ quoi s’ piquer l’ nez sans rien d’mander à personne.

L’argument était excellent, François se tut, et ils burent, l’âme en paix, les sens tranquilles.

Curieux, le charbonnier hasarda :

— V’s’ avez donc pas froid en liquette…

— Peuh !… c’est rien encore… quand je m’ promène en gilet d’ flanelle !… C’est rapport à ma concupiscence…

Joseph ouvrit des yeux admiratifs :

— C’t’ une maladie, alors ?… Jamais vous ferez des économies pour prendre un p’tit commerce… y a d’ bonnes choses à faire, ’core à Paris, v’ savez… un p’tit hôtel, avec des d’moiselles qui passent, ou bien un zinc avec des soûlots…

Un peu gris, François hocha la tête :

— Non… j’aime mieux ma concupiscence…

L’Arverne esquissa un geste polisson :

— J’en connais une qui vous tuera c’ microbe-là.

— Peuh !… Léa ?… M’en faut plus qu’ ça !…

Le charbonnier fut vaincu, d’une paume respectueuse il s’essuya la bouche :

— Vou… grrri !

Puis il s’en fut chercher deux nouvelles bouteilles. Ils burent, le silence plana.

Hanté par sa préoccupation, Joseph revint à la charge :

— Comme ça, v’s’ auriez pas une culotte par là à m’ prêter ?… Dix minutes seulement… j’ vous la rapporte sans avoir rien fait d’dans.

François se caressa la cuisse :

— C’est pas d’ refus… on est déjà d’ la même famille… v’ n’avez qu’à aller m’ la chercher… elle est par là dans la chambre de vot’ dame…

Son espoir fut de courte durée, Joseph devint sombre :

— J’ peux pas, ma femme m’ pincerait au tournant.

Son compagnon eut pitié :

— Faut pas vous exposer… buvons un coup.

Les gestes désolés, ils vidèrent leurs verres ; une amertume maintenant lui bourrelait le cœur.

François, la voix trouble, suggéra :

— Y aurait pas ’core un p’tit kilo par là ?

L’autre eut un hoquet mélancolique :

— J’ peux pas r’fuser ça à un ami.

Il rapporta deux litres qu’il posa sur la table avec une brusquerie imprudente.

Mais ils eurent en même temps un soupir étouffé :

— J’ donnerais bien un d’ mes œils-de-perdrix en échange d’une culotte !

Rendu méfiant par l’ivresse, François scruta le beau-père.

— C’est vrai au moins qu’ vous êtes le dab à Léa, v’s’ avez pas l’air trop déjeté pour votre âge.

Joseph sursauta :

— Bougre… c’est l’ charbon… ça conserve, tout l’ monde sait ça…

L’autre s’étonna :

— Pourquoi qu’ vous avez pas mis belle-maman dans l’ charbon aussi, alors ?

Gouailleur, il précisa :

— T’nez, c’est pas pour vous vexer, mais, c’te nuit, j’ m’a trompé. Je me croyais près d’ Lélé. Histoire d’ rentrer en matière, j’ soulève le drap et pan, j’ lance une bonne claque… Eh ben, les os m’ont rentré dans la main. J’en ai ’core la marque.

Le charbonnier se tordit :

— Ben, en v’là un os ! Vou…grrri !